Lu / Envers et contre tours. M.R. Alves, M. Appert et C. Montès, Producing and living the high-rise
Louis Dall’aglio
Producing and living the high-rise. New contexts, old questions?, dirigé par M. R. Alves, M. Appert et C. Montès, ouvrage en anglais à la taille respectable de 445 pages se présente comme un ensemble d’études consacrées au high-rise, terme que nous choisirons ici de traduire principalement par les expressions génériques de « gratte-ciel » et « habitat vertical ». Fruit du travail de 23 contributeurs, l’ouvrage, à destination de spécialistes, est divisé en 3 parties et 17 chapitres. Chacun de ces chapitres aborde un cas d’étude localisé ; si la majorité de ces cas relèvent de la France (3) ou de l’Amérique du Sud (8), les chapitres nous emportent occasionnellement à Londres, à Braşov (Roumanie) ou à Dallas. A ce titre, l’ouvrage défend non le désir de chercher derrière cette pluralité de cas des vérités fondatrices et transversales au sujet de l’habitat vertical, mais d’affiner la connaissance respective de chacune de ces situations par leur comparaison. En particulier, cela permet d’observer la façon dont des processus globaux se déclinent à l’échelle locale, et les « ajustements uniques qui émergent de la rencontre entre la mondialisation et les processus de gouvernance » (p. xxvii). L’attachement à une étude territorialisée et fine des habitats verticaux étudiés est à ce titre un des premiers mérites de cet ouvrage : en montrant la pluralité des formes que prennent ces objets urbains, il permet à leur égard un salutaire décentrement du regard, en particulier via le passage par l’Amérique du Sud où l’habitat vertical est plus ancien, répandu et protéiforme que dans les villes du Nord.
Les trois parties de l’ouvrage, qui forment également la structure de cette recension, sont organisées de façon thématique. La première porte sur la production de l’habitat vertical et des gratte-ciels, en particulier en Amérique du Sud, dans une perspective de géographie économique critique. La deuxième s’intéresse à la vie dans les tours, à l’appropriation de ces espaces par leurs habitants et aux émotions qu’ils investissent dans ces lieux singuliers. La dernière, plus méthodologique, est consacrée aux manières d’étudier et de représenter le vertical, et présente plusieurs techniques d’enquêtes originales dans ce domaine, fondées sur l’analyse photographique, cartographique et spectrale. En cela, cette structure permet un mélange riche et stimulant d’approches méthodologiques diverses, à la fois quantitatives et qualitatives, qui permettent de brosser un portrait bariolé et pluriels des formes que peuvent prendre les gratte-ciels urbains.
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La production du vertical
La première partie de l’ouvrage propose une approche critique des évolutions contemporaines et des usages urbanistiques de la construction verticale. Le chapitre 1, rédigé par M.R. Alves, M. Appert et C. Montès, s’intéresse ainsi à la façon dont la verticalisation est utilisée comme un outil de gentrification sous couvert de défragmentation dans la ville de São Paulo. Ce chapitre est d’autant plus profitable que les appels à la densification urbaine se multiplient dans le Nord, pour limiter l’artificialisation des sols. L’exemple de São Paulo montre que la verticalisation de l’habitat, présentée comme garante d’espaces publics et d’usages mixtes au sol, peut en réalité simplement conduire à de nouvelles formes de ségrégation et d’isolement urbain. Similairement, le quartier de Puerto Madero, à Buenos Aires, étudié par J. Arroyo (chapitre 3), est présenté comme une « territorialité alternative » (p. 77) à la trame urbaine de la capitale argentine, fondée sur un ensemble d’îlots alignés, les manzanas. Le quartier, par sa verticalité et sa rupture avec le plan d’urbanisme, est destiné à un public peu désireux de fréquenter le reste de la ville ; de là, une invitation à distinguer densification et verticalisation de l’habitat, la seconde n’amenant pas nécessairement la première. Cet effort de distinction conceptuelle est renforcé par le travail théorique proposé par C. Tapia (chapitre 7), où il note que « la hauteur n’est pas le facteur dominant dans la verticalité » (p. 175), et que les habitats verticaux forment à eux-seuls des espaces polytopiques complexes, des villes dans la ville dont ils représentent une échappée.
