Chroniques / Constantine et la ville nouvelle d’Ali Mendjeli : un nouveau pôle sans repères
Nadra Nait Amar
Constantine, chef-lieu de wilaya1, est une ville algérienne qui vit et traverse, avec acuité, des périodes graves et difficiles. Elle connaît un processus de développement spatial spectaculaire avec une très forte saturation (pas moins de sept cités ont été construites entre 1975 et 1982). Elle concentre l’ensemble des difficultés et des problèmes auxquels sont confrontés les grandes villes du Tiers Monde : circulation automobile très dense, « bidonvilisation », détérioration du cadre bâti et de l’environnement. La désarticulation de son tissu urbain, l’encombrement et l’insalubrité croissante de jour en jour pèsent lourdement sur la vie des citoyens.
Son évolution a engendré de grandes transformations dans l’organisation de son espace. Sous l’effet d’une poussée urbaine chaotique, l’espace s’est profondément modifié au cours des dernières décennies.
L’état de crise du tissu de la ville de Constantine, la situation de chaos spatial et fonctionnel dans lesquels elle se débat, les contraintes de la démographie galopante, de la migration intérieure, de la vétusté du bâti, des effondrements, des glissements de terrains, du manque de terrains urbanisables ont amené les pouvoirs publics à créer le groupement des communes de Constantine: El Khroub, Hamma Bouziane, Ain Smara, Didouche Mourad.
Ce groupement avait pour objectif de résoudre un problème de disponibilité de terrains urbanisables et de décongestionner ainsi le centre. Cependant, devant l’incapacité des villes satellites2 d’agir davantage et dans le souci de ces dernières de ne pas hypothéquer l’avenir de leurs citoyens, le groupement se révèle être dans l’incapacité à continuer à recevoir l’excédent de Constantine.
La formule avancée et retenue est la création d’une ville ex nihilo sur le plateau d’Ain El Bey, situé à 15km au sud de Constantine. D’une superficie de 1 500 hectares, celui-ci, qui présente beaucoup d’avantages, peut accueillir la nouvelle entité urbaine qui est appelée à abriter, à long terme, près de 335 582 âmes et serait un facteur déterminant dans la maîtrise de la croissance urbaine et spatiale.
L’émergence de l’idée d’une ville nouvelle sur le plateau d’Ain El Bey
La création d’une ville ex nihilo sur le plateau d’Ain El Bey est envisagée pour pallier les problèmes de saturation urbaine de la ville de Constantine et de son groupement qui a subi, durant une période, les contrecoups de cette métropole qui ne dispose d’aucun moyen susceptible de la délivrer de son marasme. Cette saturation, provoquée par l’accroissement de la population et par l’indisponibilité de terrains urbanisables, traduit l’état de délabrement dans lequel se trouve la ville de Constantine et les villes satellites qui ont été appelés à la suppléer.
D’autres paramètres qui se rattachent particulièrement à la ville de Constantine ont favorisé l’idée de créer une ville nouvelle : asphyxie du centre (concentration des équipements et services), saturation urbaine, indisponibilité de terrains, des banlieues (cités-dortoirs) dépourvues de toutes les commodités, croissance de la population (démographie, exode rural et déclassement des populations citadines).
Cette ville nouvelle s’inscrit dans le cadre des prescriptions contenues dans le plan directeur d’aménagement et d’urbanisme du groupement de Constantine (P.D.A.U.). A cet effet, achevées à la fin de l’année 1982, les études ont été reprises sur décision du conseil des Ministres, réuni le 28 mai 1983. Approuvées par l’arrêté interministériel n°16 du 28 janvier 1988, elles ont été avalisées par le décret exécutif n°98/83 du 25 janvier 1998 portant approbation du plan d’aménagement et d’urbanisme du groupement de Constantine.
En décembre 1990, les autorités locales ont chargé le bureau d’étude U.R.B.A.C.O. d’engager les études de la ville nouvelle d’Ain El Bey. Leur objectif était de pouvoir affecter des terrains à des promoteurs immobiliers pour la réalisation d’un nombre important de quatre types de logements :
- Logements sociaux destinés aux nécessiteux pris en charge par l’État.
- Logements sociaux participatifs : apport personnel de 20% de l’acquéreur et une aide non remboursable de l’État.
- Logements « location vente » réalisés sur les fonds publics qui peuvent être acquis en toute propriété au terme d’une période de location fixée par contrat.
- Logements promotionnels : destinés aux acquéreurs disposant de ressources financières conséquentes qui peuvent également prétendre à une aide de l’État.
