Lu / Eaux, pouvoirs et territoires. Une histoire de l’alimentation en eau dans l’agglomération grenobloise, Antoine Brochet
Mathilde Resch
Depuis une dizaine d’années, les articulations entre eau, technique et pouvoir font l’objet d’approches renouvelées, en particulier dans le champ de la political ecology, à travers le concept phare de cycle hydrosocial (Linton et Budds, 2014). C’est cette grille de lecture que mobilise Antoine Brochet dans son ouvrage Eaux, pouvoirs et territoires. Une histoire de l’alimentation en eau dans l’agglomération grenobloise, paru en 2023 aux Presses universitaires de Grenoble. Adapté d’un chapitre de sa thèse soutenue en 2017, il répond au constat d’un manque de travaux dépassant une approche purement technique du sujet. Pourtant, la matérialisation d’un service public d’eau potable ne représente pas qu’un défi scientifique, technique et organisationnel : elle est aussi sous-tendue par des tensions, des luttes et des négociations.
En matière d’eau potable, la ville de Grenoble est connue pour avoir été pionnière du mouvement de remunicipalisation du service dans lequel se sont lancées plusieurs villes françaises au tournant des années 2000. Avec l’affaire Carignon1, relatée dans le livre, le cas de la capitale des Alpes est également emblématique des travers de la délégation du service public (DSP) de l’eau aux grandes multinationales. La médiatisation importante qui accompagne de tels événements ouvre une fenêtre temporaire sur les rouages du service et ses liens étroits avec le pouvoir. En des temps plus ordinaires cependant, les dynamiques qui affectent les territoires de l’eau potable se déploient de manière beaucoup plus discrète (Barbier et Roussary, 2016). En relatant l’histoire des services d’eau de l’agglomération de Grenoble, Antoine Brochet contribue ainsi à lever le voile sur un milieu marqué par une certaine opacité.
Fruit d’un important travail de synthèse, le manuscrit de 292 pages est organisé en quatre chapitres chronologiques, des origines de la cité jusqu’à nos jours. Les trois premiers chapitres sont structurés de la même manière, ce qui en facilite la lecture. Ils rappellent d’abord, pour chaque période, les objectifs des politiques publiques nationales concernant le service d’eau potable : l’équipement jusqu’aux années 1920, la généralisation jusqu’aux années 1980 et la modernisation jusqu’aux années 2010. Le degré d’intervention de la puissance étatique est précisé, permettant de comprendre la marge de manœuvre variable des collectivités locales. Une fois le cadre juridique posé, l’auteur analyse tour à tour les situations de la commune de Grenoble, des communes périphériques et montagnardes. En effet, l’étude englobe les communes rattachées à Grenoble Alpes Métropole en 2014 et celles qui se rattachent de fait au territoire métropolitain par le biais de leur adhésion à un syndicat d’eau potable. Le dernier chapitre s’intéresse au changement d’échelle de gestion qui s’opère avec la métropolisation du service de l’eau.

Les communes étudiées et leurs services d’eau potable (Brochet, 2023).
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Les particularités du paysage de l’eau grenoblois
Dans la région de Grenoble comme ailleurs, les habitants ont commencé par s’alimenter en eau à partir de solutions locales et ponctuelles : fontaines publiques et puits privatifs. La ville est située à la confluence du Drac et de l’Isère, rivières s’écoulant dans d’anciennes vallées glaciaires dont les nappes offrent une ressource abondante et de très bonne qualité. Selon l’auteur, cet atout majeur explique en partie un manque d’intervention des pouvoirs publics dans l’alimentation en eau de la population, malgré la montée de l’hygiénisme au cours du XIXe siècle. Lorsqu’un service public d’approvisionnement est finalement mis en place à Grenoble, la qualité de la ressource joue en faveur de la municipalité qui n’a pas besoin d’investir dans le traitement de l’eau. Avec la généralisation de l’abonnement, la Ville peut même dégager des bénéfices qui sont réinvestis dans d’autres projets urbains – d’autant plus que l’argument qualitatif permet de surtarifer le service.
