Chroniques / La rue, la rage, la révolution : Keny Arkana dans le texte

Lila Lakehal

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Cet article se propose d’explorer les textes de la chanteuse de rap contestataire et militante altermondialiste Keny Arkana, au prisme de sa lecture singulière de la société urbaine contemporaine. On tentera d’y lire et d’y lier les problématiques propres à la vie dans les quartiers populaires et les luttes politiques plus larges portées par la chanteuse, esquissant un chemin d’émancipation.

Dans ce cadre, les rues des quartiers populaires apparaissent tout à la fois comme :

(1) terrain d’observation privilégié du climat social (on y prend le pouls des difficultés sociales et économiques contemporaines) ;

(2) terrain d’expression des dynamiques du capitalisme contemporain, en tant que vecteur de relégation sociale, économique, migratoire, culturelle. Les écrits de K. Arkana sur la métropolisation de Marseille et la gentrification, de ce point de vue, esquissent une critique du modèle néolibéral de la ville en construction.

(3) terreau d’une lutte vers une émancipation citoyenne plus large, désirée par l’auteure. Cette dernière promeut une révolte et un mouvement de libération politique, sociale et économique « par le bas. » Son expérience militante dans le quartier de Noailles à Marseille1 , nourrie d’influences zapatistes, tend à la placer en position de porte-parole des habitants des quartiers populaires, qui seraient des « sans voix », dépourvus d’une représentation adaptée, mais aussi les possibles fers de lance de la révolution urbaine désirée.

Cet article se fondera principalement sur l’analyse de textes des chansons de l’auteure et sur leur mise en résonance avec certains écrits théoriques principalement issus de la sociologie critique et de la géographie radicale. À l’écoute de cette voix singulière, il s’agit également de valoriser ici le traitement artistique et contestataire de sujets communément pris en charge par les sciences sociales et politiques.

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La rue, terrain d’observation privilégié de « l’incendie »

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« La rue » et ses maux

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D’origine argentine, née à Boulogne-Billancourt en 1982, Keny Arkana a grandi à Marseille, où elle a connu une enfance difficile (placement en foyers, fugues, errance), au sujet de laquelle elle s’ouvre dans divers textes. On remarquera que K. Arkana ne nomme jamais explicitement les quartiers populaires : elle se réfère plus volontiers aux « quartiers » et à la « rue ». Pour mémoire, les quartiers populaires marseillais recoupent notamment certains quartiers dits « nord », ainsi que les quartiers de Belsunce et de Noailles, au centre de Marseille. Si leurs caractéristiques socio-économiques les rapprochent de certains quartiers de banlieue franciliens (chômage, précarité), ils divergent par leur localisation géographique, plus centrale – bien que l’enclavement des quartiers « nord » soit une difficulté réelle pour leur insertion urbaine, mais également par le type de bâti résidentiel (habitat privé insalubre dans les quartiers populaires de centre-ville, plutôt que HLM).

Arkana a plus précisément associé son nom au quartier de Noailles, où elle a participé à l’émergence d’un collectif local (cf. infra). Elle dépeint volontiers les difficultés sociales et économiques qu’y vivent les gens : « la « vie de rue », je la déteste ! Car elle m’a pris trop de frères et sœurs » (« Faut qu’on s’en sorte », L’Esquisse). La rue « schlingue » : Arkana dit « troquer cette saleté pour un mic » [un micro] (« Dur d’être optimiste », L’Esquisse) car « les murs de [s]a ville, ils sont rarement blancs, rarement propres » (« Les murs de ma ville »). La « jungle de béton » (« J’lève ma rime », L’Esquisse) est un terreau propice à la survenue de « l’incendie », dont la chanteuse dit provenir.

La « rue » est parfois personnifiée, et prend figure maternelle : « Je suis la rue / La mère des enfants perdus / Qui se chamaillent entre mes vices et mes vertus » (« La Mère des enfants perdus », L’Esquisse). Tour à tour mère nourricière et marâtre, elle apparaît comme le cadre urbain, social et affectif où grandissent ses « enfants déracinés, enfants des grands ensembles, élevés dans la violence du système, aux rêves brisés, sous le poids de leur schémas » (« Entre ciment et belle étoile », L’Esquisse).