L’urgence de la demande était justifiée d’une part, par l’impossibilité de trouver des terrains pour la réalisation du programme envisagé. D’autre part, il fallait éviter d’occuper les seuls terrains disponibles afin de prévenir une sursaturation des périmètres déjà urbanisés. Cette situation, très hypothétique, a été épargnée par le choix du lancement des études de la ville nouvelle et le transfert des programmes d’habitat sur le site de cette dernière qui constitue une réserve foncière très importante pour absorber la croissance urbaine prévue à long terme.
L’objectif assigné à la ville ex nihilo de Constantine baptisée “Ali Mendjeli” par le décret présidentiel n°217/200 du 5 août 2000, est de rééquilibrer la croissance urbaine au sein du groupement de Constantine en limitant la taille des agglomérations, de prévenir, ainsi, la conurbation métropole/satellites, et de sauvegarder par là même l’espace agricole de haute potentialité.
D’une superficie de 1 500 hectares, le site qui se situe sur le plateau d’Ain El Bey est vierge et caractérisé par la stabilité du terrain, sa platitude et ses caractéristiques géotechniques favorables (calcaire à alternance de limons rouges et de faible pente).
Les autres critères ayant motivé le choix de ce site sont :
- La valorisation des tissus existants ou sites vierges ;
- La disponibilité en terrains urbanisables ;
- Sa situation privilégiée à la croisée des grands axes de communication et à proximité de l’aéroport international Mohamed Boudiaf ;
- La constructibilité des terrains et leur résistance (possibilité de réalisation de tours de 20 étages dont certaines sont en cours de construction).
Le territoire sur lequel est localisé le site est administré par deux communes avoisinantes, appartenant au groupement de Constantine : Ain Smara (1/3 de la superficie) El Khroub (2/3 de la superficie).
Situation actuelle de la ville nouvelle Ali Mendjeli
L’état de chantier dans lequel se trouve la ville est visible au loin. Les signes avant-coureurs sont la poussière qui s’élève de temps à autre vers le ciel et les grues qui pointent leurs “bras” au-dessus des immeubles en construction.
La quiétude des résidents est perturbée par le va-et-vient incessant de gros engins transportant les gravats des nombreux chantiers éparpillés à travers la cité.
La visite de la ville permet de constater que les rues prévues dans le plan initial sont bien tracées, larges et spacieuses. De nombreux commerces destinés à l’approvisionnement et aux besoins des résidents ont ouvert leurs portes (alimentation générale, coiffeur, restaurant, taxiphone, débit de boissons, librairie, pharmacie, boucherie, boulangerie, cabinets médicaux).
Alignés les uns à côté des autres, les immeubles présentent un aspect quelconque malgré le décor des façades, l’innovation dans l’architecture ayant été certainement absente durant la phase des études. On remarque cependant que les prescriptions contenues dans les plans d’aménagement de la ville sont, dans l’ensemble respectées : pas plus de six étages par immeuble. Cependant, le projet initial a subi une légère entorse. En effet, on remarque l’apparition de quelques tours, initiées par l’A.A.D.L (Agence Nationale de l’Amélioration et de Développement du Logement) et programmées dans le cadre de la formule « location-vente ».
On peut se demander si ces tours de 16 étages qui permettent d’économiser des terrains seront viables pour les futurs bénéficiaires, l’accès aux étages supérieurs devant être assurés par des ascenseurs qui nécessitent un entretien constant et soutenu. Atténuer les difficultés de la ville mère ne signifie nullement loger l’excédent de sa population. Fixer les habitants de la ville nouvelle sur leur lieu de résidence est la solution idéale, susceptible de décongestionner Constantine. Toutefois au lieu de constituer un simple centre de report de croissance, ce nouveau site d’urbanisation qui dispose d’une réserve foncière importante, devrait participer à la dynamique urbaine et économique de Constantine. Il est donc impératif de se préoccuper de l’identité de cette nouvelle entité, de définir sa mission (universitaire, ou industrielle, ou artistique, ou culturelle) conformément à la loi n°02-08 du 08 mai 2002 relative aux conditions de création des villes nouvelles et de leur aménagement. La fonction de base assignée à chaque ville nouvelle n’a pas été déterminée, faisant ainsi de cette cité une ville quelconque, sans objectif précis ayant actuellement pour mission primordiale, vu l’urgence, d’accueillir des citoyens de Constantine et d’El Khroub en difficulté, à la recherche d’un toit.
Cependant, le fait de n’avoir pas attribué une fonction précise ne signifierait, nullement, une carence des autorités ou des spécialistes ayant réfléchi et élaboré sa programmation, mais serait plutôt motivé par des considérations tout à fait particulières :
– La loi susvisée a été promulguée plusieurs années après la mise en chantier de cette ville nouvelle ;
– Les bidonvilles, l’habitat précaire, les glissements de terrain, la poussée démographique, l’exode rural, les effondrements sont autant de facteurs qui ne permettaient point de réfléchir à une fonction, mais incitaient plutôt à trouver, très rapidement, une solution et à prendre des mesures urgentes pour atténuer la crise de l’habitat qui touche une bonne partie de la population et la mettre à l’abri du danger qui la guette.
