Mondes urbains indiens / Entretien : Luttes pour la ville. L’urbanité conflictuelle des mégapoles d’Asie du Sud

Entretien avec Laurent Gayer, par Lionel Francou

 

 

 


Laurent Gayer est chargé de recherche au CNRS/CERI-Sciences Po. Spécialiste du sous-continent indien, il s’intéresse plus particulièrement aux dynamiques urbaines et aux mobilisations violentes en Inde et au Pakistan. Il a notamment publié Muslims of Indian Cities. Trajectories of Marginalisation (Hurst/Columbia University Press, 2012, en co-direction avec Christophe Jaffrelot) et Karachi. Ordered Disorder and the Struggle for the City (Hurst/Oxford University Press, 2014).

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Ces dernières années, vous avez travaillé tant sur les villes indiennes que pakistanaises, et plus particulièrement sur la question de l’ordre social. Ce dossier d’Urbanités sur les « Mondes indiens » s’intéressant à l’ensemble de l’aire culturelle du sous-continent, vous êtes dans une position de choix pour ébaucher une introduction à la réalité de ces villes. Peut-on comparer entre elles les villes de ces deux pays ou, à défaut, les villes propres à chacun de ces pays ?

La question urbaine en Asie du Sud est placée sous le signe du paradoxe. Il s’agit d’une des zones les moins urbanisées de la planète (31 % de la population de la région résidait en ville en 2005, derrière l’Afrique, avec 38 %). Dans le même temps, le sous-continent indien compte pourtant certaines des mégapoles les plus peuplées du monde : en 2005, sur les 20 villes dépassant les 10 millions d’habitants, 5 étaient situées en Asie du Sud.

Le taux d’urbanisation varie sensiblement d’un pays à l’autre : 35 % au Pakistan en 2005, contre 29 % en Inde et 25 % au Bangladesh. Le Pakistan se singularise également, à l’échelle régionale, par une croissance urbaine un peu plus rapide. Dans les trois pays les plus peuplés de la région (où la définition de la « ville » comme agglomération de plus de 5000 habitants est communément retenue), la croissance urbaine s’est cependant ralentie au cours des dernières décennies. On ne peut donc parler d’une « explosion urbaine », en dépit de l’accroissement continu de la population de certaines mégapoles. Là encore, il faut se montrer prudent : si une ville comme Karachi continue d’attirer autour de 500 000 migrants chaque année, en Inde l’essentiel de la croissance des grandes villes est dû à un accroissement naturel de la population.

Dans tous ces pays, on a assisté à un processus de « métropolisation », c’est-à-dire de concentration croissante de la population urbaine dans les grandes métropoles. De nouveau, ce processus est plus flagrant au Pakistan qu’ailleurs : en 2005, 50 % de la population urbaine pakistanaise était concentrée dans 8 agglomérations de plus d’un million d’habitants, tandis qu’au même moment 40 villes de plus d’un million d’habitants abritaient 40 % de la population urbaine de l’Inde.

Ces mégapoles sont des lieux de tensions endémiques mais aussi de formidables laboratoires sociaux où s’inventent de nouvelles manières de vivre, de travailler et de lutter ensemble. Sans être totalement absentes, les agences de développement étatiques ne sont que l’un des acteurs de ces processus. Toutes ces villes se caractérisent en effet par une forte informalité, tant au plan du logement que des activités économiques. On estime ainsi la part de la population résidant dans des bidonvilles à un quart de la population à Chennai et Delhi, au moins un tiers à Kolkata et Dacca et près de la moitié à Mumbai et Karachi.

Les villes d’Asie du Sud sont le produit d’histoires très diverses. Certaines villes, comme Delhi, font remonter leur origine dans un passé lointain et se sont constituées par strates successives, faisant apparaître des influences variées en matière d’aménagement urbain, depuis la ville hindoue antique jusqu’à la ville coloniale en passant par la ville musulmane. D’autres villes sont beaucoup plus récentes, à l’instar des grandes cités portuaires de Mumbai et Karachi, fondées au 18e siècle et donc beaucoup plus marquées par l’héritage colonial, tant en matière de patrimoine architectural que d’aménagement de l’espace urbain. En dépit de ces variations importantes dans l’historicité du fait urbain, ces villes présentent certaines similitudes dans leur organisation socio-spatiale : à des degrés divers, elles connaissent toutes des formes de ségrégation résidentielle indexées sur la caste, la religion, l’ethnie ou la secte. Cette structuration de l’espace urbain n’est pas figée : elle est en recomposition continue, sous l’effet de processus économiques (transformations du tissu industriel, essor des classes moyennes) et politiques (recherche de la sécurité dans l’entre-soi communautaire, politisation des identités ethniques et de caste).

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Venons-en justement à ces phénomènes de ségrégation résidentielle. En 2012, vous avez codirigé avec Christophe Jaffrelot un ouvrage intitulé Muslims in Indian Cities : Trajectories of Marginalisation, publié par Hurst/Columbia University Press. Vous y analysez le déclin qui affecte la minorité musulmane vivant dans les villes en Inde, tant au plan politique que socio-économique. En quoi la prise en compte de la dimension urbaine est-elle selon vous un atout pour étudier les trajectoires de marginalisation de ces populations ?

