Lu / L’Est parisien, nouveau visage d’une ville bourgeoise
Damien Augias
Deux ouvrages récents viennent renouveler la connaissance à la fois géographique, urbanistique et sociologique de la capitale française, soumise depuis plus d’une décennie à un mouvement actif de « gentrification » et de fuite des classes moyennes et populaires au-delà du périphérique. Pour éviter de se satisfaire de concepts trop vite acceptés par le sens commun, comme la catégorie sociale des « bourgeois-bohèmes » (ou « bobos »)1, omniprésente dans les médias, il est utile de lire de manière croisée et complémentaire l’étude urbaine exhaustive (issue d’une thèse) de la géographe Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, et l’enquête de terrain de l’ethnologue Sophie Corbillé, Paris bourgeoise, Paris bohème. La ruée vers l’Est, qui se focalisent toutes deux sur les arrondissements de l’est parisien (Faubourg Saint-Antoine, Belleville, Ménilmontant, quartier Sainte-Marthe…), terre promise à la nouvelle « gentry »2 parisienne, regroupant essentiellement des cadres, professions intellectuelles et acteurs de la culture et des médias.
Enseignante-chercheuse à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, Anne Clerval démontre bien, chiffres et graphiques à l’appui, que ce mouvement de gentrification de ces quartiers anciennement populaires et ouvriers s’est fait par l’intermédiaire de politiques publiques ciblées, menées en particulier par la Ville de Paris, à l’origine dans une logique de mixité sociale mais qui a eu tendance, de manière plus ou moins involontaire, à isoler fortement les classes populaires parisiennes. L’analyse de la géographe remonte d’ailleurs aux origines de cette gentrification. Celle-ci se produit déjà sous l’effet d’une décision politique à l’époque de « l’haussmannisation » (cet « embellissement stratégique »3 qui, par la volonté de Napoléon III, a commencé à chasser les « classes laborieuses et classes dangereuses », selon l’expression de l’historien Louis Chevalier)4. Elle se poursuit lors de la désindustrialisation rampante de la capitale et sa tertiarisation concomitante qui, comme dans d’autres mégapoles comparables (Londres, New York, Tokyo), a eu pour effet de renforcer la centralité de la capitale et, par une politique de modernisation (l’auteur parle de « rénovation-déportation »)5, de renvoyer les classes populaires aux marges de cette ville devenue globale, selon la catégorie forgée par Saskia Sassen6.
La démarche d’Anne Clerval, très documentée et illustrée par de nombreux exemples précis, s’appuie sur les travaux de l’école de la géographie radicale anglophone, notamment les travaux de Neil Smith, spécialiste de la gentrification de New York. Bien qu’il n’offre pas d’éléments très nouveaux au lecteur averti, son ouvrage apporte un éclairage précis sur le phénomène d’embourgeoisement spécifique de quartiers autrefois populaires, notamment ceux de l’est parisien, en centrant son propos sur des évolutions à la fois urbanistiques (réhabilitation de l’habitat, renouvellement urbain, embellissent de l’espace public) et socio-économiques (revitalisation des commerces, polarisations sociales, avènement d’une élite socialement homogène et évitement des communautés immigrées). Son ton assez radical est par ailleurs assez frappant, qu’il soit justifié ou non, notamment lorsque la géographe considère que la dynamique spatiale à l’œuvre depuis les années 1980 n’est pas sans rappeler la reconquête du Paris communard par l’armée versaillaise.
On retiendra notamment de cette étude fouillée le rôle ambigu des politiques publiques qui participent pleinement de ces évolutions – lesquelles n’ont rien d’un mouvement naturel (même si on les retrouve, encore une fois, dans d’autres villes-mondes comparables à Paris) – car, même en affichant un objectif de mixité sociale et de développement de l’habitat HLM dans tous les quartiers, elles ont tendance, par une politique active de réhabilitation (l’auteur donne l’exemple du Marais et du Faubourg Saint-Antoine), à encourager la flambée des prix du marché immobilier et à « gentrifier » durablement des quartiers devenus inaccessibles, y compris aux classes moyennes aisées. La recherche de mixité sociale, d’une part, et la politique active d’embellissement, d’autre part – objectifs a priori tout à fait louables pour une municipalité –, ont, de manière simultanée, selon Anne Clerval, tendance à isoler les plus vulnérables et à empêcher la constitution d’une forme de réseau de solidarité, comme il en existait historiquement dans les quartiers ouvriers de Paris (notamment les anciens faubourgs annexés).