Ces constats renforcent donc la nécessité d’approcher de façon critique les discours des pouvoirs publics et des promoteurs. Le chapitre 6, rédigé par M. C. Daitx, présente ainsi la façon dont le programme de restructuration urbaine de São Paulo, supposé rediriger la construction vers des lieux connectés aux réseaux de transports collectifs afin de limiter les mobilités automobiles, s’est en réalité traduit par un investissement, par les promoteurs, d’espaces auparavant inaccessibles à la construction verticale, ou, figurativement, par l’ouverture de nouveaux espaces de réinvestissement du capital. Prétextant régénérer des quartiers bien desservis, les bâtiments augmentent bel et bien le nombre de logements disponibles, mais à des prix et des superficies qui font de leurs premiers clients non des habitants, mais des spécialistes de l’économie locative qui les intègrent à leurs porte-feuilles de biens. Les pouvoirs publics sont parfois conscients et intéressés par ce qui peut apparaître comme un détournement des objectifs initiaux du projet. Le chapitre 2, rédigé par M. Appert et C. Montès, après avoir dessiné une typologie des gratte-ciels londoniens, note ainsi que là où le centre londonien fait l’objet d’une verticalisation exemplaire de longue date, les périphéries de la capitale britannique connaissent aussi un processus similaire, plus récent, accompagné par des collectivités locales qui voient dans la construction verticale une façon de redynamiser leurs territoires et de dégager des fonds. Elles se montrent dès lors très conciliantes avec les développeurs : « dépendantes du financement, elles autorisent les développeurs à construire dans des espaces où les mêmes aménités [que dans Londres centre] sont proposées » (p. 43), les soustrayant aux habitants initiaux, car ces habitats, 30 à 50 % plus chers, sont « décontextualisés du secteur géographique où ils sont situés » (p. 43). Similairement, B. Rufino (chapitre 4) montre que l’évolution du secteur immobilier à São Paulo se fonde sur une « sophistication » (p. 83) de la production résidentielle en régime financiarisé, les promoteurs actant très tôt que leur cible sociologique relève de classes aisées, et proposant donc des espaces dotés d’aménités manifestant un mode de vie sain et luxueux.
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Le gratte-ciel, espace vécu
La seconde partie de l’ouvrage poursuit la piste dessinée au détour des chapitres précédents au sujet du croisement entre les enjeux financiers de la construction d’habitats verticaux et les enjeux sociaux, voire émotionnels, que ceux-ci emportent. Presque psychogéographique, cette partie propose de renouveler l’étude des perceptions que les habitants ont des tours, approche d’autant plus bienvenue qu’en France, comme le pointent L. Bonneval et A. Gentil (chapitre 8), l’habitat vertical est largement accolé à l’imaginaire des grands ensembles, qui connaît un retournement progressif de son caractère mélioratif au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Epstein, 2013). L. Bonneval et A. Gentil illustrent les évolutions contemporaines de cette évolution à partir d’entretiens menés avec des habitants d’habitats verticaux lyonnais plus luxueux, et montrent comment la valeur monétaire de la verticalité se mue en une valeur sociale, selon un principe assez classique de distinction. Celle-ci se déploie à la fois de façon verticale, l’immeuble isolant les habitants de la ville au sol, et horizontale, la forme du bâtiment le singularisant à l’échelle du quartier. De là, C. Montès et M. Appert (chapitre 12) montrent la continuité entre le processus de verticalisation et de gentrification à Dallas-Fort Worth. Cette « built-high gentrification » (p. 287) se fonde sur un désir de renforcer l’économie locative en gentrifiant verticalement des quartiers déjà majoritairement blanc et aisés en jouant sur l’esthétique du gratte-ciel, une publicité annonçant fièrement : « Where do I find a Dallas home with a Manhattan view? » (p. 294).
Les trois chapitres restants de la deuxième partie proposent une approche très fine de l’être-au-monde du résident de gratte-ciel. Le chapitre 11, rédigé par B. Botea et O. Legrip, et consacré à Lyon et Braşov (Roumanie), montre la façon dont, en sus des aspects sociaux et symboliques associés à la vie en hauteur, les habitants des gratte-ciels développent une corporéité propre. La sensation du vent, en particulier, est un stimuli externe omniprésent dans les discours que tiennent les habitants sur leur logement. E. Acheritogary (chapitre 9) explore les relations entre les résidents et leurs ascenseurs. Ceux-ci, s’ils sont pris dans les mêmes stratégies observables dans le reste de l’espace urbain dont ils représentent un écotone (évitement à certaines heures, utilisation de façon à minimiser le temps de trajet), relèvent également de territoires de l’intime et de co-construction de l’identité du sujet. La solitude, commune, permet d’en faire un espace de connexion à soi, par la méditation silencieuse ou, à l’inverse, la prise d’images photographiques (selfies). Son appropriation est un des marqueurs de l’autonomisation des résidents, à l’instar des enfants qui acquièrent avec l’âge le droit d’appuyer sur les boutons. Enfin, G. Mollé (chapitre 10) propose une approche de la question de la vue depuis les gratte-ciels au prisme de la notion de désir. Celui-ci est à la fois nourrie, dans une perspective mésologique, entre des caractéristiques extérieures formelles, comme le dégagement du regard et la vision de l’horizon, rare en ville, et des caractéristiques plus nettement socialement produites, comme l’affection pour certaines constructions ou monuments visibles.