Par la proximité de l’axe autoroutier, en cours de réalisation, et de l’activité aéroportuaire toute proche, elle pourrait se voir confier dès à présent et comme précisé précédemment non pas une mission de « cité-dortoir », mais celle d’une base économique orientée vers le tertiaire supérieur (infrastructures administratives et socio-culturelles) et de l’industrie (sous-traitance et maintenance, agro-alimentaire). La proximité de l’aéroport international Mohamed Boudiaf lui donne la possibilité de s’orienter vers d’autres créneaux en rapport avec la libéralisation de l’économie (zone de dépôts, zone sous douanes).
Effectivement, la viabilité d’une aussi grande agglomération repose sur le niveau des possibilités d’activités qu’elle peut offrir. Mais jusqu’à présent aucun projet de grande envergure, pourvoyeur d’emplois n’a vu le jour, malgré les efforts louables que déploient les pouvoirs publics pour attirer les investisseurs.
Des organismes publics se sont bien installés sur le site, mais ne sont pas pour autant une source importante d’emplois. Cette situation, combien défavorable aux résidents, contraint quelques-uns à effectuer de longs déplacements pour se rendre sur leur lieu travail et bien sûr à faire face à des dépenses supplémentaires en transport malgré leur revenu très modeste.
De ce fait, la ville Ali Mendjeli risque, si l’emploi ne suit pas l’habitat, de rejoindre le lot des nombreuses agglomérations et cités qualifiées de « cités-dortoirs ». Enfin, on peut affirmer que le plateau d’Ain El Bey est le premier producteur de logements dans la wilaya de Constantine, mais il est le dernier innovateur en architecture.
La ville nouvelle d’Ali Mendjeli en 2013
Les espérances nourries par la concrétisation de cette ville ne sont, en fin de compte, qu’une désillusion amère, la ville de Constantine qui devait tirer les premiers bénéfices étant toujours submergée par les cohortes issues des cités environnantes et en particulier de celle de Ali Mendjeli.
Déambuler en 2013, sans aucun but, à travers les rues poussiéreuses de cette dernière, donne le sentiment, deux ou trois décennies après, d’avoir été trompé dans son rêve de voir jaillir, à quelques encablures de Constantine, une ville supposée être le lieu où il « fait bon vivre ».
La monotonie des immeubles dont certains sont déjà crasseux, l’état de dégradation d’un grand nombre d’entre eux, les fenêtres, les portes et les balcons barricadés évoquant l’enfermement, l’absence d’esthétique, la pauvreté du style architectural, la disparition totale dans la construction de l’authenticité liée à notre civilisation et à nos traditions, l’insuffisance criarde d’espaces de loisirs et de détentes, sont, parmi tant d’autres carences, quelques constituants qui font que cette ville est désagréable à un séjour même très court. Certains quartiers dont les habitants ont transporté le mode de vie adopté dans leur bidonville d’origine offrent une image dégradante, car ces lieux sont des endroits de prédilection de maux sociaux où règne l’insécurité. Les imperfections constatées çà et là, la non-observance des normes de dosage des matériaux ont conduit à la démolition de quelques équipements et infrastructures, notamment une mosquée. Actuellement, elle présente l’apparence, malgré l’implantation d’un important pôle universitaire, d’une ville froide, sans âme où règne une atmosphère mélancolique et sombre.
Cette dernière qui n’a toujours pas de statut administratif, arrimée à la commune d’El Khroub, aurait pu être d’un apport précieux pour Constantine si certains équipements pourvoyeurs d’emplois avaient été réalisés. Cependant, devant l’urgence, il est apparu aux initiateurs et aux concepteurs de donner la priorité au logement et d’assurer, avant toutes fonctions urbaines, un toit aux populations vulnérables qui vivent dans des conditions insoutenables. Toutefois, l’absence totale de fonctions de production, tertiaire ou autres autorisent à qualifier cette cité de « non-ville » car elle ne répond pas à « la formule obsolète, mais pratique de « la charte d’Athènes ». Celle-ci précise que les fonctions de la ville sont : « La production, l’habitat, la culture du corps et de l’esprit » (Pelletier J., Delfente C., 2000).