Dans sa convocation des divers personnages de la rue, la rappeuse fait référence à ceux qu’elle a côtoyés dans sa jeunesse mouvementée. Elle décrit ainsi son rapport direct et conflictuel au cadre institutionnel auquel elle a été confrontée, notamment les « foyers et centres de merde » dans lesquels elle a passé une partie de son enfance et de son adolescence. Dans une chanson réquisitoire (« Eh connard », Entre ciment et belle étoile), elle interpelle un directeur de centre qu’elle a connu : « Qu’est-ce tu croyais, connaître les mômes à base de dressage, mais toutes vos institutions mènent à la perte, tu captes le message ? ». Elle fustige également l’omniprésence des forces de police et leurs relations complexes aux habitants des quartiers populaires : dans la chanson « Planquez-vous », elle dénonce « trop d’abus policiers » (L’Esquisse 2).

Dans un mouvement incessant entre le particulier et le général, Arkana livre son propre parcours, mais également ses observations sur son entourage et les milieux qu’elle a côtoyés, qui lui inspirent de petits portraits urbains dans la chanson « Cueille ta vie » (Entre ciment et belle étoile). D’autres figures de la rue sont convoqués, nommés ses « compagnons de galère, [ses] alliés, squatteurs de dalle, de cages d’escalier » (« J’lève ma rime »). Elle décrit également une jeunesse désœuvrée, désorientée, tentée par le trafic de drogue et la petite délinquance, comme dans « Petit soldat » où elle se met à la place d’un jeune du quartier à la dérive (L’Esquisse 2). Ces observations, à la fois naturalistes et poétiques, ne sont pas sans rappeler le travail en son temps d’un Nelson Algren, dépeignant sans complaisance la Chicago méconnue, celle des « bas-fonds », la face cachée de l’Amérique prospère (Algren, 1951).

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Marseille, métropole de référence

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Dans l’ensemble de ses écrits, Marseille fait figure de ville de référence : « de l’Opéra à la Plaine, on connaît toutes les rues par cœur » (« De l’Opéra à la Plaine », L’Esquisse). La ville peut également être source de fierté. Ainsi dans l’hymne « Marseille », K. Arkana loue-t-elle « la ville à part, cité marginale, (…) attirante comme les phéromones », du « centre-ville » en passant par les « quartiers sud » et les « quartiers nord » (L’Esquisse 2). C’est sur l’unité de la ville de Marseille, par-delà les contrastes forts existants entre ses quartiers (Viard, 2014), que la rappeuse met cependant l’accent. Elle convoque dans deux titres, « De l’Opéra à la Plaine » (I) et (II), la scène hip-hop locale, venue chanter la fierté d’appartenir à la ville : « Marseille centre-ville, tous répondent présent à l’appel, Panier, Opéra, Noailles, Cours Julien, la Plaine ». Marseille est présentée comme « l’emblème » qu’on « lève », « sans gêne, sans demi-mots ».

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1. Marché des Capucins, Quartier de Noailles, Marseille (L. Lakehal, 2013).

1. Marché des Capucins, Quartier de Noailles, Marseille (L. Lakehal, 2013).

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Marseille est présentée comme un creuset particulier, mais aussi comme l’archétype des métropoles modernes, dans leur diversité, dans leurs contradictions, dans leur puissance de violence et de contestation. La « rue » apparaît alors également comme le lieu d’expression des dynamiques et contradictions du capitalisme contemporain.

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De la rue à la rage contre « le système » : prestiges et mirages de la société urbaine libéralisée

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« Marseille refaite à notre insu » : une critique du modèle néolibéral de la ville en construction

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Clip de la chanson « Capitale de la rupture »

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=ta2jot9JhU0[/youtube]

Arkana tente de décrypter les dynamiques à l’œuvre dans la fabrique urbaine et se fonde sur sa compréhension de Marseille. Dans la chanson « Capitale de la rupture » (Tout tourne autour du soleil, 2012), elle fait directement référence au mouvement de transformation engagé dans le cadre de l’élection de Marseille en 2013 au titre de « Capitale Européenne de la Culture »2  :

« Je ne reconnais plus ma rue.

