#6 / Entretien : À la recherche du post-réseau
Entretien avec Olivier Coutard, par Daniel Florentin
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Depuis de nombreuses années, Olivier Coutard travaille sur les recompositions des services urbains et sur les changements de la forme des réseaux. Nous avons voulu l’interroger pour mieux comprendre un certain nombre des thèmes qui font l’actualité de ce champ d’étude et pour aider à déconstruire certaines notions qui ont émergé dans le débat public récent, comme par exemple l’idée de réseaux intelligents.
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DEPUIS QUELQUES ANNÉES, VOUS AVEZ DÉVELOPPÉ AU LATTS (LABORATOIRE TECHNIQUES, TERRITOIRES, SOCIÉTÉS), AVEC JONATHAN RUTHERFORD, LA NOTION D’URBANISME POST-RÉSEAU. D’OU VIENT-ELLE ? PEUT-ON FAIRE UNE ARCHÉOLOGIE DE LA NOTION ?
L’idée qu’une remise en cause de la ville des réseaux était peut-être à l’œuvre est venue à l’origine de la discussion de la thèse du splintering urbanism, développée par Steve Graham et Simon Marvin dans leur ouvrage éponyme paru en 2001, selon laquelle on assisterait à une fragmentation urbaine croissante confortée par les modalités dominantes (c’est-à-dire, selon Graham et Marvin, néolibérales) de mise en œuvre des réformes des services urbains. Nos travaux nous ont conduits à formuler l’hypothèse que le réseau centralisé et uniforme ne semblait plus en pratique, et ne devait peut-être plus être, en principe, l’alpha et l’oméga de la fourniture des services collectifs.
Puis, dans le cadre de l’animation du programme Ville et Environnement (PIRVE) du CNRS, j’ai été amené à (ré)examiner les liens entre réseaux et environnement. J’ai alors constaté que les grands réseaux centralisés étaient remis en cause, tant dans les discours d’un certain nombre d’acteurs publics, notamment locaux, que dans des opérations pionnières de rénovation urbaine ou de nouveaux quartiers. Ces constats faisaient écho aux observations que nous commencions à accumuler, avec Jonathan Rutherford, sur les stratégies urbaines/régionales de transition énergétique en Europe, et notamment à la « révolution de l’énergie décentralisée » engagée par le maire de Londres, Ken Livingstone, au milieu de la décennie 2000.
Au regard du rôle essentiel joué par les réseaux dans l’organisation et le fonctionnement des espaces urbanisés, il nous est apparu que cette forme émergente de changement sociotechnique était susceptible de s’inscrire dans un processus de transformations urbaines plus large et qu’il convenait donc d’explorer cette hypothèse d’un urbanisme « post-réseau ».
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COMMENT POURRIEZ-VOUS DÉFINIR CETTE NOTION D’URBANISME « POST-RÉSEAU » ? COMMENT SE DISTINGUERAIENT UN URBANISME PRÉ-RÉSEAU, UN URBANISME RÉTICULAIRE ET UN URBANISME POST-RÉSEAU ? PEUT-ON D’AILLEURS PARLER DE « POST-RÉSEAU » TOUT COURT, OU EST-CE SIMPLEMENT UNE DÉCLINAISON DE NOUVELLES PRATIQUES DE L’AMÉNAGEMENT ET DE NOUVEAUX RÉFÉRENTIELS EN URBANISME ?
La ville des réseaux est la ville pensée, projetée, organisée et gérée en supposant l’existence de réseaux universels fournissant des services homogènes dans l’ensemble de l’espace urbain ou à urbaniser, que ces réseaux soient effectivement déployés ou qu’on considère leur développement comme l’idéal vers lequel il convient de tendre.
Françoise Choay a proposé une lecture de la distinction entre la ville pré-réseaux et la ville des réseaux, cette dernière étant, pour Françoise Choay, synonyme de la mort de la « ville traditionnelle » et de l’avènement d’un « urbain généralisé ».
Il est certainement trop tôt pour définir les traits d’un urbanisme post-réseau ; mais la formule présente l’avantage de déplacer l’attention vers tous les « lieux » où s’inventent de nouvelles configurations sociotechniques reposant sur de nouvelles représentations (voir tableau ci-après), et d’en explorer les implications pour l’organisation des sociétés urbaines et la gestion des espaces urbanisés.
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D’AUTRES CHERCHEURS UTILISENT-ILS LE TERME, POUR DÉSIGNER UN PROCESSUS SOIT SIMILAIRE SOIT DIFFÉRENT ?
