Entendu / Entretien : Les villes comme récifs coralliens et entités rugueuses : penser un autre modèle urbain pour favoriser le lien entre ville et agriculture
Entretien avec Catherine Brinkley, par Nabil Hasnaoui Amri
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L’entretien avec Catherine Brinkley au format PDF
Catherine Brinkley est géographe urbaniste à l’université de Davis en Californie (Etats-Unis). Rattachée au département d’écologie humaine, elle s’intéresse à la question de la durabilité de la croissance urbaine et de l’approvisionnement alimentaire dans une perspective de planification sanitaire et spatiale. Elle ne s’intéresse pas seulement à la santé humaine, mais également à la santé animale et environnementale. Elle enseigne la gouvernance locale en mettant l’accent sur le développement communautaire1.
Nabil Hasnaoui Amri est agronome et géographe, chercheur associé à l’UMR Innovation (Montpellier, France). Après avoir réalisé une thèse autour de la participation des agricultures aux politiques territoriales, il s’intéresse aux évolutions actuelles des relations entre agriculteurs et urbanistes en charge de planification et de développement urbains. Pour cela, il réalise des entretiens auprès d’acteurs porteurs de pratiques et regards innovants.
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Sur quelles types de villes travaillez-vous ? Qu’est-ce qui vous intéresse plus particulièrement dans ces modèles urbains ?
La plupart des recherches que je mène sont réalisées aux États-Unis, et plus spécialement en Californie. Cet État est intéressant pour penser le développement urbain : il se caractérise par l’importance des risques naturels, par une agriculture très diversifiée, une importante pression foncière et immobilière (voir figures 1 et 2) et c’est l’État le plus peuplé des États-Unis. La Californie est la cinquième économie du monde en termes de PIB. Je travaille aussi à l’échelle nationale, en m’intéressant aux réseaux de villes et à l’articulation entre croissance urbaine et globalisation.
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Ce qui m’intéresse, c’est la transformation de la planification urbaine et l’évolution des modèles urbains qui lui sont attachés, en particulier dans leurs manifestations dans les franges des villes et les suburbs. Ces zones ont d’abord été pensées par des architectes visionnaires, et sont marquées aux États-Unis par une forte planification, tenant peu compte des contributions habitantes (voir par exemple sur la Californie du Sud : Le Goix, 2016). Ce sont des symboles de l’American Way of Life, avec ses centres commerciaux, ses parcs d’activités et de loisirs, ses pavillons à perte de vue, ses collines et bois, voire ses déserts … Si de nouvelles méthodes plus participatives ont émergé ces dernières années pour aménager ces espaces, je montre dans mes travaux que la façon de penser cette croissance urbaine, en particulier dans son lien à la production agricole, est encore influencée par le modèle théorique de Von Thünen, pourtant vieux de presque deux siècles (Brinkley, 2019). Ce modèle théorique s’appuie sur l’idée que les villes devraient être des cercles concentriques, allant du centre plus dense vers des périphéries moins denses, et plutôt dédiées aux productions agricoles qu’au logement, où la rentabilité de l’occupation des sols dépend d’un équilibre entre la rente foncière et le coût du transport pour acheminer les productions agricoles vers le marché, au centre. Cette théorie me semble en partie limitée du fait que la bordure entre ville et campagne est à vrai dire un endroit instable, mais aussi désirable d’un point de vue immobilier : les gens aiment bénéficier d’une vue sur des terres agricoles ou sur le littoral. En ayant une frange urbaine de faible densité, ces panoramas restent réservés à un très petit nombre de personnes qui peuvent se le permettre. Aux États-Unis, l’immobilier a tendance à être plus cher en frange urbaine, et le marché immobilier est de manière générale très segmenté aux États-Unis, sans parler de la forte ségrégation raciale qui marque le développement urbain (Massey et Denton, 1993 ; Alba et al., 2000).