Comme tous les Indiens, les musulmans vivent en majorité en zones rurales. Il s’agit pourtant de la communauté la plus urbanisée du pays (si l’on excepte les minorités religieuses de taille plus réduite, comme les Parsis). En 2001, plus de 35 % des 138 millions de musulmans indiens résidaient ainsi en ville. Les musulmans des villes indiennes sont aussi sensiblement plus pauvres que leurs coreligionnaires des zones rurales et que la population hindoue de ces mêmes villes. Enfin, ce sont les musulmans des villes qui ont été les premières victimes des violences « communalistes » (opposant hindous et musulmans) depuis les années 1980. Ce sont ces trois caractéristiques – forte urbanisation, pauvreté et insécurité – qui nous ont conduits à nous intéresser à cette population. Au-delà du sort de cette « communauté » – qu’il faut cependant éviter de réifier, l’ensemble des contributions rassemblées dans l’ouvrage faisant apparaître d’importances variations d’une ville à l’autre –, c’est aux recompositions du tissu urbain indien dans son ensemble que nous nous sommes intéressés.

Si, finalement, l’ensemble de ces études tend à relativiser l’hypothèse d’une « ghettoïsation » généralisée des musulmans des villes indiennes, au-delà de quelques villes où les musulmans ont fait les frais de violences d’État de grande ampleur (à Ahmedabad et Mumbai, notamment), nombre de nos cas d’étude soulignent aussi que le « modèle de la mosaïque », sur lequel reposait la coexistence des hindous et des musulmans dans les centres urbains les plus anciens, est bien en crise. Dans les vieilles villes fortifiées, ce « modèle de la mosaïque » assurait une certaine mixité sociale en organisant la coexistence des castes et des communautés religieuses dans une séparation relative, le regroupement par caste ou religion s’opérant au niveau de la ruelle plus que du quartier dans son ensemble. Cette structuration de l’espace urbain est cependant devenue exceptionnelle, cédant le pas à de plus grands ensembles religieusement homogènes.

Notre ouvrage avait une vocation politique pleinement assumée : dans la foulée de plusieurs rapports officiels, il entendait attirer l’attention des universitaires et des pouvoirs publics indiens sur le délitement du vivre-ensemble dans un grand nombre de villes du pays, et sur l’enclavement croissant de la minorité musulmane. Malheureusement, l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi à l’issue des élections de 2014 – un homme directement compromis dans les pires pogroms anti-musulmans qu’ait connus l’Inde postcoloniale, au Gujarat en 2002 – a coupé court au débat sur la réinsertion des musulmans dans la cité et, plus généralement, sur la revitalisation d’un tissu urbain où un certain degré de ségrégation résidentielle n’excluait pas les interactions sociales et professionnelles. Au contraire, les nationalistes hindous ont relancé la dynamique de polarisation sociale et religieuse dont les musulmans sont les premiers à faire les frais, en tentant une fois de plus d’attiser les tensions intercommunautaires à des fins électoralistes.

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En 2014, vous avez publié Karachi. Ordered Disorder and the Struggle for the City chez Oxford University Press. Karachi est la plus grande ville du Pakistan, avec une population de plus de vingt millions d’habitants. Comment s’explique la croissance démographique spectaculaire de la ville et comment s’y est-elle adaptée ?

Au moment de la création du Pakistan, en 1947, Karachi est une ville de taille modeste, approchant le demi-million d’habitants. C’est aussi une ville peu industrialisée, dont le rôle économique tient surtout à son statut de cité portuaire qui, depuis le 19e siècle, en fait un point de transit obligé pour les denrées agricoles originaires de l’arrière pays sindhi et pendjabi à destination des marchés étrangers (pays du Golfe, Europe, Chine). Si la ville devient la première capitale du Pakistan, c’est d’abord par élimination : Lahore, plus prestigieuse, est très proche de la frontière indienne et donc stratégiquement vulnérable ; Dacca, pour sa part, est trop isolée. Karachi présente de surcroît l’avantage d’avoir été épargnée par les tensions intercommunautaires qui ont affecté les villes du Pendjab et du Bengale. C’est finalement le moins mauvais choix qui s’offre aux pères de la nation pakistanaise.