Où est mon centre ville ?

Celui d’avant a disparu ! »

Elle tente de démonter le mécanisme paradoxal à l’œuvre : une transformation urbaine qui n’a pas su ou voulu favoriser la participation des habitants, dépossédés du processus. Dans ce texte, se dégagent les deux faces de Marseille, qui semblent s’opposer : d’un côté, « la ville du bled », « la tradition, l’esprit de la ville millénaire », le « rassemblement des communautés », « mes frères » ; de l’autre, « une belle ville de la côte d’Azur », « leur modèle », « leurs hôtels », « les touristes ».

C’est bien une dynamique de transformation urbaine et sociale qu’elle décrypte, qui voit coexister des mondes et des modes de vie divergents : « Pendant que la misère s’accroît, tranquilles, les touristes se pavanent ». Elle chante un certain sentiment de dépossession dans le processus : « Marseille refaite à notre insu », par « eux ». Sans que ces derniers ne soient nommés, ils sont renvoyés à leurs « dossiers » et « leurs cocktails » et sont notamment associés à Euroméditerranée, vaste opération d’aménagement d’intérêt national. Elle y décrit un mouvement de rénovation qui « redessine », qui « expulse par centaines », qui « aseptise » – avec une référence à la vidéosurveillance en développement. Le discours de la rappeuse n’est pas sans rappeler les travaux sur les effets divers des investissements privés et des grands projets urbains sur les dynamiques métropolitaines (voir par exemple Halbert, 2005 sur les processus à l’œuvre ; Thornley, 2012 ; Smith, 2014, sur le cas londonien).

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2. Mucem et Fort Saint-Jean, Marseille (Lakehal, 2013)  Conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée est le premier musée national construit hors de Paris. Son ouverture en juin 2013 fut pensée comme l’un des temps forts de l’année de la Capitale de la Culture, et représenta un symbole de la transformation urbaine de Marseille.

2. Mucem et Fort Saint-Jean, Marseille (Lakehal, 2013) 
Conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée est le premier musée national construit hors de Paris. Son ouverture en juin 2013 fut pensée comme l’un des temps forts de l’année de la Capitale de la Culture, et représenta un symbole de la transformation urbaine de Marseille.

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La « rupture », derrière le masque de la « culture » : Arkana esquisse un discours critique et dialectique à contre-courant des discours laudatifs ayant généralement accompagné la transformation urbaine de Marseille 2013, capitale de la culture. Elle dénonce une volonté d’éviction des populations présentes, qui sont « l’identité de la ville », au profit d’une logique marchande et de catégories de populations plus aisées, ou extérieures (comme les touristes). La culture y semble le prétexte, le « cheval de Troie »3  d’un projet d’ingénierie sociale et urbaine plus vaste :

« Qu’est-ce qu’est devenue la Joliette ?

Après expulsions par centaines ?

Certainement pas ce qu’on aurait voulu…

Où est passée la ville du bled ?

Paraît que ce temps est révolu. »

Arkana dresse un constat alarmant : « l’écart se creuse », la « fracture (…) s’ouvre » ; ils « refont nos quartiers et nous virent ». La première face de la ville semble s’imposer au détriment de la seconde. Dans cette dialectique urbaine et sociale, se dégage la figure de « Babylone », symbole du mal moderne issu de la mouvance rastafarie, qui « construit son empire sur nos misères » (« La Rue nous appartient », Désobéissance) : « Babylone s’engraisse tandis qu’on crève en bas » (« La Rage », Entre ciment et belle étoile). Une guerre sourde s’engage : « Virés de nos quartiers populaires, c’est les banques qui poussent à la place, nous ghettoïsent, nous font la guerre, pour nous envoyer à la casse » (« La rue nous appartient », Désobéissance). Une dynamique de marchandisation de la ville est décrite : dans « Une décennie d’un siècle » (L’Esquisse 2), la rappeuse signale que « les villes ont été rachetées, monopoly géant, tandis que les pauvres s’appauvrissent », ou encore : « La ville n’est plus au peuple mais aux marchands d’immobilier » (« La rue nous appartient », Désobéissance). Ces textes font écho aux nombreux travaux de sciences sociales portant sur les phénomènes d’embourgeoisement des métropoles sous l’effet d’investissements publics et privés (voir par exemple Clerval, 2012 ; Lees & Ley, 2008).