Un certain nombre d’auteurs décrivent et analysent des configurations post-réseaux, sans pour autant employer le terme. En partie peut-être parce qu’ils ne sont pas convaincus que ces configurations dessinent un nouveau modèle en cours de stabilisation ou (a fortiori) déjà stabilisé. Et de fait, il n’y a pas aujourd’hui de modèle(s) de la ville post-réseau.
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PEUT-ON DONNER UN EXEMPLE DE CET URBANISME POST-RÉSEAU ? Y A-T-IL DES AMÉNAGEURS OU DES RESPONSABLES POLITIQUES QUI PORTENT DES PROJETS QU’ON PEUT QUALIFIER AINSI, VOIRE QU’ILS QUALIFIENT EUX-MÊMES AINSI ?
Je ne connais pas de projets revendiqués explicitement comme projet post-réseau. Mais les exemples abondent de remise en cause de la figure du réseau centralisé fournissant des services homogènes sur un territoire donné. En Europe, des formes plus ou moins poussées d’autonomie énergétique sont promues dans de nombreux projets architecturaux et urbains, avec l’objectif de réduire la dépendance aux grands réseaux énergétiques implicitement (ou très explicitement) ramenés à une fonction de dispositif de mutualisation résiduelle et de fourniture énergétique en dernier ressort.
La ville de Woking, commune résidentielle de la grande banlieue londonienne, pionnière en matière de politique locale d’autonomie énergétique, fournit un excellent exemple de cette conception. Selon les termes d’un ancien responsable de l’entreprise Woking Energy Services : « To be truly sustainable, you have to go back to communities… And I think the term island is the right one because it is a case of building a little barrier around yourself so you are making yourself self-sufficient ». La figure ci-dessous illustre ces propos : elle montre la place conçue comme marginale et le rôle subsidiaire (mais pas négligeable pour autant) du réseau de distribution d’électricité (en marron en bas du schéma), permettant de compenser les écarts fluctuants entre l’offre et la demande d’énergie (fonction de mutualisation résiduelle).
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Dans les villes des Suds, la figure du réseau tend également à perdre son hégémonie : les configurations de fourniture alternatives ou hybrides qui ont prospéré depuis longtemps dans les interstices des réseaux ou dans les périphéries urbaines non équipées sont désormais de plus en plus largement reconnues comme des formes pérennes de fourniture, jugées parfois plus adaptées que le réseau centralisé.
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EST-CE QU’ON PEUT IDENTIFIER UN AGENDA OPÉRATIONNEL DE L’URBANISME POST-RÉSEAU : AUTREMENT DIT, PEUT-ON IDENTIFIER DES FACTEURS QUI ONT PERMIS DE FAIRE ÉMERGER CES QUESTIONS, AUSSI BIEN DANS LE MONDE DE LA RECHERCHE QUE DANS LE MONDE OPÉRATIONNEL ?
À mon sens, c’est un certain « tournant environnemental » dans l’aménagement et la gestion des villes qui a en quelque sorte cristallisé un ensemble d’éléments aboutissant à la remise en cause du réseau centralisé et homogène comme forme hégémonique de fourniture des services urbains. Ce tournant environnemental est à l’évidence encore émergent, fortement contesté, ambivalent par bien des aspects. Mais il produit des effets propres, au sens où les orientations contemporaines en matière d’aménagement et de gestion urbaine seraient différentes s’il n’était pas à l’œuvre. Et il touche notamment les secteurs d’infrastructure et de services urbains, même si d’autres domaines sont concernés : la conception des bâtiments (l’un des aspects des mutations à l’œuvre est d’ailleurs la porosité croissante entre bâtiments et infrastructures, tant en matière de conception que de gestion), la « nature en ville », etc.
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CETTE NOTION REPOSE EN PARTIE SUR LA REMISE EN QUESTION DES GRANDS SYSTÈMES TECHNIQUES : CETTE REMISE EN CAUSE PEUT-ELLE DÉBOUCHER SUR UN MONDE SANS TUYAUX (OU SANS CÂBLES) ? LES ALTERNATIVES AUX GRANDS RÉSEAUX SONT-ELLES FORCÉMENT SYNONYMES D’UNE RÉDUCTION MATÉRIELLE DES RÉSEAUX ?