Les élites politiques du Pakistan n’avaient pourtant pas anticipé l’ampleur des mouvements de population qui vont accompagner la Partition de l’Inde. Dans les mois qui suivent ce grand partage, Karachi accueille près d’un million de réfugiés, que l’on appellera bientôt les « mohajirs » (migrants, en arabe ; ce terme d’origine coranique faisant référence à l’Hégire du Prophète de la Mecque à Médine). La plupart de ces migrants sont ourdouphones et originaires du nord de l’Inde ou du plateau du Deccan. Ils sont de surcroît les produits d’une culture urbaine, très différente de celle des autochtones sindhis. Leur conviction d’avoir joué un rôle de premier plan dans le mouvement pour le Pakistan et d’avoir consenti d’importants sacrifices humains et matériels dans cette lutte renforce leur sentiment de distinction. Dès les mois qui suivent la création du pays, on assiste alors à des frictions entre Mohajirs et Sindhis. Ces tensions vont encore s’exacerber à la suite de la décision des autorités fédérales de détacher Karachi de la province du Sindh pour en faire un territoire fédéral, en 1948. Pour les élites sindhies, cette décision est une véritable trahison, amputant la province de sa principale source de richesse. De fait, les Mohajirs semblent alors avoir fait main basse sur Karachi. Entre 1941 (date du dernier recensement conduit par les Britanniques) et 1951 (date du premier recensement conduit par les autorités pakistanaises), le profil démographique de la ville a été profondément modifié. En 1941, Karachi était une ville majoritairement non-musulmane, où dominait le sindhi. En 1951, les non-musulmans n’y sont plus qu’une infime minorité et l’ourdou s’est imposé comme langue dominante. Cette transformation s’explique d’un côté par le départ massif des populations hindoues et dans une moindre mesure chrétiennes, notamment à la suite de la flambée de violence intercommunautaire de 1948 (les Parsis, eux, ne quitteront massivement la ville qu’à l’issue du programme de nationalisation de Z.A. Bhutto dans les années 1970, qui portera un coup rude à leurs intérêts économiques). D’autre part, comme on l’a vu, Karachi accueille des centaines de milliers de migrants musulmans ourdouphones qui, en quelques mois, bouleversent le profil démographique de la ville.

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Burns Road, l’un des quartiers de la « vieille ville » coloniale de Karachi devenus un bastion des Mohajirs au lendemain de la Partition de 1947 (Gayer, 2011).

Burns Road, l’un des quartiers de la « vieille ville » coloniale de Karachi devenus un bastion des Mohajirs au lendemain de la Partition de 1947 (Gayer, 2011).

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Ces flux migratoires entraînent des frictions interculturelles mais aussi une crise du logement et des services publics. Karachi n’a pas la capacité d’accueillir une telle population. Les réfugiés doivent alors se contenter de solutions de fortune. Les plus pauvres campent dans les parcs et les terrains vagues, tandis que les plus aisés font jouer leurs relations pour se voir attribuer des logements laissés vacants par les partants. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que le pouvoir fédéral – désormais aux mains des militaires – se saisit pleinement de cette question et se lance dans un vaste programme de construction de logements pour les réfugiés les plus démunis. Cette politique du logement va cependant avoir des effets imprévus qui, là encore, vont alimenter de fortes tensions sociales. Le pouvoir militaire s’efforce de décongestionner le centre-ville de Karachi en déplaçant les réfugiés « squattant » les espaces publics vers la périphérie. Les nouveaux quartiers ouvriers sont cependant peu attractifs, au moins dans un premier temps : ils tardent à être raccordés à l’eau et à l’électricité, tandis que l’industrialisation de ces zones périphériques est plus longue que prévue. Le centre-ville de Karachi (qui correspond principalement à l’ancien quartier colonial de Saddar) perd alors sa fonction intégratrice, liée à sa diversité sociale. Au même moment, de nouveaux bidonvilles apparaissent le long des routes menant aux quartiers ouvriers en devenir de Landhi/Korangi et New Karachi. À une ville dense et d’une grande mixité sociale succède un étalement urbain de faible densité. Et tandis que la société urbaine se fragmente, les plus pauvres se voient souvent contraints de vivre loin de leur lieu de travail. Un éloignement dont les effets sont aggravés par l’incapacité des pouvoirs publics à mettre en place un réseau de transports en commun, laissant au secteur privé le soin de pallier ces déficiences. Enfin, l’explosion du secteur immobilier informel se traduit par la montée en puissance d’acteurs officieux qui ne vont cesser de gagner en influence au cours des décennies suivantes. Fracture sociale, crise du logement et des transports tendent ainsi à se conjuguer, alors que la ville change de visage.

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La « frontière » – et la ligne de front – séparant le quartier à dominante pachtoune de Kati Pahari et le quartier à dominante mohajir de Qasba Colony (Gayer, 2011).

La « frontière » – et la ligne de front – séparant le quartier à dominante pachtoune de Kati Pahari et le quartier à dominante mohajir de Qasba Colony (Gayer, 2011).

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La croissance démographique de Karachi va se maintenir à un niveau spectaculaire au fil des décennies suivantes, faisant de la ville l’unique mégapole du Pakistan, dont la taille est sans commune mesure avec les autres centres urbains du pays. Ces migrations continues s’expliquent par divers facteurs : la recherche d’opportunités économiques (pour les populations rurales du Pendjab et des régions à dominante pachtoune du Nord-Ouest) et, plus récemment, la menace des talibans et de l’armée dans ces mêmes régions, ou encore celle des inondations et de la sécheresse pour les populations rurales du Sindh. Là encore, ces flux migratoires vont alimenter des tensions intercommunautaires. Au fil des ans, les Mohajirs vont se réinventer comme des autochtones et contester le droit à la ville des migrants plus récents, notamment les Pachtounes, qu’ils perçoivent comme « arriérés » et violents. Ce racisme ordinaire prend une tournure politique dans la seconde moitié des années 1980, au moment où Karachi est confrontée à une flambée de violence qui, au départ, est essentiellement liée à des rivalités économiques (notamment pour le contrôle du marché de l’immobilier informel, des transports et du commerce alors en plein essor de l’héroïne afghane). La division ethnique du travail – et notamment l’emprise des Pachtounes sur certains marchés criminels, facilitée par leur accès privilégié aux marchés d’armes du Nord-Ouest et leur spécialisation ancienne dans le secteur du transport – va cependant encourager les lectures ethniques de la crise, qui vont devenir l’un des principaux fonds de commerce des entrepreneurs identitaires mohajirs. C’est dans ce contexte de rivalités criminelles et de consolidation ethnique, inséparables des retombées transnationales du Jihad afghan, que le nationalisme mohajir va cristalliser, pour devenir la principale force politique locale.