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3. L’îlot Feuillants, dans le quartier de Noailles, cédera la place à un hôtel de luxe (Marsactu, BG, 2013)

3. L’îlot Feuillants, dans le quartier de Noailles, cédera la place à un hôtel de luxe (Marsactu, BG, 2013)

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Dans « La rue nous appartient », Arkana emploie une rhétorique que l’on retrouve également à l’extrême gauche de l’échiquier politique ou dans la littérature géographique critique, dénonçant un effet de dispersion des ménages à l’issue d’un processus de rénovation urbaine (Godard et al., 1973) : « apartheid social et culturel », « expulsés de nos centres-villes, expropriés de nos droits ». À qui profite la rénovation ? Ces questions agitent les cercles des chercheurs et des praticiens de longue date (Amin et al., 2000 ; Kirzsbaum, 2008).

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Faux coupables, vraies mutations ?

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À travers ses écrits, Arkana tente un art du décillement, du dévoilement des mouvements sous-jacents à la réalité observée. La relégation sociale, économique, politique, dont fait l’objet « la marge » urbaine est à maintes reprises décrite et analysée par Keny Arkana comme le fruit de dynamiques socio-économiques, urbaines et politiques majeures. Elle n’épargne pas les discours manichéens qu’elle estime teintés de mauvaise foi quand ils commentent les émeutes urbaines, par exemple : « quand les banlieues pètent, [des politiques] accusent les rappeurs / mauvaise foi exemplaire, aux mémoires sélectives » (« Nettoyage au kärcher », Entre ciment et belle étoile). Arkana dénonce les stratégies, conscientes et inconscientes, de stigmatisation des quartiers, « pointés du doigt comme les ennemis de la république » (« Buenos Dias », L’Esquisse 2). Elle pointe notamment une tentative délibérée de diviser la ville et ses habitants, de la part du gouvernement de N. Sarkozy : « [des politiques qui jouent les acteurs] stigmatisent nos quartiers, pour que les autres aient peur, » (« Nettoyage au Kärcher », Entre ciment et belle étoile). Elle fustige les tentations de « dresser ces sauvages » (« Je viens de l’incendie », Entre ciment et belle étoile) et relève l’ambivalence des discours sur les « problèmes des quartiers », décrivant un cycle de violence continu entre certains discours politiques portés sur ces quartiers et les émeutes qui y éclatent : « Pour se faire entendre, faut brûler des voitures / Ceux qui accusent l’incendie sont souvent ceux qui l’allumèrent. » (« Entre les lignes : 20.12 », Tout tourne autour du soleil). Dans des termes nécessairement différents, le processus de construction politique de problèmes sociaux est étayé dans la littérature géographique critique, notamment anglo-saxonne (Atkinson, 2000 ; Imrie & Raco, 2003).

Pour édifier l’auditeur, Arkana opère un renversement lexical en détachant les termes négatifs parfois employés pour qualifier les quartiers populaires, pour les accoler à celui qui formule la critique jugée illégitime : dans « Nettoyage au Kärcher », elle fait référence à l’expression utilisée par le président de la République en 2005 lors d’un déplacement dans la cité des 4 000 à la Courneuve, en prônant le renversement de la charge : « ok pour nettoyer la racaille, mais partons donc karchériser l’Elysée ».

Dévoiler les rapports de force, renverser les responsabilités, convertir le regard : les processus à l’œuvre dans son écriture ne sont pas sans rappeler les méthodes de la géographie radicale (voire situationniste), et les mouvements contestataires et altermondialistes. Ce travail de conversion prépare la transformation pratique du monde : la révolte et la révolution.