On peut imaginer un développement urbain différent avec des franges plus denses, permettant à plus de monde de bénéficier de panoramas agricoles, ruraux ou littoraux. Ces modèles de développement existent déjà, dès les années 1940-1950, particulièrement dans les villes scandinaves (voir fig. 3). Pour décrire la croissance des villes, de nombreuses métaphores et modèles ont été utilisés, il n’y a pas que le modèle de Von Thünen. La métaphore que j’aime utiliser, c’est de voir la ville comme un récif corallien. À l’échelle mondiale, les villes ne constituent que 3 % de la superficie terrestre mondiale et elles produisent 70 % du PIB. Ce sont d’énormes machines économiques sur très peu d’espace. De même, les récifs coralliens occupent 0,3 % de l’océan et abritent 25 % des espèces marines. Les récifs coralliens s’accumulent lentement au fil du temps, ce qui permet le développement de points chauds de biodiversité dans les océans, comme les villes sont des concentrations humaines construites au fil du temps de façon à permettre le déploiement progressif d’une grande diversité de fonctions et d’activités. Et comme les écologues spécialistes des récifs coralliens ont des difficultés à mesurer et à saisir la forme des récifs, la limite de l’urbain est complexe à saisir. Dans mes recherches, j’essaye de m’inspirer de leurs travaux pour estimer la longueur de la frange urbaine en m’appuyant sur la longueur des contours administratifs de l’aire urbaine, afin d’établir une corrélation entre la longueur de cette frange et la production agricole.
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Vous portez une attention particulière à ce qu’il se joue dans la frange urbaine des métropoles, que vous considérez comme une zone essentielle pour penser un autre modèle urbain. Pourquoi les acteurs du monde agricole sont-ils concernés par les évolutions de cette frange urbaine et quel rôle jouent-ils dans ces évolutions ?
Pour les agriculteurs, le modèle de croissance urbaine circulaire implique une mise en concurrence avec quelques riches propriétaires fonciers pour les terres à la lisière des villes. Dans la Vallée Centrale par exemple, on assiste au développement d’un tissu périurbain très divers avec parfois des gated communities au milieu des vignes (voir fig. 4). Je ne pense pas que cela ait rendu un quelconque service à l’agriculture.
Par ailleurs, la métaphore de la croissance corallienne que je développe pour penser la croissance urbaine permet de rendre compte de la continuité de l’espace urbain. Disposer d’une interface ville-campagne étendue permet à de nombreuses personnes de vivre là, de voir la nature, le paysage, l’agriculture, bref de bénéficier des aménités de la frange urbaine. Il s’agit non pas d’y voir des concurrents aux activités agricoles, mais des alliés de leur préservation. Ce sont les liens sociaux tissés entre les habitants des zones urbaines et les exploitations agricoles qui comptent pour le soutien aux agriculteurs. La personnalisation de la relation entre agriculteurs et consommateurs proches via la vente directe contribue à améliorer l’ancrage territorial des activités agricoles, elle est particulièrement recherchée par les consommateurs, qu’il s’agisse de locaux ou de touristes. Les liens développés permettent aux agriculteurs de poursuivre leurs activités même en cas de hausse des prix du foncier, dans un contexte où ils sont en concurrence sur un marché alimentaire mondial.
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En raison de l’impact de la ville sur le prix du foncier, il est rare de voir se développer des élevages intensifs en bordure des villes, ce qui corrobore le modèle historique d’organisation des activités agricoles autour des villes proposé par Von Thünen. Plus près des villes, vous aurez des légumes, des fruits, ces ceintures maraîchères ont une longue histoire. C’est par exemple le cas à Paris : cette proximité s’explique historiquement par une question de conservation (fraicheur des produits) et de transport, mais également pour des questions de coût du foncier. Les agriculteurs vendent leurs fruits et légumes directement sur les marchés urbains proches, développant des liens sociaux entre urbains et ruraux. Paris s’approvisionne encore en partie en fruits et légumes à partir des fermes environnantes. En comparaison, en Californie, Los Angeles était entourée d’orangeraies. La plupart des producteurs d’oranges ne sont pas orientés sur le marché urbain proche. Ils n’ont pas construit de liens sociaux avec les urbains. Lorsqu’il s’agit de concevoir une politique d’aménagement du territoire, ces liens sociaux font une énorme différence. La croissance de Los Angeles est marquée par la faible densité : des zones résidentielles se sont étendues en moins de 50 ans sur les orangeraies. Aujourd’hui, il ne reste que quelques rares orangeraies autour de Los Angeles (voir fig. 5). La partie nord de la vallée centrale de la Californie, la région du Delta est réputée pour sa riche histoire de culture du riz. Nous sommes également dans des zones à proximité de San Francisco. La ville continue à s’étendre dans la zone lagunaire, avec un étalement urbain pavillonnaire, de faible densité. Pour le Delta, cela implique que plus de gens vont vivre au sein d’un territoire agricole. Cette urbanisation modifie la valeur des terres. Les agriculteurs doivent rivaliser avec les gens qui travaillent à San Francisco et viennent se loger ici. L’une des préoccupations des agriculteurs est donc celle de la croissance urbaine comme menace à l’activité agricole. Cette croissance urbaine implique des changements de stratégie : changer ce qui est produit, comment cela est produit, comment c’est vendu … Tous les agriculteurs n’accueillent pas favorablement ces perturbations liées à l’avancée des villes, même si les franges urbaines peuvent permettre un accroissement de la valeur des productions et des services agricoles (Brinkley, 2019).