Dans Paris bourgeoise, Paris bohème, Sophie Corbillé, quant à elle, ne se place pas tout à fait dans cette grille de lecture et propose une enquête de terrain plus nuancée – certains diraient plus tiède –, laissant moins apparaître cette lutte des classes à l’intérieur de la capitale. En se focalisant davantage sur les arrondissements du nord et de l’est parisien (principalement les 10e, 11e, 19e et 20e), cette enseignante de l’Université Paris-Sorbonne Celsa propose davantage une démarche ethnologique, à la recherche d’un « nouveau monde urbain », celui des nouveaux commerces, galeries d’art et lieux « branchés », et faisant témoigner les acteurs de cet embourgeoisement d’un nouveau genre (habitants, commerçants, associations, journalistes, élus, artistes…).
Sophie Corbillé se différencie d’ailleurs d’Anne Clerval en ne considérant pas d’emblée la coexistence à Paris de la haute bourgeoisie traditionnelle (plutôt à l’ouest) et des classes ouvrières (plutôt au nord et à l’est) comme un invariant historique. Dès l’introduction, elle cite d’ailleurs l’historien Maurice Agulhon, selon lequel « cela ne fait pas de doute, la juxtaposition à un Paris ‘ouvrier et républicain’ d’un Paris ‘bourgeois’, telle qu’on a pu la percevoir au moins de 1848 à 1936, appartient à une phase historique en voie d’achèvement. […] Et de conclure : ‘la coïncidence a été grandiose, mais dans l’histoire de Paris, elle n’aura marqué qu’un temps’ »7.
Pour le reste, le propos de l’ethnologue est centré sur la vie quotidienne de cette bourgeoisie au capital culturel au moins aussi élevé que leur capital économique, pour reprendre des notions bourdieusiennes. Il est donc question de la « vie de village » recherchée par ces « gentrifieurs »8 à Belleville, Ménilmontant, Sainte-Marthe, où, bien qu’ils vantent l’« ouverture au monde » et le multiculturalisme ambiant, ils y recherchent en réalité tout autant un entre-soi qui n’a, par bien des aspects, rien à envier à la bourgeoisie traditionnelle de l’ouest parisien, volontiers érigée en contre-exemple par les « bourgeois-bohèmes ». L’analyse de Sophie Corbillé s’appuie sur une enquête « infiltrée », pourrait-on dire, puisque le récit, souvent écrit à la première personne, fait comprendre au lecteur que la chercheuse habite elle-même depuis plus de dix ans la rue Oberkampf, au cœur de ce « Boboland »9 décrit avec détails dans l’ouvrage. Ainsi, tandis qu’Anne Clerval se référait à des cartes, des données chiffrées et à des tableaux, l’étude de Sophie Corbillé privilégie les témoignages, parfois pour évoquer les mêmes sujets (coût exorbitant de l’immobilier parisien, embellissement des espaces publics, ouverture de nouveaux commerces et réhabilitation du bâti), mais avec une vision moins critique.
Centrée sur le présent, alors que l’ouvrage d’Anne Clerval laisse davantage apparaître des évolutions dans le temps, Sophie Corbillé cite cependant, souvent à bon escient, des références historiques et classiques pour montrer que ces phénomènes ne sont pas forcément nouveaux. Ainsi, concernant le coût élevé de la vie et la difficulté de faire des économies lorsque l’on vit à Paris, deux caractéristiques souvent mises en avant de nos jours, l’ethnologue fait remarquer que Balzac, dès 1831, écrivait : « A Paris, séjour de la cour, des richards et des grandeurs, où l’on sacrifie tout au présent, les titres ne sont rien pour la foule ; le mérite, peu de chose, et l’argent, tout ! […] Voilà la première condition pour être heureux dans la capitale. »10. Ces références à l’histoire ne sont d’ailleurs pas anodines car les premiers « gentrifieurs » de la nouvelle génération ont été les artistes, toujours à la recherche d’une inspiration née du passé, à une époque (d’ailleurs souvent plus fantasmée que réelle) où « la vie de quartier » de l’est parisien offrait des solidarités et une convivialité à l’opposé de l’esprit supposé individualiste et étroit de la bourgeoisie traditionnelle. Pourtant, cette recherche du vieux Paris populaire et généreux comporte en elle-même quelque chose de factice, puisque l’on sait que cette vision naïve d’un grand village ouvert aux classes sociales défavorisées ne correspond plus au visage de la capitale, y compris dans ses franges les plus orientales. C’est aujourd’hui bien davantage dans les villes de la première couronne de l’est et du nord (Montreuil, Les Lilas, Pantin, Saint-Denis en particulier) que le mouvement se crée, depuis plusieurs années.