À l’échelle de l’agglomération, la topographie contrastée a généré une « hydrodiversité territoriale », terme proposé par l’auteur pour désigner des solutions d’approvisionnement en eau multiples. La dispersion de l’habitat en hameaux isolés, surtout en zone montagneuse, ne favorise pas la mise en place de réseaux. Les ressources sont mobilisées localement, les communes mal dotées se fournissant auprès de leurs voisines. Rapidement, une distinction s’opère entre les collectivités de plaine (bas services), qui se regroupent en syndicats, et celles des coteaux (hauts services) où des formes d’approvisionnement en eau communautaires subsistent jusqu’au début du XXIe siècle.
Enfin, une particularité de la région grenobloise réside dans l’importance des secteurs industriel et de l’hydroélectricité, dont les interactions avec le secteur de l’eau potable sont analysées dans le livre. La présence d’activités industrielles est bien sûr source de retombées économiques, ce qui explique que la priorité leur ait été donnée pour l’approvisionnement en eau au XIXe siècle. Dans les années 1990, le Syndicat intercommunal des eaux de la région grenobloise (Sierg), l’un des principaux opérateurs d’eau potable de l’agglomération, appuie le développement de la Silicon Valley française en acceptant le raccordement de plusieurs entreprises à son réseau. Cependant, les activités industrielles sont aussi sources de tensions lorsqu’elles menacent la qualité et la quantité de l’eau utilisée par les collectivités. Les aménagements hydroélectriques, les prélèvements d’eau dans les nappes et l’extraction de sédiments dans le lit des cours d’eau fragilisent les ressources. La crise survient quand ces facteurs se conjuguent à une sécheresse, comme en 1962. La pénurie peut constituer une ressource pour les acteurs qui savent l’exploiter : c’est le cas en 2003, lorsque le manque d’eau sert à légitimer un projet de renforcement d’adduction d’eau vers le Grésivaudan. Dans ce tableau des usages industriels, Antoine Brochet met en lumière la position changeante d’Électricité de France (EDF). Au XXe siècle, alors que l’État encourage l’aménagement des cours d’eau, l’entreprise est en position de force face aux collectivités : ses projets représentent bien souvent une menace pour la production d’eau potable. En revanche à la fin du siècle, la mobilisation du Sierg oblige EDF à abandonner plusieurs projets hydroélectriques sur la Romanche. Dans les années 2000, une convention signée entre les deux acteurs en fait pour la première fois des alliés et non des adversaires dans la gestion de l’eau.
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Les couleurs de l’eau
Un exemple développé dans l’ouvrage illustre parfaitement l’importance du facteur politique dans la construction des territoires de l’eau potable. Au début du XXIe siècle, le Sied (Syndicat intercommunal des eaux de la Dhuy), l’un des opérateurs d’eau potable de l’agglomération, se trouve en difficulté. La canicule de 2003 et un glissement de terrain en 2006 ont mis en évidence la nécessité de sécuriser son réseau, notamment par interconnexion avec l’un des deux services qui dominent alors le paysage de l’eau. D’un côté, la Reg (Régie des eaux de Grenoble), née en 2001 à l’occasion de la remunicipalisation du service, est présidée par un écologiste et s’affiche comme modèle de gestion publique. De l’autre, le Sierg est historiquement associé aux communes de la ceinture rouge. Depuis sa création en 1947, il s’est rapidement affirmé comme contre-pouvoir à la ville de Grenoble. Le Sied quant à lui, regroupe des communes aisées de la vallée du Grésivaudan, à tendance plutôt conservatrice. Malgré le caractère urgent de la situation, ses élus rechignent à opter pour une interconnexion ; en effet, « « l’eau bleue » du Sied est porteuse de valeurs et représentations différentes de « l’eau verte » de la ville de Grenoble et de « l’eau rouge » du Sierg » (p. 168). Cette situation montre bien que le choix d’un modèle d’alimentation en eau ne résulte pas de la seule adéquation entre un besoin et une ressource disponible : il repose aussi sur des critères idéologiques. En cela, les territoires de l’eau potable peuvent être considérés comme des territoires hydrosociaux car ils renvoient à des idées, des valeurs et des visions du monde particulières (Boelens et al., 2016 ; Resch, 2022).