En Europe, on assiste plutôt aujourd’hui à une duplication, voire à une démultiplication des infrastructures, réseaux locaux de flux matériels et informationnels venant se superposer aux grands réseaux hérités de la période précédente. Mais cette effervescence infrastructurelle est susceptible de fragiliser à terme la pérennité des grands réseaux. Les réflexions engagées en Grande-Bretagne sur le futur du réseau national de gaz, dans le contexte d’une stratégie de développement massif des réseaux de chaleur, sont à cet égard symptomatiques. L’analyse du ministère de l’énergie britannique (DECC) est qu’avec le développement des réseaux de chaleur, la demande de gaz naturel fourni par le réseau national (grid) va fortement décroître. En effet, en 2011, 52 % du gaz consommé au Royaume-Uni servait à produire de la chaleur et représentait 70 % de la chaleur produite. Plusieurs scénarios sont donc envisagés, pouvant impliquer un redimensionnement (à la baisse) du réseau, une réduction du programme d’entretien et de renouvellement des canalisations, ou la conversion du réseau à de nouveaux usages (transport d’hydrogène ou de méthane produit par la combinaison de CO2 et d’hydrogène). Chacun de ces scénarios impliquerait des dépenses considérables, non chiffrées jusqu’à présent par le DECC (cf. DECC, The Future of Heating : Meeting the Challenge, mars 2011).
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POUR ALLER PLUS LOIN SUR CETTE CRISE DES GRANDS RÉSEAUX : ON ASSIMILE SOUVENT LES GRANDS RÉSEAUX TECHNIQUES À UN AGENT PERMETTANT UNE CERTAINE FORME DE COHÉSION TERRITORIALE. EST-CE TOUJOURS PERTINENT ? LES RÉSEAUX URBAINS ONT-ILS TOUJOURS CE POUVOIR REDISTRIBUTIF ET ÉGALISATEUR (SPATIALEMENT ET SOCIALEMENT) ?
Les réseaux techniques territoriaux instaurent incontestablement une solidarité au sein de leurs zones de desserte. Parmi les critiques qui leur sont adressées (en Europe) figure néanmoins l’idée que les technologies à grande échelle et concentrées sur un petit nombre de sites sur lesquelles ils reposent largement seraient (devenues) trop coûteuses environnementalement et financièrement, et qu’en tout cas des technologies alternatives, reposant sur des dispositifs plus « dispersés » seraient (désormais) plus avantageuses.
La question sous-jacente me semble être celle de savoir si la solidarité ou la mutualisation portent sur des coûts et des choix technologiques justifiés du point de vue de l’intérêt général. Que l’on songe par exemple aux coûts de mise en œuvre d’une nouvelle génération de production nucléaire d’électricité. Il n’est pas inconcevable que des mouvements de contestation de cette forme énergétique aboutissent à une remise en cause de leur financement par certains consommateurs d’électricité qui pourraient alors choisir de quitter le réseau ou de minimiser la quantité d’électricité achetée au réseau en développant des formes alternatives d’approvisionnement, sapant ainsi les bases de la solidarité induite par la mutualisation des coûts opérée entre sociétaires du réseau électrique. L’autre face de la solidarité (homogénéité du service fourni, péréquation tarifaire), en revanche, me paraît moins mise en question.
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UNE PARTIE DE LA CRITIQUE ÉCOLOGISTE DES RÉSEAUX PROMEUT DES SOLUTIONS SOIT PLUS DÉCENTRALISÉES SOIT PLUS AUTONOMES. PERMETTENT-ELLES DE METTRE EN PLACE DES DISPOSITIFS DE SOLIDARITÉ TERRITORIALE SIMILAIRES OU COMPARABLES ? LA VOLONTÉ D’AUTONOMIE, DERRIÈRE CERTAINS DISCOURS SUR LA PROTECTION DES RESSOURCES, N’EST-ELLE PAS LA CONTINUATION PAR D’AUTRES MOYENS D’UN INDIVIDUALISME EXACERBÉ ? EXISTE-T-IL DES EXEMPLES OÙ L’ON ARRIVE À CONCILIER DES PROJETS D’AUTONOMIE OU DE RÉSEAUX DÉCENTRALISÉS TOUT EN PRÉSERVANT DES FORMES DE SOLIDARITÉ TERRITORIALE ? AUTREMENT DIT, ARRIVE-T-ON À CONCILIER QUESTION ENVIRONNEMENTALE, QUESTION SOCIALE ET QUESTION TERRITORIALE DANS LES RÉSEAUX ?
