Lu / Saint-Étienne, l’envers du décor
Camille Mortelette
Le Lu de Camille Mortelette au format PDF
Marquée par une histoire industrielle comme Nantes et Lille, éternelle petite sœur et rivale de Lyon, ostensiblement affectée par la paupérisation des quartiers centraux comme Marseille et Rennes, c’est au tour de la commune de Saint-Étienne d’être sous les regards croisés d’une équipe pluridisciplinaire de chercheuses et chercheurs locaux. Deux géographes, un aménageur, un démographe, un sociologue et une politiste se sont employé·es à déconstruire les représentations de la nouvelle métropole ligérienne et à la saisir au croisement des dynamiques politiques et économiques qui l’ont accompagnée depuis le 19e siècle. Cet ouvrage de 127 pages, paru six années après un article du Monde1 qui avait ému localement, peut donc être perçu comme une tentative de remettre les pendules à l’heure et de montrer la « réalité2 » d’une ville encore en proie à la permanence d’images héritées de son passé industriel. Car, si la ville de Saint-Étienne a bien connu une trajectoire territoriale similaire à celles d’autres villes industrielles, les auteurices entendent développer l’hypothèse d’une ville unique et singulière, difficile à caractériser tout au long de l’ouvrage. Organisée en six chapitres, la Sociologie de Saint-Étienne fait la part belle aux analyses géographiques, politiques et économiques, autant que sociales et s’inscrit visiblement dans le champ des urban studies, révélant l’intérêt d’une équipe pluridisciplinaire à l’heure d’analyser un espace de manière multidimensionnelle. Dans le premier chapitre, les auteurices font le pari de nous présenter une « ville réelle » (p. 8) en croisant lecture des formes urbaines et géographie sociale. Le deuxième chapitre, consacré aux représentations de Saint-Étienne, déconstruit habilement les stéréotypes les plus tenaces. Les chapitres suivants sont organisés en thématiques disciplinaires : économie, démographie, politique pour interroger finement ce qui fait la singularité de la métropole en empruntant, et à raison, leurs questionnements à l’histoire industrielle et à la géographie sociale. Enfin, le dernier chapitre est le plus engagé. Critique des mutations urbaines les plus actuelles dues aux stratégies d’attractivités, il révèle également – peut-être un peu trop brièvement – des initiatives collectives méconnues qui démontrent la connaissance du terrain stéphanois des auteurices mais aussi leur attachement à ce dernier. Banale et singulière, isolée et connectée, rurale et industrielle, populaire et mondaine, ville d’immigration et aire urbaine en déclin, tous les paradoxes et contradictions de la capitale du département de la Loire nous sont présentés avec précision et finesse dans cet ouvrage qui constitue un outil précieux pour mieux appréhender l’imbroglio stéphanois.
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La ville du chaudron et ses habitant·es à la loupe
L’ouverture du premier chapitre constitue l’occasion de préciser le contexte spatial dans lequel s’inscrit la ville de Saint-Étienne. Ce dernier est d’emblée présenté comme complexe à travers plusieurs oppositions dont nous présentons les principales ci-après. La capitale ligérienne est la plus importante de la vallée industrielle du Furan mais est loin d’être dominante dans la hiérarchie urbaine à petite (avec Lyon et Saint-Chamond) comme à moyenne échelle (avec Grenoble et Clermont-Ferrand). Articulée selon un axe principal et historique nord-sud, l’urbanisation s’est tout de même étendue jusqu’aux sept collines qui l’entourent, dont certaines accueillent depuis les années 1960 les grands ensembles qui ont permis aux ouvriers, souvent issus de l’immigration, et à leur famille de se loger. Enfin, malgré un phénomène de désindustrialisation important, voire déterminant, de nombreuses traces issues de l’industrie (rubannerie puis, plus massivement encore, l’exploitation houillère) se remarquent toujours dans sa composition urbaine et ses particularités architecturales (p. 10-13).