Issus chacun d’une histoire spécifique détaillée dans l’ouvrage, les deux systèmes dominants se tournent longtemps le dos. Dans les années 1990 cependant, la diminution de la consommation d’eau à Grenoble place le service en difficulté financière et l’incite à démarcher les communes périphériques pour leur vendre son surplus de production. Ce faisant, il tente de les débaucher des autres syndicats, dont le Sierg « qui voit dans l’offre grenobloise une ingérence du service sur son territoire historique » (p. 182). La concurrence que se livrent les deux producteurs d’eau génère des tensions fortes et récurrentes. La Reg mène une importante campagne de communication autour de la gestion publique et de la qualité de l’eau distribuée. De son côté, le Sierg cherche à s’imposer sur le plan technique en installant des canalisations surdimensionnées sur les communes conquises, afin d’inciter les autres à s’y raccorder dans le futur. Les tensions ne s’apaisent qu’au début des années 2000, dans le sillage de la création du Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (Sage) Drac-Romanche. Contre toute attente, ce n’est pas dans ce cadre que les deux producteurs d’eau se rapprochent mais justement pour contrebalancer le pouvoir de la Commission locale de l’eau qui pilote le Sage. D’après l’auteur, en créant une Communauté de l’eau potable en 2004, la Reg et le Sierg cherchent à défendre leurs intérêts face aux instances de gestion durable de la ressource en eau, institués par la loi sur l’eau de 1992.
Certains des jeux de pouvoir décrits par Antoine Brochet dans l’agglomération de Grenoble s’observent également dans d’autres contextes en France. Ainsi, la situation d’une ville-centre retournée à la gestion publique, dont la régie est présidée par des élus écologistes qui vantent leur « combat politique contre les multinationales » (p. 151) n’est pas sans rappeler le cas de Paris (Le Strat, 2015). De même, la forte animosité qui règne entre les représentants d’Eau de Paris et ceux du principal opérateur de banlieue, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), fait écho à la rivalité entre la Reg et le Sierg. L’enjeu politique que représente pour une ville-centre les ventes d’eau à sa périphérie a également été décrit dans les cas de Rennes, Rouen ou Dijon (Hellier, 2011 ; Petit et al., 2021).
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La difficile émergence d’un service de l’eau métropolitain
D’autres évolutions de la gouvernance de l’eau incitent les deux acteurs dominants de l’eau potable à constituer une communauté d’intérêts. Les lois du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (Maptam) et du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) prévoient le transfert de la compétence eau potable aux Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre. Cette compétence était jusque-là et depuis près de deux siècles, exercée par les communes qui pouvaient y trouver un moyen d’affirmation de leur pouvoir. L’échelle communale répondait par ailleurs au caractère très local de ce service public.
Les lois Maptam et NOTRe sont l’aboutissement d’un processus de longue durée visant à améliorer l’efficacité et la résilience des services d’eau potable par leur mutualisation. Or dans le cas grenoblois, « la spécificité de l’organisation héritée de la gestion de l’eau et les enjeux propres à chaque territoire […] ont rendu difficile la mise en œuvre d’un modèle de l’eau intégré et unifié » (p. 193). De longue date, les communes de l’agglomération ont opposé une forte résistance aux solutions d’intégration, dès lors que l’enjeu dépassait la simple coopération technique. À de nombreuses reprises, l’ouvrage rappelle le contexte de « communalisme ambiant » (Le Bras, 2003) qui prévaut dans l’agglomération. Le succès du Sierg, le grand syndicat rival de la régie de Grenoble, s’explique d’ailleurs en grande partie par sa capacité à proposer une assistance aux communes adhérentes tout en garantissant la préservation de leur indépendance politique.
Avant que Grenoble et sa périphérie ne soient constituées en Métropole, elles avaient été regroupées en Communauté d’agglomération (2000). Antoine Brochet explique que les réflexions sur une éventuelle prise de compétence à cette échelle avaient été avortées en raison des tensions suscitées avec la Reg et le Sierg. La loi Maptam qui crée Grenoble Alpes Métropole rend du même coup le transfert de compétence obligatoire et bouleverse l’équilibre des pouvoirs dans l’agglomération. Par anticipation, les deux principaux producteurs d’eau avaient créé d’abord deux, puis une seule Société publique locale (SPL) : Eau de Grenoble Alpes. Cette structure « [permet] aux opérateurs historiques de garder la main sur la gouvernance de l’eau, puisqu’en cas de transfert de compétence à l’intercommunalité, la SPL [devient] de fait l’opérateur de cette dernière » (p. 199). La gouvernance de l’eau potable dans l’agglomération devient alors très complexe, d’autant que les relations entre Métropole et SPL sont tendues. Malgré un manque de clarté sur le plan politique, les résultats de la réforme territoriale sont, d’après l’auteur, positifs en termes de performance du service.