Il n’y a pas de réponse générale à ces questions. Des formes de solidarité technico-fonctionnelle, de péréquation tarifaire, de mutualisation des risques… peuvent être instaurées entre dispositifs autonomes par des formes ad hoc de régulation. Même si les dispositifs ne sont pas directement transposables, on peut évoquer l’exemple du secteur des télécommunications où l’ensemble des fournisseurs de téléphonie mobile sont responsables en commun de la couverture des zones blanches (portions du territoire national non rentables commercialement). À l’inverse, l’autonomisation peut contribuer à une différenciation accrue des conditions de fourniture des services. Encore faut-il distinguer différenciation et inégalités d’accès.
Dans des contextes européens où ces dispositifs viennent en partie se substituer à une fourniture par les réseaux, une telle différenciation tend plutôt à accroître les inégalités d’accès aux services, par rapport à une configuration héritée plus ou moins égalitariste : strictement égalitaire à l’échelle nationale dans le cas des réseaux électriques, avec des variations importantes d’un contexte local à l’autre pour les réseaux d’eau, de gaz ou de chaleur. Dans ce contexte, le développement de dispositifs autonomes à des échelles micro (bâtiment, quartier) diffusent à ces échelles les écarts de condition d’approvisionnement.
Dans des contextes de villes des Suds, la différenciation des configurations de fourniture peut au contraire être modelée pour mieux épouser les variations de géographies socioéconomiques contrastées et favoriser ainsi une évolution vers des conditions plus égales, en tout cas plus équitables, d’accès aux services. On peut évoquer par exemples les réseaux condominiaux, les bornes fontaines et autres formes de fourniture « dégradées » par rapport à la norme technique dominante, mais pouvant être développés à moindre coût et apportant une amélioration considérable des conditions d’accès aux services essentiels dans les quartiers pauvres ou informels.
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LES DIFFÉRENTES RÉFORMES DE LIBÉRALISATION DE L’ÉNERGIE ONT PERMIS, AU MOINS EN EUROPE, DE VOIR SE DÉVELOPPER DE NOMBREUX PETITS RÉSEAUX ET APPARAÎTRE DE NOUVEAUX OPÉRATEURS. EST-CE QUE CES MICRO-RÉSEAUX PRIVÉS SONT QUELQUE CHOSE DE NOUVEAU ? QUE CHANGENT-ILS DANS LA GESTION URBAINE ?
Il y a bien sûr une longue histoire des réseaux locaux. Et, par exemple, le boom des réseaux de chaleur qui touche aujourd’hui l’ensemble de l’Europe du nord s’inscrit à bien des égards dans cette tradition. Ce à quoi on assiste, c’est un développement à beaucoup plus grande échelle de ces systèmes qui ont déjà une longue histoire mais dont on (re)découvre les vertus environnementales et sociales : de la chaleur bas carbone et bon marché. Ce qui est peut-être nouveau, dans le contexte européen, c’est le fait que ces petits réseaux pourraient être développés à grande échelle dans des marchés stables voire déclinants ; ils entreraient alors en concurrence avec les grands réseaux plutôt que d’en constituer un complément marginal et transitoire.
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LA MONTÉE EN PUISSANCE DE SOLUTIONS AUTONOMES EST SOUVENT LE COROLLAIRE D’UNE ÉMERGENCE DE L’INDIVIDU DANS LES RÉSEAUX TECHNIQUES. ON ATTEND DÉSORMAIS DAVANTAGE QUE L’USAGER SOIT AUSSI UN CO-PRODUCTEUR DE SON RÉSEAU. LA MAISON AUTONOME OU L’ENTRETIEN ET LA MAINTENANCE DE SES INSTALLATIONS PAR LES USAGERS EUX-MÊMES SONT-ILS UN MODÈLE DE SOCIÉTÉ À DÉFENDRE ? PEUT-ON Y VOIR L’INCARNATION D’UNE SOCIÉTÉ PLUS SOBRE ? EN EXISTE-T-IL D’AUTRES APPROCHES ?
Le lien souvent postulé entre sobriété et autonomie doit être questionné — ce qui ne signifie pas qu’il doit être systématiquement rejeté. D’une part, les ressources les plus « légères » au plan environnemental ne sont pas toujours disponibles localement : une certaine souplesse d’interprétation doit ainsi être préservée en ce qui concerne le principe d’autonomie. D’autre part, les effets d’une participation des usagers à la production du service sur le niveau de consommation ne sont pas avérés. En revanche, les études empiriques montrent un effet sur la consommation énergétique de « l’affichage déporté », c’est-à-dire un écran placé dans sa cuisine ou son salon qui permet de (ou contraint à…) suivre en temps réel sa consommation d’énergie.