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Recherches méthodologiques en haut-lieu
La dernière partie de l’ouvrage se présente comme une panoplie des façons dont peut aujourd’hui être renouvelée l’étude des gratte-ciels. Deux chapitres proposent, à ce titre, des méthodes originales. Le chapitre de C. Moreno de Camargo, P. F. Saraiva et S. H. Caetano Rolindo (chapitre 15) s’intéresse ainsi, dans une perspective de cartographie critique, aux difficultés de représenter de façon multi-scalaire l’expérience du gratte-ciel. Empilement dense d’espaces, l’habitat vertical commande de nouvelles façons de le représenter, ce que les auteurs ambitionnent de faire au travers de visualisations dynamiques, chronologiques et comportant plusieurs formats audio-visuels. Ces palimpsestes, « collages (p. 377) ou « photonarratifs » (p. 378) permettent de transmettre, de façon riche, l’épaisseur des transformations à l’œuvre dans l’aménagement des gratte-ciels. Le chapitre 16, rédigé par J. C. Pedrassoli et M. Fantin, propose, du côté quantitatif des possibles, une méthode particulièrement intéressante d’analyse spectrale appliquée à l’évaluation de la surface bâtie. A partir d’images LANDSAT de São Paulo et de leur croisement avec des données économiques locales, les auteurs proposent une cartographie fine du lien entre gentrification et élévation du bâti. Une stratégie singulière utilisée par les auteurs consiste notamment à approximer le nombre de gratte-ciels dans le pixel donné d’une image raster en établissant préalablement une corrélation entre la couleur du pixel et présence de gratte-ciels, ceux-ci produisant une ombre capturée par le satellite LANDSAT. M. R. Alves, L. Cardozo et P. F. Saraiva (chapitre 13) proposent similairement un exemple fin et précis de méthode cartographique plus conventionnelle pour identifier des quartiers d’intérêt pour la recherche sur les gratte-ciels. Plus qualitatif, le travail de L. B. da Costa (chapitre 14) mobilise un mélange de dessin et de photographie pour rendre compte, visuellement, de l’influence des gratte-ciels sur le paysage et le corps du sujet le percevant, la production urbaine « se révélant d’elle-même quand l’on marche, s’arrête, et quand nous faisons l’expérience de liens qui imprègnent le corps et contaminent la mémoire d’émotions et de souvenirs » (p. 349). Enfin, le dernier chapitre du livre, par C. Perret, présente le développement et les enjeux du site www.highriseproject.net, destiné non seulement à rendre compte de résultats de recherche mais à les rendre accessibles à des non-initiés.
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Demain est une autre tour
Cet ouvrage offre à quiconque s’intéresse aux questions de production urbaine, de circulation du capital et d’habitat en ville, une plongée stimulante dans la question de la verticalisation. L’ouvrage, qui contraste principalement les situations lyonnais et paulistes, aide largement à un décentrement du regard à ce sujet. Les appels réguliers à la densification (Grisot, 2023) invitent à se rendre d’autant plus sensible à la complexité des problématiques liées à la verticalisation de la ville. Les imaginaires futuristes mélioratifs tanguent entre les territoires dédensifiés et ruraux du Psaume pour les recyclés sauvages (2022) et les villes végétalisées de Luc Schuiten. Approcher finement les politiques de verticalisation, leurs enjeux sociaux et économiques et leur vécu par leurs habitants semble donc d’autant plus précieux pour quiconque s’intéresse à l’évolution des villes.
LOUIS DALL’AGLIO
Louis Dall’aglio est doctorant en géographie aux laboratoires EVS (UMR 5600) et EDYTEM (UMR 5204). Ses recherches portent sur l’adaptation des cimetières au changement environnemental et la biodiversité urbaine.
louis.dallaglio@ens-lyon.fr
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Bibliographie
Chambers B., 2022, Psaume pour les recyclés sauvages, L’Atalante, 136 p.
Epstein R., 2013, La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’Etat, Presses de Sciences Po, Paris, 377 p.
Grisot S., 2023, Redirection urbaine. Sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires, Editions Apogée, 2023.
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Référence de l’ouvrage : M. R. Alves, M. Appert et C. Montès (dir.), 2025, Producing and living the high-rise. New contexts, old questions?, Vernon Press, 445 pages.
Illustration de couverture : scène de vie féline face à la Tour du Crayon lyonnaise (Dall’aglio, 2020).
Pour citer cet article : Dall’aglio Louis, 2025, « Envers et contre tours. M.R. Alves, M. Appert et C. Montès, Producing and living the high-rise », Urbanités, Lu, novembre 2025, en ligne.