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Banaras Chowk, quartier pachtoune du nord de Karachi, théâtre de nombreux affrontements entre Pachtounes et Mohajirs depuis les années 1980 (Gayer, 2011).

Banaras Chowk, quartier pachtoune du nord de Karachi, théâtre de nombreux affrontements entre Pachtounes et Mohajirs depuis les années 1980 (Gayer, 2011).

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Karachi se singularise donc à de multiples égards des autres villes du Pakistan. Par sa taille, d’abord, mais aussi par sa diversité linguistique ou « ethnique » et par sa place dans l’économie (la ville contribue à elle seule à plus de 20 % du PIB pakistanais). C’est aussi, depuis la Partition, une ville contestée, à un niveau très pratique (on s’y affronte pour le contrôle des ressources économiques licites et illicites), mais aussi à un niveau plus ontologique – les batailles de Karachi tournent aussi autour de l’identité de la ville et de ses « propriétaires » légitimes. La militarisation de ces luttes pour la ville, dans le sillage du Jihad afghan, est également sans équivalent dans le reste du pays. D’autres villes pakistanaises connaissent des violences endémiques, à l’instar de Peshawar et Quetta, théâtres d’attaques quasi-quotidiennes de la part de groupes islamistes radicaux ou de groupes nationalistes en lutte contre l’État central. Nulle part ailleurs, pourtant, la violence politique et criminelle n’a acquis un caractère aussi systématique, tant dans le fonctionnement routinier de la vie politique que dans la régulation de l’économie.

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En quoi ces conflits participent-ils aux transformations sociales et politiques de Karachi ? Faut-il y voir une faillite de l’État, face à une société de plus en plus militarisée ?

Contrairement à ce que suggèrent les élites ourdouphones, qui se complaisent souvent dans la nostalgie d’une époque « paisible », la ville postcoloniale de Karachi a toujours été le théâtre d’intenses turbulences. Au choc de la Partition, dont les effets se prolongent jusque dans les années 1950, succède l’effervescence des luttes ouvrières et des mouvements étudiants au cours des années 1960. Ces luttes sociales et politiques se heurtent violemment au régime militaire d’Ayub Khan, dont la décision de déplacer la capitale de Karachi vers Rawalpindi (1959) puis Islamabad (1964) est en partie liée à son hostilité envers cette ville insoumise, épicentre de tous les grands mouvements contestataires de l’époque, qui finiront d’ailleurs par avoir raison de son régime. Paradoxalement, c’est sous le régime démocratique et d’inspiration socialiste de Zulfiqar Ali Bhutto, au début des années 1970, que ces luttes sociales vont marquer le pas. Bhutto et son Pakistan Peoples Party (PPP) cooptent une grande partie des leaders syndicaux et étudiants tout en réprimant dans le sang les dernières grandes grèves. Le syndicalisme ouvrier ne s’en relèvera pas et aux mobilisations de classe succède un système clientéliste et populiste dans les quartiers populaires de la ville, notamment dans son plus ancien quartier ouvrier, Lyari, bastion du PPP depuis cette époque. Avec le renversement de Bhutto et l’arrivée du général Zia-ul-Haq, la structure du champ politique connaît de nouveaux changements. Comme tous les chefs d’État militaire qui l’ont précédé, Zia cherche à dépolitiser la société – et plus spécifiquement à briser les appareils partisans – en promouvant une forme de démocratie locale non partisane. Cela se traduit par l’apparition de leaders locaux qui utilisent la carte de l’ethnicité pour se ménager des « banques de vote ». C’est notamment le cas dans le plus grand quartier informel de la ville, Orangi, où au milieu des années 1980 on assiste à l’émergence de nouveaux leaders politiques au discours ouvertement ethnique. Orangi et ses marges sont également l’un des terrains privilégiés de la bataille du foncier qui se joue alors. Au milieu des années 1980, on assiste à l’irruption, sur le marché de l’immobilier informel, d’entrepreneurs violents qui cherchent à reconvertir les profits du narcotrafic dans le foncier. C’est dans ce contexte que la ville connaît de terribles « émeutes ethniques », en 1985-1986, qui prennent leur origine dans des événements a priori non politiques (accidents de la circulation, raids de la police contre des hauts lieu du narcotrafic,…) mais qui, d’une part, vont être montés en épingle par les entrepreneurs identitaires émergents et, d’autre part, instrumentalisés par les nouveaux acteurs de l’immobilier informel pour prendre le contrôle de certains quartiers sous couvert de violences « ethniques ». Aussi peu « ethniques » soient-elles à l’origine, ces violences n’en ont pas moins un effet performatif : elles contribuent à une polarisation sans précédent de la population locale sur une base ethnique, opposant notamment Pachtounes et Mohajirs.