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En quoi la métaphore du récif corallien que vous mobilisez permet-elle de mieux saisir la relation entre une ville et son environnement, en particulier périurbain ?
Je regarde la ville comme un système vivant, complexe, évolutif. D’où la métaphore avec le récif corallien. La diversité d’un système corallien est sa force. Si un organisme tombe malade, ou si une entreprise fait faillite, d’autres peuvent chercher à prendre sa place. Cette forme engendre une gamme de niches qui permettent à de nombreuses espèces différentes d’y habiter. J’affirme que c’est la même chose pour les villes : elles favorisent la construction de structures complexes qui amènent de multiples usages fonciers à coexister.
Si l’on y regarde de plus près, les terres agricoles entourant les villes peuvent être le support de la production d’une grande variété de fruits et légumes qui sont en partie commercialisés localement. Cette importante diversité agricole autour des villes s’explique par la relation complexe entre les zones urbaines et la valeur des terres, qui augmente avec l’expansion urbaine. Les fermes périurbaines représentent ainsi 31 % des établissements du pays. Ce maintien s’explique en partie par les stratégies des agriculteurs, qui essaient de produire des cultures dont la valeur ajoutée est de plus en plus élevée afin de surmonter la hausse des loyers, tout en diversifiant leurs techniques de production et de commercialisation. Les fermes périurbaines aux États-Unis se sont ainsi diversifiées et sont centrales dans la production agricole du pays : si elles ne couvrent que 16 % de la surface totale du pays et 20 % de la surface agricole, elles produisent 91 % de tous les fruits, noix et fruits rouges ; 78 % des légumes, 67 % des produits laitiers frais et 54% de la volaille (Brinkley, 2012)2. L’agriculture périurbaine est donc diversifiée en termes de production, mais elle est également multifonctionnelle, puisqu’elle peut également proposer de l’accueil scolaire, de l’agritourisme (hébergement, restauration …). Depuis une vingtaine d’années, on constate aussi que certains agriculteurs ou agricultrices peuvent également avoir un emploi en ville pour diversifier leurs revenus (Heimich et Barnard, 1997). Le fonctionnement de ces fermes périurbaines est ainsi différent. De petites et intensives (en travail) entreprises agricoles peuvent générer des revenus pour la famille concernée mais également de l’emploi salarié, avec des retours sur investissements plus rapides en comparaison à l’agriculture conventionnelle. Générant des plus-values plus importantes par hectare, les fermes périurbaines parviennent aussi à stabiliser l’emploi. Andrew Isserman (2001) montrait par exemple que les comtés périurbains ont pu retenir 81% de leurs agriculteurs et salariés agricoles entre 1969 et 1997 en comparaison à des comtés ruraux, qui n’ont pu maintenir que 71 % de leurs agriculteurs sur la même période (Brinkley, 2012).