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Conclusion
C’est en tant que doctorant Cifre, embauché par la Communauté de l’eau potable formée par la Reg et le Sierg, qu’Antoine Brochet a conduit son enquête. Si l’objectif annoncé en introduction est de proposer un ouvrage de vulgarisation, le contenu est en réalité plutôt accessible à un public averti. En effet, à la complexité inhérente au monde de l’eau potable – plus institutionnelle que technique ici – s’ajoute un compte rendu assez exhaustif des événements, surtout pour la période la plus récente. Le résultat fourmille de détails dont certains auraient certainement pu être soustraits. En contrepartie, le livre offre une analyse très fine des jeux de pouvoir et de la fabrique des territoires de l’eau potable.
MATHILDE RESCH
Mathilde Resch est docteure en géographie associée à l’UMR 7218 LAVUE. Elle s’intéresse aux territoires de l’eau potable, à l’eau en ville et à l’histoire récente des cours d’eau et des zones humides en Île-de-France.
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Bibliographie
Barbier R. et Roussary A., 2016, Les territoires de l’eau potable. Chronique d’une transformation silencieuse (1970–2015), Versailles, Quae, 141 p.
Boelens R., Hoogesteger J., Swyngedouw E., Vos J. et Wester P., 2016, « Hydrosocial territories : a political ecology perspective », Water International, vol. 41, n° 1, 1-14.
Hellier E., 2011, Collectivités urbaines et gouvernance de l’eau. Analyse à partir de l’exercice de la compétence eau potable par les Communautés d’agglomération en France, Habilitation à diriger des recherches en géographie (vol. 1), Rennes, Université Rennes 2, 253 p.
Le Bras D., 2003, La fiction intercommunale : étude du processus de construction identitaire des communautés d’agglomération de Grenoble, Lens-Liévin et Voiron, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 400 p.
Le Strat A., 2015, Une victoire face aux multinationales. Ma bataille pour l’eau de Paris, Paris, Les Petits Matins, 235 p.
Linton J. et Budds J., 2014, « The hydrosocial cycle. Defining and mobilizing a relational-dialectical approach to water », Geoforum, vol. 57, 170-180.
Petit S., Vergote M.-H. et Dumont E., 2021, « Dijon, « ville sur la Saône ». Frontières urbaines, réseaux d’eau potable et territoires de la ressource en eau », EchoGéo, n°57, en ligne.
Resch M., 2022, « L’alimentation en eau potable de Paris, du transfert à la préservation des ressources. Une analyse par les territoires hydrosociaux », Géocarrefour, vol. 96, n°1, en ligne.
Référence de l’ouvrage : Brochet A., 2023, Eaux, pouvoirs et territoires. Une histoire de l’alimentation en eau dans l’agglomération grenobloise, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Université Grenoble Alpes Éditions, 292 p.
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Illustration de couverture : Grenoble ; l’Isère et les Alpes (Émile Duchemin, 1890-1914) /Bibliothèque municipale de Grenoble, Pv 13×18 Duchemin O.m31, Gallica.
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Pour citer cet article : Resch M., 2025, « Eaux, pouvoirs et territoires. Une histoire de l’alimentation en eau dans l’agglomération grenobloise, d’Antoine Brochet », Urbanités, Lu, mars 2025, en ligne.
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- Élu maire de Grenoble en 1983, Alain Carignon fut condamné en 1996 pour corruption dans le cadre du contrat de délégation du service de l’eau potable. Son successeur, Michel Destot, fit de la remunicipalisation de l’eau une promesse de campagne, concrétisée en 2001 avec la création de la Régie des eaux de Grenoble (Reg). [↩]