Ces prémices géographiques permettent de mettre en avant de premiers enchevêtrements stéphanois avec une géographie qualifiée « d’improbable » (p. 12). D’ailleurs, les nombreux rappels du besoin d’une vision dichotomique entre pauvreté, insalubrité et modernité, hospitalité (dans l’introduction ou p. 9, par exemple), montrent que le premier objectif des auteurices est bien de retranscrire la complexité de la ville, de son histoire et de sa composition démographique et sociale. Pour ce faire, elles et ils avancent la notion de « ville réelle » sans pour autant la définir. De fait, cette expression peut étonner, voire susciter de la méfiance – notamment en sciences humaines et sociales où le mot « réalité » constitue un bien vaste programme. Une proposition détaillée de ce que recouvre la « ville réelle » aurait donc pu être formulée pour plus de clarté. En revanche, pour nous donner à voir cette « réalité », les auteurices avancent trois indicateurs complémentaires : les formes et paysages urbains, la dimension populaire de la ville et le caractère pluriethnique de la population qui constituent les trois socles de ce premier chapitre.
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L’association de l’analyse des formes urbaines et de l’organisation spatiale à d’autres données, issues de la géographie sociale, n’est pas forcément très évidente en termes de logique pour la force de cohérence de ce premier chapitre mais celui-ci nous donne de premières clés essentielles pour déconstruire les représentations. Parmi celles-ci, retenons : le « syndrome d’invisibilité » de la ville (p. 9), une ville toujours populaire (p. 17) et modeste (p. 20), une ségrégation marquée (p. 22) aggravée par une « spirale de dévalorisation » des quartiers des grands ensembles (p. 24) et une inscription spatiale des minorités ethniques (maghrébines mais aussi portugaises ou espagnoles) de plus en plus affirmée (p. 29) qui a conduit à un renouvellement des formes d’engagement social et politique dans ces quartiers mais aussi dans le centre-ville (p. 32).
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Un héritage industriel à relativiser ?
Dans leur entreprise de déconstruction des stéréotypes et des images trop figées associées à la capitale ligérienne, les auteurices s’emploient à plusieurs endroits de l’ouvrage à remettre en question une vision trop unilatérale de Saint-Étienne comme ville industrielle. Cette image persistante de ville noire ne vient, bien sûr, pas de nulle part puisque les activités industrielles et minières ont grandement contribué au développement économique et urbain de la ville (p. 37) et que les crises qui ont touché ce secteur économique ont eu une part majeure dans les difficultés économiques et sociales, notamment à partir des années 1970 (p. 50). Cependant, les auteurices soulignent plusieurs éléments qui méritent notre attention. D’abord, elles et ils reviennent sur une industrialisation conflictuelle entre élites issues de l’industrie que l’on pourrait qualifier de traditionnelle (rubanerie, armement, cycle) et celles relatives à l’industrie minière. Présentées comme jalouses de leurs prérogatives et méfiantes à l’égard des patrons extérieurs au territoire, les premières font preuve de résistances dans la transformation urbaine de la ville (pp. 38-39). D’ailleurs, la part minière de ces activités serait régulièrement surévaluée par rapport à son importance réelle et l’impact des industries sur l’organisation spatiale de la ville assez faible du fait d’une absence de concentration spatiale des ouvrier·ères (pp. 42-43). À l’inverse, le rapport au rural est souvent sous-évalué (p. 37) et c’est un des grands apports de l’ouvrage que de préciser son rôle structurant (nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin). Autre élément d’intérêt : un système productif local particulièrement complexe à appréhender du fait d’une grande diversité des secteurs d’activités ce qui, au moment de la désindustrialisation – et surtout de la reconversion –, contribue à la fragilité du tissu économique (p. 51).
Que reste-t-il de cet héritage industriel multiforme aujourd’hui ? D’abord, un maintien relatif des PME et PMI issues des secteurs traditionnels (p. 47 et p. 58) malgré la fragmentation de ce tissu. Ensuite, une identité ouvrière encore importante, même si aujourd’hui Saint-Étienne devrait plutôt être qualifiée de « populaire » du fait de la prédominance des employé·es (p. 17), qui tient plus du « grand récit » (p. 14) que d’une lecture fine des données socio-économiques de la population. Enfin, il faut souligner un patrimoine urbain singulier et récemment mis en valeur à l’échelle intercommunale même si l’ouvrage n’évoque pas cette question frontalement3. Finalement, c’est plutôt la désindustrialisation et le déclin économique et démographique consécutif qui ont laissé l’héritage le plus fort sur le plan urbain. Un centre-ville délaissé et dévalorisé au profit des périphéries et une ségrégation spatiale marquée entre ces deux types d’espace (pp. 71 et 75) mais aussi une vacance forte et une taudification de l’habitat (p. 16) dans le centre-ville, entre autres éléments. Il faut, pour finir, évoquer les difficultés du redéploiement économique avec une tertiarisation difficile de l’économie (p. 51), une dépendance à l’État plus marquée que pour d’autres villes à la trajectoire similaire (pp. 57 et 83) et une proximité lyonnaise aux effets fragilisant (p. 59). Globalement, la ville de Saint-Étienne a été fortement marquée par les mutations successives du capitalisme dont la plus récente ajoute une couche d’uniformisation à un palimpseste pourtant irrégulier.