C’est alors qu’émerge une nouvelle force politique, le Mohajir Qaumi Movement (MQM), un parti qui entend défendre les intérêts de la population ourdouphone face aux menaces de la « mafia de la drogue » pachtoune. À la fin des années 1980, alors que le Pakistan fait l’expérience d’une nouvelle « transition démocratique », le parti s’impose par les urnes (il remporte les élections municipales de 1987 puis la plupart des sièges attribués à Karachi aux élections générales de 1988). Au même moment, le MQM se militarise, seule manière pour ses dirigeants d’assurer leur survie dans un milieu de plus en plus violent, où rivalités politiques et criminelles sont systématiquement entrelacées. À son tour, le parti – qui reste à ce jour dominant, même si les défis à son autorité se sont multipliés depuis quelques années – va renforcer cette militarisation et cette criminalisation de la vie politique locale. Car si le parti joue le jeu de la démocratie électorale, dont il tire sa légitimité et une partie de ses ressources (fonds et emplois publics, notamment), il continue de se concevoir comme un mouvement contestataire, recourant fréquemment à des pratiques venant troubler l’ordre public (grèves violentes, attaques armées contre ses rivaux,…). Produit d’un monde politique violent, le MQM va à son tour développer une culture politique résolument agressive, qui s’embarrasse peu de la légalité. À ce jour, le parti reste ainsi impliqué dans des activités d’extorsion à grande échelle, tandis que ses « target killers » continuent de faire régner la terreur. Pour autant, ce pouvoir n’est pas absolu : bien qu’il aspire à l’hégémonie, le MQM n’est jamais parvenu à faire main basse sur la ville. Il a d’abord dû compter avec la contestation armée d’autres acteurs politiques – le PPP, qui s’appuie sur une branche étudiante militarisée, puis sur les gangs criminels de Lyari ; la faction dissidente des Haqiqis, qui émerge au début des années 1990 ; les nationalistes pachtounes de l’Awami National Party à partir de 2007, etc. Plus récemment, le parti a également dû composer avec l’opposition des talibans pakistanais, une opposition qui, pour une fois, trouve principalement son origine dans des considérations idéologiques (le MQM est un parti d’orientation « laïque »).

Enfin, le MQM a régulièrement fait les frais des revirements stratégiques de l’État et, plus spécifiquement, du pouvoir militaire. Si l’on soupçonne le général Zia-ul Haq d’avoir soutenu la création du parti, en 1984, pour affaiblir le PPP mais aussi les islamistes (alors même que ces derniers sont officiellement patronnés par le régime militaire), les perceptions de l’armée changent radicalement au début des années 1990. De 1992 à 1994, l’armée intervient directement pour démanteler ce que l’on présente alors comme « l’État parallèle » du MQM à Karachi, et pour restaurer l’ordre dans une ville qui semble s’enfoncer dans le chaos. Cette opération militaire porte un coup rude au MQM mais il y survit, tandis que les critiques de l’armée s’accumulent, à la suite de la multiplication des violences extrajudiciaires. Désormais, l’armée n’intervient plus directement dans les conflits locaux, mais elle continue à jouer un rôle indirect par le biais d’une force « paramilitaire », les Rangers (officiellement placés sous l’autorité du ministère fédéral de l’Intérieur, ils sont commandés par un général de l’armée de terre et servent donc de facto les intérêts de l’armée dans la ville). Cette force paramilitaire participe à plusieurs opérations anti-MQM au cours des années 1990 et a récemment repris du service, dans le cadre de l’opération anti-criminalité menée par le gouvernement de Nawaz Sharif à Karachi depuis septembre 2013. Au fil des mois, cette opération a pris une tournure anti-MQM de plus en plus prononcée, culminant dans un raid contre le quartier général du parti (le fameux « Nine Zero », ancienne résidence de son chef exilé à Londres depuis 1992, Altaf Hussain) en mars 2015, au cours duquel sont interpellés plusieurs « target killers » notoires du parti.

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Entrée d’un quartier contesté par le MQM et un parti nationaliste sindhi. La bannière au dessus du portail proclame que le quartier est la « citadelle d’Altaf [Hussain] » (Gayer, 2011).

Entrée d’un quartier contesté par le MQM et un parti nationaliste sindhi. La bannière au dessus du portail proclame que le quartier est la « citadelle d’Altaf [Hussain] » (Gayer, 2011).

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Cette répression semble appelée à se prolonger, l’armée ayant une nouvelle fois décidé de « nettoyer » la ville en épurant le MQM de ses éléments criminels. Dans le passé, toutes ces opérations se sont cependant soldées par un « échec », du moins si l’on considère que la pacification de la ville était l’objectif recherché par les militaires – ce qui est loin d’être évident. En effet, il semble que ces performances de violence « légitime » visaient moins à pacifier durablement la société qu’à redistribuer les cartes entre les détenteurs privés de moyens de coercition, afin de maintenir un certain équilibre dans l’ordre social violent qui caractérise la ville. Ces « arrangements » avec les entrepreneurs violents en tous genres (partis militarisés, groupes criminels, milices jihadistes) ne sont pas spécifiques à Karachi et s’inscrivent dans une tendance plus générale au partenariat public-privé dans la gestion de l’insécurité à l’échelle du pays dans son ensemble. Nulle part ailleurs ces connivences n’ont cependant pris un caractère aussi systématique – ce qui ne veut pas dire, pour autant, qu’elles se soient institutionnalisées, les changements de portage fréquents de l’armée contribuant à la volatilité de ces ententes largement occultes. Autrement dit, l’État – notamment dans ses retranchements sécuritaires – conserve une importante capacité régulatrice, mais son autorité se mesure moins dans sa capacité à monopoliser la violence qu’à contenir le désordre dans des limites acceptables, notamment pour le bon fonctionnement de l’économie.