En effet, l’une des principales critiques que l’on pourrait adresser à ces deux ouvrages, d’une manière générale, est, précisément, leur enfermement anachronique à l’intérieur du périphérique, en offrant au lecteur de 2013 une vision bien trop étriquée, qui n’aborde pas assez le thème pourtant très actuel du Grand Paris. Certes, Paris s’est toujours construite – et continue de se construire – par opposition à sa banlieue (cette vision est d’ailleurs un point commun des Parisiens, qu’ils soient de l’est ou de l’ouest) et, de ce point de vue, Paris se distingue de sa rivale londonienne car « dès le XIXe siècle, les Londoniens quittaient en effet la capitale dense et inconfortable pour s’installer dans les alentours, assurés de trouver des conditions de vie plus confortables, dans les quartiers de maisons construites pour accueillir les ouvriers et la petite bourgeoisie »11. Il reste qu’aujourd’hui, il n’est plus possible de penser Paris tant en termes urbanistiques que sociologiques, sans se référer à son agglomération et, malgré le caractère conflictuel de la relation Paris-banlieues12, il est patent que l’avenir de la métropole se situe au sein de ses franges, en particulier celles qui étaient constituées autrefois par ses usines et qui sont aujourd’hui investies par de nouvelles populations (classes moyennes aisées, jeunes ménages en particulier). Plutôt que de se focaliser sur l’est parisien, il est donc aujourd’hui peut-être plus pertinent de s’intéresser aux mouvements qui se font jour, notamment, à l’est de Paris, mais au delà du périphérique.
Damien Augias
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Administrateur territorial, diplômé de Sciences Po Paris et ancien élève de l’Institut national des études territoriales de Strasbourg, Damien Augias est cadre supérieur dans une municipalité de la première couronne parisienne. Il intervient par ailleurs en tant que maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et a également enseigné à la Faculté de droit de l’Université de Cergy-Pontoise.
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Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Anne Clerval, La Découverte, 2013, 254 p.
Paris bourgeoise, Paris bohème. La ruée vers l’Est, Sophie Corbillé, PUF, 2013, 285 p.
- L’origine contemporaine du mot vient d’un ouvrage de l’Américain David Brooks, Bobos in Paradise : The New Upper Middle Class and How They Got There, Simon & Schuster, 2000. Cependant, Maupassant, dans Bel Ami (1885), parlait déjà de la « petite bourgeoisie bohème et bon enfant ». [↩]
- « Elite rurale qui serait apparue à partir du XVIe siècle, noblesse non titrée qui constitue une classe intermédiaire entre l’aristocratie terrienne anglaise et le groupe des fermiers. Par analogie, et dans une perspective critique, [on] l’utilise pour désigner la nouvelle « urban gentry« , ces membres de la classe moyenne qui, contrairement à leurs prédécesseurs, préfèrent le centre-ville à la banlieue. », Sophie Corbillé, p.11 [↩]
- pp. 25 et s. [↩]
- Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, 1958. [↩]
- p.46. [↩]
- Saskia Sassen, La ville globale. New York, Londres, Tokyo, Descartes & Cie, 1996. [↩]
- pp. 2-3. Pour la référence, voir : Maurice Agulhon, « Paris. La traversée d’est en ouest » in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, tome III : les France, Gallimard, 1992, pp. 871-903. [↩]
- Le terme est utilisé péjorativement par Anne Clerval et de manière plus distante par Sophie Corbillé, toutes deux se référant aux travaux de la géographe britannique Ruth Glass, datant des années 1960. [↩]
- p.93. [↩]
- p.30. Voir Honoré de Balzac, « Paris en 1831 », in A nous Paris !, Complexe, 1993. [↩]
- Sophie Corbillé, p. 22 [↩]
- Cette conflictualité est d’ailleurs une particularité de la métropole parisienne par rapport à des grandes villes équivalentes. Voir à ce sujet la somme publiée sous la direction d’Annie Fourcaut, Emmanuel Bellanger et Mathieu Flonneau, Paris-banlieues. Conflits et solidarités, Créaphis, 2004. [↩]