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Des politiques d’attractivité qui banalisent une ville singulière ?
Nous l’avons dit, l’axe central de Sociologie de Saint-Étienne est de retranscrire avec fidélité ce qui fonde l’unicité de la ville. Parmi les caractéristiques qui pourraient expliquer cette singularité, nous retrouvons celle d’un rapport au rural présenté comme structurant par les auteurices. C’est d’abord un lien historique : les ouvrier·ères des différentes industries stéphanoises viennent pour beaucoup d’entre elles et eux (et avant les vagues migratoires internationales) des campagnes alentour ; ce qui a engendré des pratiques spécifiques, mais également un attachement fort à ce type d’espace (pp. 75-76). C’est donc un lien aux implications sociales déterminantes, avec une idéalisation du rural, qui a conduit les classes les plus aisées à rejoindre les périphéries à partir de la désindustrialisation (dimension forte du déclin démographique) (p. 75). Enfin, c’est un lien qui aurait des implications politiques expliquant la particularité sociologique du vote ouvrier stéphanois, longtemps marqué à droite (pp. 77 et 84), malgré une histoire importante de luttes sociales et syndicales (p. 54). Autre élément qui fait la singularité de Saint-Étienne : la possibilité d’y voir un fonctionnement en enclave. En effet, les auteurices insistent sur le poids des élites locales qui se comporteraient comme des notables (p. 88), au sens donné par Max Weber, avec une disposition au vase clos (pp. 91-92). Elles et ils développent également les difficultés de l’intercommunalité et des coopérations politiques à cette échelle (pp. 81-82) avec une construction technique tardive (p. 92). Enfin, les dynamiques de déclin et les tentatives de relance économique et démographique ont fait de Saint-Étienne un cas d’école qui est abordé à plusieurs reprises dans l’ouvrage mais sans constituer un passage en particulier. Peut-être aurait-il fallu un développement plus fort sur cette question, notamment sur le plan notionnel, le substitution du mot « dilution » (p. 71) à celui d’ « évidement » (p. 80) pour évoquer la fuite démographique du centre vers les périphéries nous conduit à le penser.
Pourtant, malgré le maintien de certaines pratiques ou représentations, notamment la valorisation des périphéries, Saint-Étienne semble aujourd’hui rentrer dans le rang ou, en tout cas, présenter de nouvelles particularités qui, paradoxalement, la banalisent. En termes de géographie électorale et de sociologie du vote en premier lieu, avec des résultats aux présidentielles de 2017 qui la distinguent de territoires qui ont partagé une trajectoire similaire (comme le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais pour ne citer qu’un exemple), mais qui la rapproche des grandes villes nationales (pp. 77-79). Ensuite, en termes économiques et urbains avec le passage d’une politique de l’emploi à celle de l’attractivité (p. 101) et l’adhésion au modèle de la ville créative (p. 102). Cette mutation fait l’objet du dernier chapitre à la tonalité particulièrement critique en raison d’un argument central : l’inadéquation de ce positionnement stratégique à la composition sociale de la population (pp. 110-111) couplée à un ciblage de certains quartiers au détriment d’autres (pp. 105-106). Ici, l’instrumentalisation de la culture (p. 108) et la réalisation de l’apanage classique des villes dites créatives (appel à des starchitectes, par exemple, aux pages 102 à 104) ainsi que la mise en évidence de la dimension narrative du choix du design comme pilier du redéploiement économique (p. 108-110). Le positionnement critique est assumé bien que toujours nuancé et sans caricature. En revanche, la remise en cause des impacts de l’essor et du développement du nouveau secteur économique que constitue le design, notamment via la contestation du rôle de la Cité du Design, auraient pu être accompagnée de chiffres précis pour donner de la force au propos.