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Ces violences urbaines sont-elles spécifiques à Karachi ? De manière plus générale, en quoi la ville se singularise-t-elle dans le maillage urbain pakistanais ?

Pour bien saisir les spécificités de cette configuration particulière, ce n’est ni vers Peshawar ou Quetta, et encore moins vers Islamabad, qu’il faut se tourner, mais plutôt vers Lahore. Tandis que les premières sont des cités de confins faiblement peuplées (avec respectivement 3,3 millions d’habitants et 1,9 million d’habitants en 2011), où la violence politique reste largement extérieure aux rivalités partisanes, Islamabad est un centre administratif où les prétendants au pouvoir à l’échelle nationale se montrent et se comptent mais dont le contrôle n’est pas un enjeu de conflits ouverts. Bien qu’elle se situe encore très loin derrière Karachi, avec 7 millions d’habitants en 2011, Lahore occupe en revanche une place centrale dans la vie politique pakistanaise. Pôle culturel, éducatif et, dans une moindre mesure, économique (son économie représentait 51 % de celle de Karachi en 2008), elle doit aussi son rayonnement à son statut de capitale provinciale du Pendjab, la province la plus peuplée et la plus riche du pays, dont la capture est essentielle à tout projet de conquête du pouvoir ou de changement de régime.

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Patrouille de police dans le quartier de Saddar (Gayer, 2014).

Patrouille de police dans le quartier de Saddar (Gayer, 2014).

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Au cours des années 1990 et 2000, les rivalités politiques y sont parfois meurtrières et les partis en compétition n’hésitent pas à nouer des alliances avec les groupes criminels locaux pour se livrer une guerre par procuration. Depuis quelques années, ces pratiques sont cependant devenues plus rares. La Pakistan Muslim League (Nawaz) (PML-N), dirigée par l’actuel Premier ministre Nawaz Sharif et par son frère Shahbaz (à la tête du gouvernement provincial du Pendjab depuis 2008), a pris ses distances avec la pègre locale, au profit de modes de domination plus institutionnels reposant sur le contrôle de la bureaucratie et de la police. À Karachi, au contraire, le MQM est de moins en moins maître du jeu. Depuis la fin du régime Musharraf (dont il était l’un des principaux alliés), le parti d’Altaf Hussain fait face à la multiplication et la montée en puissance – tant sur le terrain électoral qu’en termes économiques et militaires – de ses nombreux adversaires, depuis les partis représentant une communauté pachtoune en pleine expansion aux groupes criminels baloutches patronnés par le PPP en passant par les talibans. Une réforme de la législation sur les gouvernements locaux introduite par le PPP peu avant les élections de 2013 a par ailleurs érodé l’influence du MQM en transférant une grande partie des ressources financières et des compétences de la municipalité de Karachi (en matière d’attributions de postes dans les services municipaux, notamment) à l’administration provinciale, où le PPP est traditionnellement en position de force. Cette concurrence accrue, cumulée à l’effritement des capacités de redistribution du parti, a freiné la transition amorcée par le MQM au cours des années Musharraf vers des formes de domination plus institutionnelles et moins coercitives, en l’incitant à se réarmer et à réactiver ses alliances avec divers types d’entrepreneurs violents.

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Vous expliquez dans votre dernier ouvrage que la violence politique qui touche Karachi depuis une vingtaine d’années est devenue une routine. Cela déboucherait sur un « désordre ordonné », une prédictibilité des désordres dont la population prend compte, s’adaptant, sans pour autant que cela ne dissipe la peur. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette thèse forte ?

Contrairement à ce que l’on lit parfois dans les médias internationaux, Karachi n’est pas la ville la plus violente du monde. Certes, avec près de 3 000 homicides par an, elle n’est devancée en valeur absolue que par quelques villes d’Amérique centrale (Caracas, notamment). Si l’on rapporte ce nombre de meurtres à la population de la ville, le bilan est plus nuancé. Avec un taux d’homicide d’environ 11,5 pour 100 000 habitants en 2011, Karachi ne figure même pas dans les cinquante villes les plus dangereuses du monde (hors zones de guerre), qui sont toutes situées en Amérique latine et, dans une moindre mesure, en Amérique du Nord.

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Carte des homicides et des zones à risque à Karachi (2013) (Atelier de cartographie de Sciences Po, 2014)

Carte des homicides et des zones à risque à Karachi (2013) (Atelier de cartographie de Sciences Po, 2014).