Or, contrairement aux prescriptions citées précédemment, les équipements réalisés sont nettement en deçà des besoins d’une population qui croît de jour en jour, sachant que le nombre de bidonvilles de Constantine se réduit de plus en plus. Ainsi, pour que celle-ci ne soit pas qualifiée de cité-dortoir, elle aurait dû être dotée d’unités destinées à stabiliser les populations et par là, à réduire le rythme infernal des migrations pendulaires tant décriées et soulager un tant soit peu Constantine.
Le flux considérable de véhicules qui encombrent l’axe routier Ali Mendjeli-Constantine donne l’impression d’un déferlement vers la capitale de l’Est d’une armée motorisée. En effet il n’a pas été prévu pour « ceux qui y participent en permanence « qu’ils » doivent loger aussi prés que possible du théâtre où se déroule une grande partie ou la totalité de leur vie active, ainsi se conjuguent nécessairement interaction et logement » (Merlin et Choay, 2000).
Enfin, si le « problème du sommeil » des populations défavorisées de Constantine est sur le point d’être résolu, celui de la sédentarisation qui appelle la création de nombreux emplois est loin de se résoudre et semble perdurer dans le temps. Constantine continuera donc de subir, le jour, les assauts répétés de ses anciens résidents déplacés et ne retrouvera sa sérénité que la nuit.
Cette ville nouvelle, qui était une solution proposée en 1982, est devenue actuellement problématique. En effet elle n’a pu concrétiser les aspirations légitimes de ses habitants malgré sa situation géographique d’excellence et sa proximité avec l’aéroport international Mohamed Boudiaf. Pour sédentariser sa population il aurait fallut créer des emplois, investir à long terme afin de rendre cette ville nouvelle attractive et productive. En outre, la création du pôle universitaire serait d’un précieux concours pour le développement et le rayonnement futurs de la ville. Les potentialités qu’il recèle insuffleraient donc une dynamique de croissance pour changer la physionomie de cette agglomération qui est, pour le moment, un vaste « ensemble d’hôtels » destinés à offrir le repos nocturne à tous ceux qui, le jour, vivent ailleurs.
Cette ville aurait pu être une réussite si certaines fonctions ont été prévues, conjointement avec le logement. En effet, la « simultanéité entre la construction des logements et celles des usines et magasins qui assurent l’emploi des habitants » (Georges p, 1974) aurait pu être un facteur déterminant dans la stabilisation des résidents.
Ville « sans âme » (Le Premier Ministre, 16.02.2013) ayant l’aspect d’un « no man’s land », elle a besoin d’une mise à niveau pour être agréable et attrayante. À cet effet, les pouvoirs publics qui l’ont qualifiée de « cité-dortoir » et de « véritable catastrophe » (Amara Benyounes, Ministre de la ville, 25.12.2012) ont lancé un programme d’action d’une valeur de 40 milliards de dinars algériens en vue de résorber les insuffisances, les carences et les incohérences qu’elle présente. Une cité de cette envergure qui a englouti des moyens colossaux n’a pas été à la hauteur des espérances placées en elle. Elle constitue selon le Premier Ministre « un exemple à ne plus suivre ».
Nadra Nait Amar
Nadra Nait Amar est maitre assistante classe A et chargé de recherche à la Faculté d’Architecture et d’Urbanisme du département d’urbanisme de l’Université Constantine 3 en Algérie.
Bibliographie
Cherrad F., 1980, Une métropole saturée : croissance et mobilité des populations de Constantine et sa wilaya. Thèse de Magister, I.S.T., 255p.
Georges P, 1974, Précis de géographie, PUF, 286p.
Kara H., 1997, Croissance urbaine et mode de développement de Constantine, Thèse de Magister, I.A.U.C., 187p.
Jossifort S., 1995, « Villes Nouvelles et new-settlements : l’aménagement du désert Egyptien en question », In Les cahiers d’URBAMA n°10, 29-43.
Jossifort S., 2000, « Les Villes Nouvelles d’Algérie », In Urbanisme, n°311, 24-29.
Laarouk M., 1984, La ville de Constantine, étude de géographie urbaine, Alger, E.N.A.L, 445p.
La création des Villes Nouvelles, rapport introductif, présenté à l’I.A.U.R.P.
Merlin P., Chaoy F., 2000, Dictionnaire de l’Urbanisme et de l’aménagement, PUF, Paris, 902p.
Nait Amar N., 2005, Une solution à la question de la congestion de Constantine : ville nouvelle Ali Mendjeli, Thèse de Magister, I.A.U.C., 290p.
Pelletier J., Delfente C., 2000, Villes et urbanisme dans le monde, Armand Collin, 199p.
U.R.B.A.C.O., 1991, « Pourquoi une ville nouvelle ? », Rapport préliminaire, 13p.
- Institution assimilée à une préfecture de France [↩]
- Une ville satellite est, en planification urbaine, une ville petite ou moyenne située près d’une métropole. [↩]
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