Ces pratiques agricoles sont à relier au développement des villes et à leur corollaire en termes de prix des terres : la complexité structurale de la forme urbaine génère un écrin que l’on peut considérer comme adapté à une variété d’usages urbains et non urbains. Il ne s’agit pas de hiérarchiser les modèles urbains (entre un modèle de croissance urbaine par « tâches » et un modèle plutôt en « doigts de gants »), mais de montrer que le modèle en doigts de gants, que l’on retrouve en Californie, génère des valeurs foncières différenciées et une adaptation des pratiques agricoles à celle-ci. Le modèle de croissance urbaine hérité de la pensée de Von Thünen (1875), qui admet l’idée d’une croissance urbaine en cercles concentriques et une valeur de la terre qui diminue avec l’éloignement du centre, peut laisser penser que les zones périurbaines et les franges des grandes métropoles sont sans valeur. Ce modèle continue à prévaloir dans la pratique urbanistique. Mais mobiliser la métaphore du développement corallien permet de rendre compte de l’épaisseur de la frange urbaine, ce qui est particulièrement pertinent pour le modèle urbain étasunien, de signifier les interactions entre l’écosystème urbain et l’écosystème rural, tout en soulignant que ces interactions sont essentielles au maintien des écosystèmes urbains comme ruraux, comme avec les récifs : la complexité structurale du corail nait de ses interactions avec l’écosystème dans lequel il s’insère.
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Dans vos travaux, vous expliquez ainsi que cette frange périurbaine est marquée par une forme de rugosité. Pouvez-vous revenir sur cette notion ?
Oui, et pour cela il convient de rappeler que la frange urbaine dont je parle est une zone difficilement délimitable. Elle mélange les usages, et la définition des catégories d’urbain, de rural, et de périurbain est aux États-Unis soumis aux mêmes problèmes qu’ailleurs. Le ministère de l’Agriculture lui-même dispose de plusieurs définitions opérationnelles, ce qui complique le travail des urbanistes, sur le plan opérationnel. Dans ce contexte de flou définitionnel, comment dès lors rendre compte, et mesurer l’épaisseur de cette frange urbaine ? Dans mes travaux (Brinkley, 2018) je propose une méthode pour mesurer cette frange urbaine.
L’idée de rugosité est utilisée en écologie pour rendre compte des surfaces du vivant ou d’autres entités qui forment les écosystèmes. Si l’on file la métaphore corallienne, rappelons que les récifs coralliens croissent en trois dimensions, et leurs morphologies sont faites de telle sorte qu’elles visent à maximiser les échanges nutritifs avec leur environnement (Goreau et Goreau, 1959). Ainsi, la rugosité des coraux permet d’évaluer la surface dédiée au transport des nutriments vers les polypes, et donc, leur croissance et résilience (Hoegh-Guldberg et al. 2007). Considérant la manière dont les interactions avec leur biome les façonnent, la limite entre le biome et le récif est parfois difficile à placer. Mais c’est cette complexité structurale qui fait sa richesse, puisque cette structure complexe bénéficie tant au récif qu’aux nombreuses espèces qui en dépendent. Ma proposition est de montrer qu’il en va de même pour la limite entre l’urbain et le rural. Comme on se sert d’un proxy (la rugosité) pour saisir la structure des coraux, on peut en faire de même avec la mesure du périmètre urbain pour saisir la complexité de la frange urbaine. Le périmètre urbain est alors la surface fonctionnelle par laquelle la ville absorbe ses nutriments vitaux, comme les productions alimentaires, les services récréatifs, mais également les bénéfices écologiques. On peut ainsi supposer que plus l’interface urbaine est rugueuse, plus elle permet à ces activités de pénétrer les aires urbaines, facilitant par exemple la pollinisation ou les échanges gazeux ou aqueux – et s’ajoutant alors aux aménités résidentielles comme les points de vue ou la proximité d’espaces de loisirs verts. Dès lors, comme dans les travaux sur les coraux faisant l’hypothèse d’un lien entre la rugosité du récif et sa croissance, si une ville dépend de son interface urbaine pour sa vitalité, alors on peut s’attendre à ce que la croissance de la population dépende de la rugosité de la ville considérée (voir fig. 6).
Comme je l’ai rappelé préalablement, en Californie, les liens sont particulièrement forts entre ville et espaces ruraux qui l’entourent : les fermes peuvent être vues comme les poissons et organismes qui dépendent des zones urbaines. C’est d’ailleurs une idée ancienne, que les fermes ont un accès facilité aux marchés et à la force de travail en s’installant sur ces franges, puisqu’elle était déjà formulée et encouragée au début du XXe siècle par la commission de la vie rurale (Country Life Commission, 1911).