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Par ailleurs, nombre de travaux montrent que les usagers ne sont effectivement pas, pour la plupart, favorables à consacrer du temps, des efforts et éventuellement de l’argent à leur approvisionnement en services essentiels. Même les off-gridders, ces ménages qui choisissent de vivre débranchés des réseaux énergétiques, finissent souvent par se lasser des contraintes afférentes1
DANS LES RÉFLEXIONS MENÉES SUR LA POSSIBILITÉ D’UN URBANISME PLUS SOBRE ÉNERGÉTIQUEMENT, UN COURANT A DÉVELOPPÉ UNE PENSÉE TRÈS ÉLABORÉE, CELUI DE L’ÉCOLOGIE INDUSTRIELLE, QUI CHERCHE À MULTIPLIER LES PROCESSUS DE RECYCLAGE, À LIMITER LE PLUS POSSIBLE LA PRODUCTION DE DÉCHETS ET À MIEUX PRENDRE EN COMPTE LES CYCLES DE VIE DES MATÉRIAUX. QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES URBAINES DE CES NOUVEAUX PROCESSUS DE PRODUCTION ? CES BOUCLAGES ENTRE RÉSEAUX SONT-ILS VECTEURS DE NOUVELLES FORMES DE VULNÉRABILITÉ, PUISQU’ON ACCENTUERAIT L’INTERDÉPENDANCE ENTRE LES DIFFÉRENTS RÉSEAUX ?
Ces « symbioses réticulaires » se développent effectivement : valorisation énergétique des déchets (incinération, méthanisation, gazéification…) ; récupération de chaleur fatale des réseaux d’assainissement ou des bâtiments ; etc. Elles reposent souvent sur une démultiplication des infrastructures dont le coût et le contenu énergétique doivent être mis en regard des bénéfices environnementaux et financiers escomptés après la mise en œuvre de ces systèmes. Les couplages inter-réseaux résultant de la mise en place de ces symbioses sont en général des couplages souples, qui ne propagent pas davantage les défaillances fonctionnelles que les couplages d’usage, parfois plus rigides (cf. par exemple les effets disruptifs, dans de nombreux secteurs, d’une défaillance, même brève de l’approvisionnement électrique). Mais d’autres formes de vulnérabilité apparaissent, telles qu’une dépendance à la production de déchets (en volume, en composition).
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ON CITE SOUVENT LES PROJETS COMME BEDZED OU HAMMARBY COMME EXEMPLE DE PROJETS PRENANT EN COMPTE L’ÉCOLOGIE INDUSTRIELLE OU DES RÉFLEXIONS SUR UNE ÉCONOMIE CIRCULAIRE. POURTANT, DEPUIS UNE VINGTAINE D’ANNÉES, CE SONT TOUJOURS LES MÊMES CINQ OU SIX EXEMPLES QUI SONT MOBILISÉS POUR ÉVOQUER CES IDÉES. POURQUOI ? POURQUOI NE VOIT-ON PAS SE MULTIPLIER CE TYPE DE PROJETS ? CES PROJETS SONT-ILS REPRÉSENTATIFS D’AUTRE CHOSE QUE D’EUX-MÊMES ? À QUELLES CONDITIONS L’ÉCOLOGIE INDUSTRIELLE ET LES PRINCIPES D’UNE ÉCONOMIE CIRCULAIRE PEUVENT-ILS DEVENIR UN DISCOURS DOMINANT ?
Les expérimentations menées dans quelques quartiers pilotes n’ont pas fait la preuve de leur soutenabilité fonctionnelle et financière, ni de leur reproductibilité ailleurs et/ou à plus grande échelle. Plusieurs explications peuvent être envisagées, comme le fait que ces expérimentations infrastructurelles ne sont financièrement supportables que dans le cadre d’opérations lourdes de rénovation urbaine ou de développement urbain, qui ne sont pas si nombreuses dans les villes européennes ; que toutes les opérations en question ne se prêtent d’ailleurs pas à une transition infrastructurelle ; que les intérêts liés au système infrastructurel hérité se mobilisent de plus en plus fortement au fur et à mesure que leur prospérité future est mise en cause par le développement de configurations de fourniture concurrentes ; que le surcoût d’une expérimentation peut être en partie compensé par un bénéfice d’image (c’est un enjeu pour chaque région urbaine d’avoir son écoquartier modèle), mais que sa reproduction ne procure pas le même avantage ; etc.