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De la rue à la masse émancipée : vers une révolution urbaine mondiale ?

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Le constat d’une lutte sourde entre plusieurs visions de la ville, plusieurs acteurs dans la fabrique urbaine, mène à une injonction de révolte :

« Expulsés de nos villes, comme expulsés de nos vies

On ira occuper la rue, comme tous les immeubles vides

On ira affronter l’abus qui sévit et va trop loin

On ne se laissera pas voler la rue, car la rue nous appartient »

Cette « révolution urbaine » (« De l’Opéra à la Plaine II », L’Esquisse 2), est placée sous le signe d’une ré-appropriation citoyenne, d’un juste retour des droits. Arkana prône cependant un dépassement des clivages apparents, dont elle tente de démonter les mécanismes. Ainsi tente-t-elle de mettre l’accent sur ce qui réunit les différentes populations, plutôt que sur ce qui les divise : « cages en or plaqué », « clapets à lapin » (« Au milieu du chaos », L’Esquisse 2), sont renvoyés dos à dos, car ce sont les faces d’une même médaille, celle d’un monde capitaliste, dominé par ce qu’elle appelle « l’ordre mondial ». Loin d’opposer des conditions sociales différentes, elle créé des liens entre leurs difficultés respectives, en les imputant à une source unique, la société de consommation mondiale, tour à tour dénommée « Babylone », « le système » ou « l’ordre mondial ». Dans « Gens pressés », elle s’adresse aux employés des sociétés contemporaines occidentales aliénés : « petit homme surmené (…) qui n’entend plus même son propre mal-être » (Tout tourne autour du soleil). Cette description de la fatigue contemporaine, porteuse en son sein d’une violence sourde, n’est pas sans rappeler la description qu’en fait J. Baudrillard dans La Société de consommation :

« La fatigue du citoyen de la société post industrielle n’est pas loin de la grève larvée, du freinage, du « slowing down » des ouvriers en usine, ou de l’ « ennui » scolaire. Toutes sont des formes de résistance passive, « incarnée », au sens on l’on parle d’un « ongle incarné », qui se développe dans la chair, vers l’intérieur. » (Baudrillard, 1970 : 293).

Appelant à l’unité du « peuple », par-delà des dualités entretenues à des fins de division de la « résistance », la rappeuse s’érige en porte-parole d’un mouvement citoyen qui la dépasse : « Sans logis, sans papiers, sans rêves et sans droits / Solidarité, on est ensemble, c’est le front des sans voix » (« La rue nous appartient », Désobéissance). À cet égard, la révolte souhaitée vise un empowerment global des populations. Dans une rhétorique qui lui est propre, Arkana appelle à une participation éminemment politique de l’ensemble des habitants de la cité aux décisions, individuelles comme collectives. Cette vision se fonde sur le constat que « les fractures symboliques, culturelles et politiques se nourriss[ent], bien au-delà des polarisations socio-urbaines, d’un magistral déni de reconnaissance » (Villechaise, 2015). Mieux, cette participation est envisagée davantage sous le prisme d’une (re)prise de pouvoir que d’un simple processus d’association aux arbitrages des acteurs institutionnels et privés de la cité. Cette revendication n’est pas sans faire écho au rapport de M.-H. Bacqué et M. Mechmache remis en 2013 au Ministre chargé de la Ville : « Cela ne se fera pas sans nous. » L’initiative « La rage du peuple », lancée dans le quartier populaire de Noailles en 2004, participe de ce mouvement de circulation entre art, critique de la fabrique urbaine et lutte politique.

Cette réappropriation du pouvoir est invoquée à toutes les échelles : au plan individuel, elle est appel à l’émancipation personnelle et au contrôle de sa propre vie ; au plan collectif, elle s’entend comme une réappropriation de la ville « marchandisée », divisée, par ses habitants, dans leur diversité socio-économique et ethnique, mais aussi comme une reprise du pouvoir politique par le peuple aux échelles nationale et internationale.