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Comment les parties prenantes du développement urbain et agricole peuvent-ils gérer ensemble l’évolution du front urbain ?
Je pense que si vous décidez d’inclure du vert dans le tissu urbain, alors il faut un processus engageant à la fois la planification de l’urbain et de l’agricole. Il s’agit de contrôler la croissance du bâti et de porter attention aux limites de la ville en agissant sur la planification et la règlementation de l’usage des terres. Mais un autre champ à déployer est celui de la commercialisation : si l’on veut des fermes viables dans ces zones « vertes », ce qui, soit dit en passant sera très utile en termes de services écosystémiques pour les urbains, alors vous avez besoin d’un appui économique à l’agriculture. Cela inclut : de prévoir de l’espace pour des marchés paysans, de développer des marchés axés sur l’approvisionnement public de la restauration collective, ou encore de mettre en place des espaces logistiques, des plateformes, permettant aux petites et grandes exploitations de se développer commercialement. Si vous voulez contrôler la croissance urbaine, alors vous devez créer des programmes alimentaires locaux s’appuyant sur des réseaux urbains et agricoles socialement et économiquement intégrés, en lien avec la gestion des productions agricoles dans les zones rurales alentours. On peut penser à des initiatives favorisant la multifonctionnalité des exploitations agricoles qui s’appuient sur les besoins des villes. Les exploitations tournées vers l’élevage offre ces possibilités en termes de production d’énergie, les biodigesteurs constituent une autre façon de vendre quelque chose aux villes qui ne soit pas nécessairement de la nourriture. Cela requiert surtout de la créativité et une certaine prise de risque. Cette prise de risque est bien sûr inégalement distribuée, parce que certaines fermes sont plus petites, avec des capacités d’investissement moindres. D’autres grandes fermes peuvent ne pas être disposées à le faire. Et c’est très bien : vous n’avez pas besoin d’une prise de risque généralisée, même s’il ne faut pas nier les capacités différenciées à la multifonctionnalité !
Ce que je vois aux États-Unis, en analysant la mise en réseau des systèmes alimentaires locaux, c’est que les agriculteurs en vente directe locale jouent également un rôle central dans l’aménagement du territoire. Par exemple, dans le comté de Baltimore, sur la côte Est, de nombreuses fermes se sont converties à l’agriculture multifonctionnelle pour survivre économiquement. Les agriculteurs avaient alors besoin de garanties relatives à la manière dont la croissance urbaine allait se produire. Ils se sont donc réunis, entre agriculteurs et acteurs du système alimentaire, et ont élaboré des propositions. Lorsque la ville s’est engagée dans la conception d’une politique alimentaire locale, ils ont pu mettre en avant cela, et la ville, le comté, l’État ont pu adopter leurs propositions concernant le système alimentaire local. Mais il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, il existe des déserts alimentaires qui sont référencés par les pouvoirs publics3. La notion de désert alimentaire est définie par le Ministère de l’Agriculture et cherche à mesurer l’accès à l’alimentation (et à la qualité de cette alimentation), en articulant données économiques et accès à des points de vente alimentaires. Un désert alimentaire, c’est un secteur de recensement défavorisé (ayant un revenu par foyer de 80% ou moins inférieur au revenu médian du secteur ou ayant au moins 20% de la population sous le seuil de pauvreté) où une part significative des résidents (au moins 33% de la population ou 500 personnes) habitent à plus de 1,6 km (1 mile) en milieu urbain et 16 km (10 miles) en milieu rural du supermarché le plus proche (Paddeu, 2016).
En Californie, c’est un modèle différent que j’ai pu observer : une coalition entre plusieurs acteurs de l’alimentation regroupant agriculteurs, consommateurs, épiceries … cherchant à faire pression sur la politique alimentaire urbaine pour demander des épiceries dans certains quartiers, des denrées plus fraiches et saines et s’articulant à une volonté de préserver les terres agricoles. Parfois, ces politiques sont initiées par des organismes sans but lucratif, puis les villes ou les comtés les adoptent. Parfois, des personnes déjà intégrés au gouvernement local contribuent à l’adoption de mesures élaborées par des acteurs du système alimentaire local. Je pense qu’il n’y a pas deux endroits qui se ressemblent dans un récif corallien. Je pense que c’est la même chose pour les villes et leurs agricultures. Il ne s’agit pas de recréer et de reproduire le même schéma. Il s’agit plutôt de permettre à une relation complexe d’évoluer.