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Il faut cependant manier ces chiffres avec précaution. Outre le fait que les sources sur lesquelles s’appuient ces bilans sont toujours sujettes à caution, ceux-ci ne permettent pas vraiment de mesurer la manière dont la violence – politique, criminelle ou religieuse – s’est infiltrée dans la vie quotidienne. Ce qui fait la spécificité des violences urbaines de Karachi, c’est moins leur intensité que leur ubiquité : bien que la violence se concentre sur certains quartiers dégradés du centre-ville (Lyari) et une poignée de quartiers populaires à la périphérie de la ville (Orangi à l’ouest, New Karachi/North Karachi au nord, Landhi/Quaidabad au sud-est), aucun quartier n’est entièrement épargné, même les zones résidentielles a priori les plus sécurisées (Defence Housing Authority et Clifton, au sud). La seconde spécificité de ces violences tient à l’enchevêtrement des logiques politiques, criminelles et, de plus en plus, « sectaires » (relatives à l’affrontement sunnites/chiites). C’est particulièrement évident dans le quartier de Lyari, devenu l’un des plus violents de la ville au cours des dernières années. En apparence, ce qui s’y joue s’apparente à une banale guerre des gangs. Mais ces rivalités criminelles ont aussi une dimension politique, le PPP et le MQM s’y livrant une guerre par procuration. Depuis quelques années, les groupes jihadistes et sectaires se sont aussi enracinés dans le quartier et prêtent parfois main forte à certains gangs. Face à cet écheveau de violences de plus en plus complexe, les forces de l’ordre ont un rôle ambivalent. Certains marchés criminels sont ainsi dirigés par des policiers, à l’instar de la « mafia du sable et du gravier » (composants essentiels pour le secteur du bâtiment) dans le district de Malir (à l’est de la ville). De même, les policiers sont massivement impliqués dans le secteur de l’immobilier informel et ils « protègent » traditionnellement les salles de jeu (illégales depuis la fin des années 1970) et les maisons closes (même si l’ancien quartier rouge de Napier Road, en bordure de Lyari, n’est plus que l’ombre de lui-même).

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Véhicule blindé de la police à Lyari (Gayer, 2014).

Véhicule blindé de la police à Lyari (Gayer, 2014).

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Depuis les années 1980, Karachi est régulièrement le théâtre de flambées de violence collective localement qualifiées d’« émeutes ethniques ». Aussi éphémères soient-elles, ces mobilisations violentes n’ont rien d’aléatoire. Elles obéissent à un calendrier, une géographie et un répertoire d’action relativement stables. Elles prennent prétexte d’un événement outrageant (opération policière, accident de la circulation, assassinat d’un leader politique ou religieux, attentat contre un lieu de culte ou une procession religieuse, etc.), se prolongent sur trois ou quatre jours tout au plus (après quoi les forces de l’ordre se déploient dans les rues, désormais vidées des miliciens armés agissant sous couvert de la foule en colère) et se diffusent en cercles concentriques autour de leur épicentre, généralement situé à l’interface de quartiers ethniquement différenciés. Au cours de ces épisodes de violence collective, des miliciens armés affiliés aux organisations criminelles ou aux partis politiques s’en prennent aux passants, ciblés sur la base de signes extérieurs d’appartenance ethnique, aux véhicules (minibus, notamment), aux boutiques, et parfois aux bâtiments administratifs. Le choix des cibles s’inscrit dans des stratégies électorales (consolidation de « banques de votes »), mais aussi dans des rivalités commerciales (la plupart des propriétaires de minibus sont des Pachtounes et s’attaquer à cette ressource a toujours été l’une des tactiques privilégiées des émeutiers mohajirs) et foncières (depuis les attaques de miliciens pachtounes contre les résidents ourdouphones de Qasba et Aligarh Colony en décembre 1986 jusqu’à l’incendie du marché de gros de Bolton Market à la suite d’un attentat anti-chiite en 2009, les émeutes ethniques ou sectaires sont l’occasion, pour la « land mafia », de s’approprier des terrains côtés).

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Miliciens de l’organisation extrémiste sunnite Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) (Gayer, 2011).

Miliciens de l’organisation extrémiste sunnite Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) (Gayer, 2011).

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La récurrence de certains modes et terrains d’affrontement, depuis les années 1980, a contribué à l’émergence de ce que j’ai qualifié d’« herméneutique du danger » au sein des populations locales. Celles-ci ont appris à décrypter les signes annonciateurs du désordre dans leur environnement quotidien et à réagir de manière préventive. Cette capacité à anticiper le danger demande une grande vigilance – on ne peut pas être toujours sur le qui vive mais les habitants de Karachi font néanmoins preuve d’une extrême sensibilité à leur environnement. Ils se trouvent aidés en cela par certains médias – services de SMS ou comptes Twitter relayant des nouvelles des derniers incidents sécuritaires, journaux de quartier recensant les affrontements de la veille dans les quartiers les plus contestés, etc. Pour reprendre les termes de l’anthropologue Linda Green, la peur est devenue un véritable « mode de vie » à Karachi, et la connectivité une affaire de survie.

Le caractère ordonné des désordres de Karachi ne signifie pas que la ville soit figée dans des violences aux motifs transparents. Les assassinats non revendiqués de militants politiques ou de simples passants se sont ainsi multipliés au cours des dernières années, sans qu’il soit toujours possible d’établir avec certitude l’identité et les mobiles de leurs auteurs – ce qui ne manque pas de perturber l’herméneutique du danger évoquée plus haut, en rendant l’environnement urbain de plus en plus indéchiffrable. Les épisodes de violence collective (émeutes ethniques, batailles rangées entre miliciens affiliés aux partis locaux) continuent cependant d’obéir à un schéma bien rodé, qui les apparente à des rituels d’affrontement et de transaction politique, à travers lesquels les forces en présence négocient leurs divergences et tentent d’obtenir des concessions de la part de leurs partenaires au gouvernement provincial et/ou fédéral.