De la marge au mouvement de masse, la rue est utilisée comme figure métonymique : elle est la partie, le fragment urbain et social, figurant en germe la totalité sociale (« nous »), à partir de laquelle peut s’opérer le changement espéré. « Du local au global » (Entre ciment et belle étoile), de Marseille à Salta, se déploient les luttes anticapitalistes : « partout sur le globe, tu pourras lire le même ras-le-bol » (« Je passe le salut », L’Esquisse 2).

Arkana l’assume et le revendique : « Mon rap prône l’insurrection » (« Jeunesse du monde », Entre ciment et belle étoile). La révolte prend des accents guerriers :

« Dis-leur que c’est le chant des oubliés, le cœur des opprimés

Dis-leur que c’est l’heure, dis-leur qu’on nous a trop endoctrinés

Dis-leur que le missile s’apprête à rentrer dans la matrice »

(« Le missile suit sa lancée », Entre ciment et belle étoile).

Objectif : libérer les « prisonniers de leur système » (« Ça ne nous correspond pas », L’Esquisse). Face à « Babylone » et à sa puissance : la rue, le nombre, la nature également, personnifiée dans la figure de « Pachamama » (la terre-mère, dans la cosmogonie andine). Liberté, humanité et nature retrouvées : tels sont les viatiques brandis et proposés par Arkana pour émanciper les « enfants déracinés » (« Entre les mots : enfant de la terre », Entre ciment et belle étoile). La lutte ne peut être que collective. Une métaphore filée traverse ses textes : face au « chiffre », symbole de la recherche de profit, peut se déployer la « force du nombre », du peuple, pour changer le système de valeurs. Arkana semble rejoindre les courants critiques de la géographie radicale : « Aucune alternative à la forme contemporaine de la mondialisation ne nous sera fournie d’en haut. Elle devra arriver par le biais de multiples espaces locaux – espaces urbains en particulier – se coordonnant en un mouvement plus grand » (Harvey, 2015).

Cet appel prend des accents lefebvriens : le droit à la ville est un « nouvel humanisme (…) c’est-à-dire une nouvelle praxis et un homme autre, celui de la société urbaine. » (Lefebvre, 1968 : 111). Droit à la ville et droit à la vie se confondent : « le droit à la ville (…) ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. » (Lefebvre, 1968 : 121).

Objectif : libérer les « prisonniers de leur système » (« Ça ne nous correspond pas », L’Esquisse). Face à « Babylone » et à sa puissance : la rue, le nombre, la nature également, personnifiée dans la figure de « Pachamama » (la terre-mère, dans la cosmogonie andine). Liberté, humanité et nature retrouvées : tels sont les viatiques brandis et proposés par Arkana pour émanciper les « enfants déracinés » (« Entre les mots : enfant de la terre », Entre ciment et belle étoile). La lutte ne peut être que collective. Une métaphore filée traverse ses textes : face au « chiffre », symbole de la recherche de profit, peut se déployer la « force du nombre », du peuple, pour changer le système de valeurs. Arkana semble rejoindre les courants critiques de la géographie radicale : « Aucune alternative à la forme contemporaine de la mondialisation ne nous sera fournie d’en haut. Elle devra arriver par le biais de multiples espaces locaux – espaces urbains en particulier – se coordonnant en un mouvement plus grand » (Harvey, 2015).

Cet appel prend des accents lefebvriens : le droit à la ville est un « nouvel humanisme (…) c’est-à-dire une nouvelle praxis et un homme autre, celui de la société urbaine. » (Lefebvre, 1968 : 111). Droit à la ville et droit à la vie se confondent : « le droit à la ville (…) ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. » (Lefebvre, 1968 : 121).