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EN ARRIÈRE-PLAN DE CES QUESTIONS SUR LA FORME DU RÉSEAU OU SUR LA SOBRIÉTÉ POSSIBLE DES SYSTÈMES TECHNIQUES URBAINS, ON VOIT ÉMERGER, DEPUIS QUELQUES ANNÉES, DE NOMBREUX DISCOURS SUR LE SMART, QUI RECOUVRE UN CERTAIN NOMBRE D’AVANCÉES TECHNOLOGIQUES PERMETTANT UNE CONNAISSANCE PLUS FINE DES USAGES DES RÉSEAUX ET DE LEUR ÉVOLUTION. ON COMPREND DONC QUE L’INTELLIGENCE SUPPOSÉE EST CELLE LIÉE A L’INFORMATION ET NON AU RÉSEAU OU AU TUYAU EN LUI-MÊME. COMMENT COMPRENDRE CETTE ÉMERGENCE DU SMART ET QUE PEUT-ON EN ATTENDRE ?
Les réseaux électriques ont une longue histoire de « smartification », du fait du caractère non stockable de l’électricité qui impose une adéquation en temps réel de l’offre et de la demande. Cela a conduit très tôt à la mise en place centres de contrôles centralisés (les dispatchings), mobilisant des technologies et des infrastructures de télésurveillance et de télécommande de plus en plus sophistiquées. Les formes contemporaines du smart dans ce secteur visent à développer des fonctionnalités nouvelles, en particulier la connaissance fine de la consommation et la gestion en temps réel de la demande, d’une part, des formes nouvelles de coordination2 entre dispositifs locaux de fourniture d’électricité, d’autre part. Le développement à grande échelle de ces fonctionnalités pourrait amener à une reconfiguration profonde de l’organisation des réseaux électriques, un brouillage de la distinction entre producteurs et consommateurs et des modalités renouvelées d’adéquation de l’offre et de la demande.
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COMMENT LES OPÉRATEURS SE SAISISSENT-ILS DE LA QUESTION ? UN OPÉRATEUR COMME ERDF, QUAND IL DÉVELOPPE DES OUTILS DE SMART, CHANGE-T-IL L’ARCHITECTURE DE SON RÉSEAU ? QUEL EST L’IMPACT DE CE TYPE D’OUTILS SUR LA GESTION DES RÉSEAUX (EN PARTICULIER PATRIMONIALE) ?
Il est encore trop tôt pour estimer les effets de la « smartification » sur l’architecture ou la gestion patrimoniale des réseaux. Mais le smart apparaît comme susceptible de favoriser la mutation des grands réseaux : historiquement développés comme des dispositifs de fourniture (servant à l’approvisionnement de tous les consommateurs à partir de quelques sites de production), ils se transformeraient progressivement en dispositifs de mutualisation (dont la fonction se limite à compenser les déséquilibres entre l’offre et la demande de systèmes énergétiques locaux privilégiant d’autres sources d’approvisionnement et largement autonomes) et de garantie de service en dernier ressort. C’est là l’une des formes (ou fonctions) que ces grands réseaux pourraient prendre dans la « ville post-réseau ».
ENTRETIEN RÉALISÉ EN NOVEMBRE 2015 PAR DANIEL FLORENTIN
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Couverture : Extrait d’une publicité « get paid to go green » (http://www.solarhomeswork.co.uk, 2015)
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- Voir par exemple : “Off-Grid Living: Voluntary Simplicity or Involuntary Complexity?”, Huffington Post. http://www.huffingtonpost.ca/phillip-vannini-and-jonathan-taggart/offgrid-living-voluntary-_b_3497138.html Mis en ligne le 25 juin 2013. Consulté le 25 Septembre 2015. [↩]
- Reposant moins sur une coordination économique d’ensemble (visant la mobilisation des moyens de production par ordre de coût croissant, comme le fait un centre de dispatching classique) et davantage sur des complémentarités techniques, visant à compenser en continu les écarts locaux entre une consommation par essence variable et une production elle-même de plus en plus fluctuante du fait du poids croissant d’énergies renouvelables à caractère intermittent (photovoltaïque, éolien…). [↩]