Lu / Vous connaissez Cannes ? Au Marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Antoine Guironnet

Louis Dall’aglio

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C’est un travail comme on en voit trop peu que celui présenté par Antoine Guironnet dans son ouvrage Au Marché des métropoles, paru cette année aux éditions les Etaques, et qui a pour sous-titre Enquête sur le pouvoir urbain de la finance. Si l’histoire des sciences sociales a pour ainsi dire partie prenante avec l’histoire des plus pauvres et des plus vulnérables, les études consacrées au gratin, à la haute, sont d’autant plus précieuses qu’elles sont difficiles à réaliser.

Le milieu qu’Antoine Guironnet nous invite ici à découvrir est un milieu central dans la production urbaine contemporaine, celui de la collusion entre le monde de la finance et celui de l’urbanisme. Si les travaux sur la financiarisation des villes abondent aux États-Unis, et que le Festival International de Géographie a, l’an dernier, récompensé la thèse de Julien Migozzi sur la financiarisation du Cap en Afrique du Sud, les études sur le cas français sont encore rares. Cet ouvrage répond donc de façon bienvenue au manque de connaissances sur la pratique concrète de la production urbaine en France, en particulier sur les lieux où se constituent ce que le politicien H. Molotch nomme les « coalitions de croissance » (1976), des alliances temporaires formées par des acteurs publics et privés dans le but de développer une partie de l’espace urbain.

Le stand, la maquette et les petits fours. Une micro-géographie des salons immobiliers

C’est en effet d’abord une micro-géographie que propose Antoine Guironnet. Le décor a de quoi séduire. Le lieu : le Palais des festivals de Cannes, le même où se tient le Festival du cinéma. L’événement : le MIPIM, le marché international des professionnels de l’immobilier. Les invités : des investisseurs, en lien plus ou moins direct avec les marchés financiers, et des élus et des urbanistes désireux de rendre leur ville plus attractive. Au travers des yeux du chercheur, c’est presque à une sorte d’infiltration dans un salon où l’entrée coûte « l’équivalent d’un SMIC » (p.10) que le lecteur est convié. Il s’agit d’y comprendre comment la disposition du salon, la mise en scène des stands et l’aménagement de lieux de discussion concourent à faire se rencontrer et s’accorder pouvoirs publics et investisseurs privés. C’est ensuite depuis les couloirs du MIPIM que l’ouvrage nous amène à étudier Lyon, Paris et Londres, et à saisir comment ce qui se joue au MIPIM, derrière les murs du Palais des Festivals, influence la production de la ville.

À l’exception de quelques tournures çà et là, il n’est pas nécessaire, pour aborder les 208 pages de l’ouvrage, de maîtriser parfaitement le vocabulaire de la finance ; même sans comprendre les tenants et aboutissants des mécanismes de titrisation, ou pouvoir définir CDO, warrants ou autres produits dérivés, l’ouvrage reste largement accessible, peut-être parce qu’au fond, comme le montre Antoine Guironnet, le monde des affaires, malgré les allures qu’il se donne, reste avant tout fondé sur des relations humaines. Le MIPIM n’est donc plus alors le reflet d’une financiarisation qui se ferait ailleurs, mais devient au contraire un des lieux où se fait cette financiarisation, alors que, paradoxalement, peu de contrats y sont réellement signés.

L’ouvrage se divise en onze chapitres, regroupés en trois mouvements. Le premier mouvement, qui couvre les deux premiers chapitres, s’intéresse à la création du MIPIM, à la façon dont son gestionnaire, Reed Midem, est parvenu à asseoir la légitimité de ce salon en tant que lieu de rencontre entre les acteurs du marché de l’immobilier et les acteurs financiers. Le second mouvement, qui concerne les chapitres 3 à 6, revient ensuite sur deux cas précis, Paris et Lyon, en établissant un aller et retour entre leur présence au MIPIM et la façon dont celle-ci a pu influencer des projets réalisés dans ces villes. Enfin, dans un dernier mouvement, qui couvre les deux derniers chapitres, l’auteur revient sur les critiques faites au MIPIM, par des militants mais également par des acteurs présents au salon.

Au fond, en s’intéressant aux liens entre les mondes de la finance, leurs acteurs aux visées diverses (banques d’investissements, fonds de pensions, hedge funds…), et les pouvoirs publics urbains, l’auteur met au jour un mouvement hélicoïdal : celui de ce que la ville fait au monde de la finance, et de ce que la finance fait à la ville.

Recherche finance désespérément. Accréditer, se faire accréditer : la recherche du prestige urbanistique

Le salon se présente de prime abord comme un lieu de matchmaking entre les territoires, gérés par les acteurs publics, et les capitaux privé. Le marché de l’immobilier repose avant tout sur une mise au travail du sol, lequel est d’abord contrôlé par les pouvoirs publics. La main semble donc aux pouvoirs publics, qui n’auraient qu’un besoin secondaire des investisseurs. En réalité, il apparaît vite que si asymétrie il y a, elle est plutôt dans l’autre sens.