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Conclusion / « entre ciment et belle étoile »

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« Au sein de notre univers clos de violence et de quiétude consommée » (Baudrillard, 1970 : 286), la lecture des textes de K. Arkana donne à entendre une voix singulière, prônant le chemin d’une émancipation urbaine et citoyenne totale, de l’individu au monde. Son travail hybride, à la croisée du poétique, du politique et du philosophique, ouvre des perspectives interdisciplinaires stimulantes4  pour la compréhension de la ville en mouvement, en contrepoint de l’apport des sciences sociales. « Les pieds bétonnés dans le ciment, le regard vers l’infiniment grand » (« Entre les mots : enfant de la terre », Entre ciment et belle étoile), employant les prestiges du paradoxe et de la harangue, Arkana risque une écriture de soi, qui est écriture d’un monde futur. Elle semble ainsi esquisser une voie visant la convergence des luttes, politique, sociale, économique et civique.

Cependant, quelque dix ans après les émeutes urbaines de 2005, la performativité de la parole hip-hop, tout comme l’efficace des collectifs locaux sur la modification concrète des agendas politico-économiques métropolitains demeurent en jeu. Quels espaces et temps de dialogue entre des visions de la ville qui ne dialoguent ni ne se comprennent ? Un chantier démocratique porteur serait utilement ouvert s’il se situe à la mesure des ruptures, réelles et fantasmées, qui se trament au cœur des métropoles contemporaines.

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LILA LAKEHAL

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Lila Lakehal est normalienne, géographe et urbaniste. Chef de projet dans une entreprise sociale, elle s’intéresse particulièrement aux dynamiques sociales, économiques et politiques qui travaillent les métropoles et aux effets des politiques urbaines sur le cadre et les conditions de vie des êtres.

lilalakehal@hotmail.fr

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Références

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Discographie de Keny Arkana (Because Music)

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2012, Tout tourne autour du soleil (album studio).

2011, L’Esquisse 2 (mix-tape).

2008, Désobéissance (mix-tape).

2006, Entre ciment et belle étoile (album studio).

2005, L’Esquisse (mix-tape).

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Bibliographie

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Lefebvre H., 1968, Le Droit à la ville, Paris, Anthropos, 250 p.

Lelévrier C., 2015, « Casser le ghetto, chasser les pauvres » ? Les effets paradoxaux de la rénovation urbaine », in Kirszbaum T. (dir.), En finir avec les banlieues,  Paris, L’Aube, 256 p.

Smith A., 2014, « « De-Risking » East London: Olympic Regeneration Planning 2000–2012 », European Planning Studies, vol. 22, n° 9, pp.1919-1939.

Thornley A., 2012, « The 2012 London Olympics. What legacy? », Journal of Policy Research in Tourism, Leisure and Events, n°4 (2), pp.206-210.

Viard J., 2014, Marseille, le réveil violent d’une ville impossible, Paris, L’Aube, 192 p.

Villechaise A., 2015, « Postface : la politique de la ville : effets et… méfaits ? », in Kirszbaum T. (dir.), En finir avec les banlieues, Paris, L’Aube, 256 p.

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Filmographie

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Marseille, capitale de la rupture, La Rabia del pueblo (collectif), 20 minutes, 2013.

La fête est finie, N. Burlaud, 72 minutes, 2014.

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Sites internet

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http://www.keny-arkana.com/
http://www.xulux.fr/keny-arkana-la-voiex-du-reenchantement
http://lafeteestfinie.primitivi.org/

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Image de couverture : K. Arkana, www.because.tv/

  1. Surnommé le « ventre de Marseille », le quartier historique de Noailles, situé dans le 1er arrondissement, au centre-ville de Marseille, se centre autour du marché des Capucins et est caractérisé par un habitat privé vétuste voire insalubre. C’est actuellement un quartier populaire, comptant une importante population d’origine immigrée, notamment maghrébine. []
  2. Le collectif fondé par K. Arkana, « La Rabia del Pueblo » (« la rage du peuple ») a réalisé un documentaire de vingt minutes inspiré par cette chanson et au titre éponyme, Capitale de la Rupture. []
  3. Cette chanson a inspiré plusieurs artistes et activistes, notamment Nicolas Burlaud et son collectif Primitivi, qui a réalisé un documentaire, La Fête est finie, retraçant les mutations urbaines et sociales liées à l’organisation des festivités de l’année 2013. []
  4. Voir notamment http://www.xulux.fr/keny-arkana-la-voiex-du-reenchantement []

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