Enfin, l’intérêt du dernier chapitre réside également dans sa deuxième moitié qui a la force d’un ouvrage-programme avec une place importante accordée aux écrits d’Henri Lefebvre et l’exposition fouillée de plusieurs initiatives associatives et populaires dans les dernières pages. Ces initiatives sont décrites comme entrant en collusion avec les politiques municipales et intercommunales ou, en tout cas, comme portant des valeurs opposées, qualifiées de populaires, ouvrières et militantes (pp. 112-113). Si la dimension militante ne fait guère de doute, une étude sociologique des adhérent·es, bénévoles et publics des activités menées aurait en revanche été la bienvenue car ces dernier·ères pourraient tout aussi bien appartenir à une nouvelle élite urbaine-moyenne classe au capital culturel fort comme il s’en développe dans les grandes villes depuis plusieurs années.
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Conclusion
Cette Sociologie de Saint-Étienne est donc un ouvrage d’une grande richesse par sa lecture fouillée, nuancée et complexe des différentes strates sociologiques, politiques, géographiques et historiques. Le pari de la déconstruction des représentations et images fixes endogènes et exogènes que l’on peut se faire de la ville est réussi et, surtout, instructif à plus d’un titre. Ces différents points d’analyse sont d’ailleurs régulièrement accompagnés de nombreux tableaux et cartes, notamment à partir des données Insee de 2015, et donnent à la géographie une place de choix dans cette sociologie stéphanoise. Cet ouvrage est aussi, on le voit à plusieurs reprises, un bon moyen de faire connaître et valoriser les travaux de chercheuses et chercheurs locaux ou qui sont passé·s par l’Université Jean Monnet. Ceci est de notre point de vue tout à fait pertinent et précieux même s’il est possible de regretter que certains travaux de chercheur·ses allogènes, aux résultats complémentaires ou légèrement divergents, soient absents de l’état de l’art. En outre, les auteurices dressent également quelques pistes de recherche qui resteraient à explorer ou à préciser comme la géographie électorale de la ville, voire de l’aire urbaine stéphanoise (p. 77) et, notamment, le virage récent à gauche (p. 98), la sociologie des nouvelles élites urbaines ou encore l’impact du design et le rôle de la Cité du Design sur la recomposition du secteur industriel et sur les représentations habitantes d’une ville en évolution. Enfin, pour évoquer brièvement quelques limites, il est possible de regretter l’absence d’une étude fine de la jeunesse ou encore de la dimension universitaire de la ville, un peu surprenante de la part d’auteurices qui sont parties prenantes de la vitalité scientifique de Saint-Étienne. Finalement, la ville présentée comme singulière et complexe est aussi l’objet d’un portrait sans complaisance mais sympathique, à partir de critères et indicateurs objectifs mais où l’attachement des auteurices pour cette ville qui leur est familière est palpable – les dernières pages de l’ouvrage ont probablement leur rôle dans cette impression. D’ailleurs, la façon de présenter certaines évidences et d’autres éléments plus contre-intuitifs est plaisante : l’écriture est parfois vive, alerte, teintée d’ironie – presque étrangement homogène pour un ouvrage écrit à tant de mains, malgré quelques répétitions, probablement difficilement contournables.
CAMILLE MORTELETTE
Camille Mortelette est docteure en géographie et chercheuse associée au sein de l’UR Discontinuités de l’université d’Artois. Ses thèmes de recherche sont les territoires postindustriels et postminiers, la culture, le patrimoine et le droit à la ville dans le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais et Saint-Étienne. Elle est actuellement Ingénieure de recherche à la fondation I-site Université Lille-Nord Europe, en charge de la coordination et de l’animation de METROFORUM, la Chaire pour les Transitions Métropolitaines.
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Référence de l’ouvrage : Béal V., Cauchi-Duval N., Gay G., Morel Journel C. et Sala Pala V., 2020, Sociologie de Saint-Étienne, La Découverte, coll. « Repères Sociologies », 127 p.
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Couverture : Façade de l’hôtel de ville, Saint-Étienne (C. Mortelette, 2012).
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Pour citer cet article : Mortelette C., 2021, « Lu / Saint-Étienne, l’envers du décor », Urbanités, septembre 2021, en ligne.
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- Sylvia Zapi, « À Saint-Etienne, le centre-ville miné par la pauvreté », Le Monde, 03/12/2014. [↩]
- Ce terme équivoque en sciences sociales est ici employé à dessein pour faire référence au qualificatif de « ville réelle » employée par les auteurices dès le premier chapitre en page 8. [↩]
- Elle apparaît plutôt en filigrane quand le musée de la mine est évoqué (p. 133) ou la reconversion de la Manufacture d’Armes en Cité du design (pp. 102 et 108). [↩]