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Quel est l’impact des désordres qui affectent Karachi sur sa vie économique et son développement ? S’il a lieu, ce développement se fait-il au profit de la population (dans son ensemble) ou seulement au bénéfice de quelques-uns ou de certains groupes ou organisations en particulier ?

Si les désordres ordonnés de Karachi ont leur géographie – des « géographies de la peur » orientant les représentations de la ville et les manières de s’y mouvoir –, ils ont aussi leur économie politique. Comme on l’a vu, les « émeutes ethniques » qui font la marque de la ville depuis les années 1980 ont une dimension économique prononcée dans la mesure où elles se nourrissent de rivalités autour de l’accès à certaines rentes économiques illicites, la question foncière demeurant notamment au cœur des luttes pour la ville. L’émergence de forces politico-militaires, dans la seconde moitié des années 1980, s’est parallèlement accompagnée de l’apparition d’un marché de la protection (le bhatta), qui concerne tant les commerçants du bazar que les grands industriels. Les activités économiques ont également durement souffert des grèves générales (hartal), souvent violentes, auxquelles appellent fréquemment les partis politiques pour réaffirmer leur autorité, sinon leur souveraineté, sur la ville. L’économie politique des désordres de Karachi est pourtant irréductible à ces nuisances et ces activités criminelles, qui tendent à suggérer que les acteurs économiques sont principalement les victimes de pratiques prédatrices émanant d’acteurs politiques criminalisés. Au fil des ans, ces acteurs économiques ont non seulement appris – comme tout le monde – à s’adapter au désordre ambiant, mais ont aussi su tirer profit d’un ordre social violent. Karachi apporte un cinglant démenti aux approches dominantes de la modernité économique, selon lesquelles le capitalisme ne pourrait prospérer que dans les environnements politiques stables, dans le respect des règles (juridiques, notamment) et la transparence. Karachi, dont les indicateurs économiques n’ont finalement pas tellement évolué depuis les années 1990, est là encore un formidable terrain d’innovation, où l’on a assisté à l’émergence d’un véritable capitalisme du désordre.

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Usine textile dans le quartier industriel de Korangi (Gayer, 2014).

Usine textile dans le quartier industriel de Korangi (Gayer, 2014).

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Si les acteurs économiques se sont tous vus imposer la « protection » des partis politiques ou des groupes criminels, ils ont aussi appris à tirer profit des ressources coercitives de ces derniers et de leur accès à certaines rentes économiques illicites. C’est notamment le cas dans l’industrie textile, fleuron de l’économie mondialisée de Karachi. Les industriels du secteur ont d’abord mis à contribution certains partis politiques (l’ANP et le MQM) pour bénéficier de leur accès au marché parallèle de l’eau, par le biais de branchements illicites aux canalisations officielles, assurant un approvisionnement à moindre coût. De manière plus insidieuse, ces mêmes industriels ont noué des ententes avec les partis politiques et les groupes criminels pour discipliner et réprimer la main d’œuvre ouvrière. Dans la plupart des usines textiles, les représentants des partis politiques localement dominants se sont vus attribuer des postes clés – notamment ceux de Labour Relations Officer –, d’où ils surveillent les travailleurs et étouffent dans l’œuf les revendications sociales. Ces pressions politiques sur les travailleurs ont accéléré la reconfiguration du marché du travail ouvrier, dans le sens d’une précarisation croissante. La « flexibilité » du marché de l’emploi, en phase avec les réformes néo-libérales encouragées par les bailleurs de fonds internationaux, sert à la fois les intérêts des industriels et des partis politiques – la majeure partie des ouvriers sont désormais des travailleurs contractuels, privés des avantages sociaux dont bénéficiaient leurs prédécesseurs, et les « contractors » sont souvent liés aux partis politiques, qui trouvent là une nouvelle source de revenus et d’influence. De manière plus ponctuelle, certains industriels peuvent également faire appel aux groupes criminels ou – plus rarement – aux milices jihadistes pour réprimer les tentatives d’organisation syndicale. Ces stratégies répressives – où il s’agit moins de réprimer soi-même que de laisser se déployer la violence politique ou criminelle – rappelle à bien des égards la situation observée dans d’autres industries fortement mondialisées, comme les maquilas du Guatemala étudiées par Quentin Delpech, où le patronat instrumentalise les maras pour harceler les syndicalistes. En d’autres termes, le « capitalisme du désordre » qui se développe actuellement à Karachi en dépit mais aussi parfois en vertu de la violence endémique de la société environnante participe d’une reconfiguration plus globale d’un certain capitalisme mondialisé, dont les chercheurs commencent seulement à mesurer les effets sociaux et politiques.

Entretien réalisé fin mars 2015 par Lionel Francou

Image de couverture : Orangi, le plus grand quartier informel de Karachi, épicentre de ses violences ethniques et criminelles depuis les années 1980 (Gayer, 2011).

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