Comme le note Antoine Guironnet, malgré l’argent investi, peu de contrats sont effectivement signés au MIPIM. C’est que la fonction de ce salon n’est pas tant de permettre une rencontre, sur place, des capitaux et des territoires que de mettre en scène le sérieux des institutions ou des collectivités au regard des normes du monde de l’investissement. De façon assez proustienne, il s’agit d’en être, de communiquer, par un certain nombre de pratiques et de signaux, sur la robustesse d’une autorité urbaine, sur sa capacité à produire des projets qui répondent aux attentes des investisseurs ; pour les pouvoirs publics, il s’agit donc de venir estimer, jauger les attentes des marchés financiers, et de s’en faire connaître. Se montrer au MIPIM, c’est déjà en être ; communiquer activement, comme la ville de Lyon, étudiée au chapitre 6, sur le caractère sûr, peu risqué, de ses projets d’investissements, c’est montrer qu’on en est vraiment. C’est ce processus de mise en scène de soi et de ses projets qu’Antoine Guironnet nomme, à la suite de Michel Feher, « l’accréditation », une accréditation pour laquelle les territoires sont mis en concurrence. Cette concurrence se traduit par une guerre terrible à coup de marketing territorial, de slogans, d’Only Lyon à Just Dijon.

Cette guerre à l’accréditation s’explique par le fonctionnement même des marchés financiers, qui représentent peut-être une des formes les plus abouties de ce que Henri Lefebvre nomme l’espace « abstrait » – c’est-à-dire, détaché de toute réalité formelle, pure abstraction homogène, « classement au service d’une classe » (1974). Qu’importe la pertinence sociale et urbaine d’un projet pour un investisseur qui cherche avant tout à diversifier un portefeuille d’actions afin de se protéger des variations du marché ? Dès lors que les acteurs des marchés financiers identifient un certain type d’actif comme sûr ou rentable, comme l’immobilier de bureau dans les années 2010, ou les prêts des emprunteurs subprimes dans les années 2000, sa capacité à attirer les capitaux est telle qu’il devient difficile, pour les acteurs publics, de se refuser à en proposer au profit d’autres projet qui seraient jugés plus utiles.

Il ne s’agit donc plus pour les villes de trouver des investisseurs pour des projets qui préexisteraient à leur participation, mais de tailler ces projets en fonction des attentes supposées des investisseurs, lesquels, dans le cadre des marchés financiers, résonnent selon des logiques très éloignées d’un adjoint à l’urbanisme. Le dernier chapitre, consacré au logement locatif, illustre ainsi de façon très fine comment sont inventés ces placements sûrs, ceux qui sont généralement décrits comme parfaitement stables pour être déclarés parfaitement risqués quelques années plus tard. La pandémie de COVID-19, en vidant les immeubles de bureaux pour remplir les immeubles d’habitation, a mis en lumière la potentielle rentabilité des projets d’immobilier résidentiel locatif. Dès lors, le MIPIM, en permettant la rencontre des pouvoirs publics et des investisseurs privés, participe ainsi à la co-construction d’un nouveau projet financier commun qui nécessite l’établissement d’un certain nombre de concessions concernant le type d’immeuble construit, leur insertion dans le tissu urbain, la rapidité à laquelle ils seront rentables, etc. Les pouvoirs publics se retrouvent dès lors à résoudre une « équation délicate », entre « impératif de rentabilité [pour les investisseurs] et loyers abordables » (p. 158). Les normes de la finance deviennent alors les normes de la production urbaine ; les projets qui réussissent quelque part sont rapidement imités, copiés, ce qui contribue à la diffusion d’un urbanisme aux formes similaires.

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Conclusion. MIPIM partout, justice nulle part

C’est donc une plongée tout à fait informée et intéressante que nous propose Antoine Guironnet dans les couloirs du marché international des professionnels de l’immobilier. Ce salon, loin de n’être qu’un reflet d’un mouvement général et lointain que serait la financiarisation de la ville, apparaît au contraire comme un de ses nombreux rouages. C’est alors naturellement que l’auteur interroge la pertinence, pour des militants critiques du mouvement de financiarisation de la ville et ses conséquences, de s’emparer de ce genre d’événement, littéralement ou figurativement. L’auteur, revenant, dans le chapitre 7 et dans sa conclusion, sur les mobilisations liées au MIPIM, souligne à la fois la difficulté à mobiliser contre ce genre d’événements, et la difficulté pour des projets alternatifs de se faire accréditer au sein du salon ; peut-être faut-il voir plus large, en considérant qu’il semble difficile, en l’état actuel des choses, de proposer un « horizon politique de l’urbanisme qui ne se fasse pas par, et pour, la finance » (p. 173).

LOUIS DALL’AGLIO

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Louis Dall’aglio est agrégé de géographie et travaille actuellement à l’ENS de Lyon. Ses recherches portent sur les espaces de la mort, leur rapport à la nature et à l’écologie urbaine.

louis.dallaglio@ens-lyon.fr

Référence de l’ouvrage : Guironnet A., Au Marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, éditions les étaques, 208 p.

Bibliographie

Lefebvre H., 1974 La Production de l’espace, Anthropos, 512 p.

Molotch H., 1976, « The City as a Growth Machine: Toward a Political Economy of Place », American Journal of Sociology, vol. 82, n°2.

Couverture : un immeuble dans le quartier de la Confluence, à Lyon (Dall’aglio, 2022)

Pour citer cet article : Dall’aglio L., 2022, « Vous connaissez Cannes ? Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Antoine Guironnet », Urbanités, Lu, avril 2022, en ligne.

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