ENTRETIEN RÉALISÉ EN SEPTEMBRE 2019, MIS À JOUR À L’ÉTÉ 2020
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Couverture : panneaux publicitaires pour les boutiques de fruits secs et d’amandes dans la Vallée Centrale, entre Merced et Fresno (C. Ruggeri, 2013)
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Pour aller plus loin
Alba R. D., Logan J. R., et Stults B. J., 2000, « The Changing Neighborhood Contexts of the Immigrant Metropolis », Social Forces, vol.79, nº2, p. 587-621.
Brinkley C., 2019, “Cities as Coral reefs: using rugosity to measure metabolism across the urban interface”, Annals of the American Association of Geographers, vol. 109, n°5, 1541-1559.
Brinkley C., 2018, “Fringe benefits: adding rugosity to the urban interface in theory and practice”, Journal of Planning Literature, vol. 33, n°2, 143-154 en ligne.
Brinkley C., 2017, “Visualizing the social and geographical embeddedness of local food systems”, Journal of Rural Studies, vol. n°54, 314-325, en ligne.
Brinkley C., 2012, “Evaluating the benefits of peri-urban agriculture”, Journal of Planning Literature, 27(3), 259-269, en ligne.
US Country Life Commission, 1911, Report of the Commission on Country Life with an Introduction by Theodore Roosevelt, première impression lors de la 2e session du 60e Congrès, service de documentation du Sénat, vol. 705, 150 p.
Goreau, T. et Goreau, N., 1959, “The physiology of skeleton formation in corals. II. Calcium deposition by hermatypic corals under various conditions in the reef” The Biological Bulletin, vol. 117, n° 2, p. 239-250.
Heimlich R. E., et Anderson W. D., 2001, Development at the urban fringe and beyond: Impacts on agriculture and rural land, Agricultural Economic Report n° 803, 88 p.
Hoegh-Guldberg O., Mumby P. J., Hooten A. J., Steneck R. S., Greenfield P., Gomez E., Harvell C.D., Sale P. F., Edwards A.J, Caldeira K., Knowlton, N., Eakin C. M., Iglesia-Prieto R., Muthiga N., Bradbury R. H., Dubi A., et Hatziolos E., 2007, “Coral reefs under rapid climate change and ocean acidification”, Science, vol. 318 n°5857, p. 737-1742.
Isserman, A., 2001, “Competitive advantages of rural America in the next century”, International Regional Science Review, 2001, vol. 24, n° 1, p. 38-58.
Le Goix R., 2016, « Du manteau d’Arlequin au Rubik’s cube : analyser les multiples dimensions de trente années d’évolutions socio-économiques des quartiers en Californie du Sud », Géoconfluences, en ligne.
Massey, D. S. et Denton, N. A., 1993, American apartheid: segregation and the making of the underclass, Harvard University Press, Cambridge, 292 p.
Paddeu F., 2016, « D’un mouvement à l’autre : des luttes contestataires de justice environnementale aux pratiques alternatives de justice alimentaire ? », Justice Spatiale/Spatial Justice, n°9-2016, en ligne.
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Pour citer cet entretien : Brinkley C., 2021, « Entendu / Entretien : Les villes comme récifs coralliens et entités rugueuses : penser un autre modèle urbain pour favoriser le lien entre ville et agriculture », Urbanités, février 2021, en ligne.
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- Au sens de « community » : elle est difficile à traduire car son équivalent français est un faux ami. Aux États-Unis, la « communauté » peut représenter un ensemble de personnes vivant dans un lieu donné, comme une communauté professionnelle, ethnique ou culturelle. [↩]
- Chiffres : Heimlich et Anderson, 2001 ; Census of Agriculture, USDA Economic Research Service, 2007 (cites dans Brinkley, 2012). [↩]
- Voir à ce sujet l’atlas des déserts alimentaires et de l’accessibilité à l’alimentation produit par le ministère de l’agriculture. [↩]