Lu / Le géographe dans sa ville, de Marcel Roncayolo, avec Sophie Bertran de Balanda
Fabien Jeannier
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Il y a une indéniable dimension testamentaire dans ce bel ouvrage de Marcel Roncayolo, rédigé en collaboration avec Sophie Bertran de Balanda, architecte-urbaniste marseillaise. Il débute par une ouverture intitulée « La ville médiatrice », plaidoyer pour une géographie culturelle, qui explicite, met en question la singularité de la ville (p. 10) et assume l’« ambiguïté entre subjectivité et objectivité » (p. 11). Pour M. Roncayolo, « raconter sa vie et raconter sa ville sont ainsi étroitement liés » (p. 11). L’auteur nous dit vouloir, dans cet ouvrage, « livrer une lecture renouvelée de la ville en « fouillant » [son] expérience intime de Marseille, celle d’une ville à la fois transmise par les héritages familiaux, vécue pendant le temps formateur de l’enfance et de l’adolescence et analysée dans [ses] travaux de chercheur » (p. 7).
L’ouvrage est composé de deux parties principales et se termine par une partie bio-bibliographique, dans laquelle l’impressionnante liste des publications de Marcel Roncayolo est entrecoupée des grandes étapes de sa formation intellectuelle et de son parcours professionnel.
La première partie est autobiographique. M. Roncayolo revient sur son enfance et son adolescence à Marseille, avant d’aller poursuive ses études à Paris à partir de 1942, et décrit le contexte familial, affectif, social et urbain de ses jeunes années, fondamentales dans le façonnage de son goût prononcé pour l’analyse géographique, dans ce qu’il nomme en conclusion de cette partie « une évocation subjective du Marseille de [son] enfance » (p. 95). Elle est abondamment illustrée par des reproductions d’affiches, cartes, photos et autres documents relatifs à l’urbanité marseillaise, ainsi que des photos de famille et de carnets de notes provenant des archives personnelles de l’auteur.
On y apprend que M. Roncayolo est né à Marseille en mars 1926, dans le quartier des Quatre-Chemins des Chartreux, au 29 rue des Chartreux, qu’il décrit comme un « carrefour topographique mais aussi social » (p. 18). Cet entre-deux géographique et social dans lequel il passe son enfance va donc contribuer à façonner son intérêt pour la géographie, sous l’influence importante de ses deux oncles autodidactes et pétris de culture, et sous la protection bienveillante de deux grand-mères qui n’ont pas été épargnées par les difficultés de la vie, mais qui lui font découvrir Marseille, l’emmènent au cinéma ou dans les jardins ouvriers de la traverse d’Haïti, au-dessus de la gare de la Blancarde (p. 24-26). N’oublions évidemment pas ses parents – un père amateur de chant, une mère modiste – qui lui ont légué curiosité et goût pour l’expérimentation. Il écrit, à propos de son père : « le professionnalisme est moyen, l’amateurisme, à condition qu’il soit quelque peu éclairé, est création, envie d’aller au neuf, de transformer la norme. La connaissance de la ville, l’appréciation de ses qualités et de ses défauts, impose au chercheur de ne pas se laisser saisir dans le code glacé, la discipline stricte, l’évaluation prédéterminée. Échapper au formatage en quelque sorte, quitte à ne pas être reconnu par les professionnels de ville. Mais n’est-ce pas là le lieu du savoir et de l’enseignement ? » (p. 33). Quant à sa mère : « La géographie que j’ai tenté de pratiquer était sans doute inspirée des « essais » de la modiste. Peut-être aussi une certaine manière d’aborder le rapport entre l’idée et la matérialité » (p. 34). Enfin, les bouleversements dans l’entre-deux-guerres de son enfance éveillent sa curiosité pour la politique (p. 36). Ainsi, « entre ce passé proche qui habitait [s]on père, un XIXe siècle lointain rapporté par les récits familiaux, et le monde qui se fabriquait sous [s]es yeux, les temps de l’histoire se télescopaient dans le cercle familial et [il] en était le témoin. Cette expérience déterminerait [s]a démarche scientifique, [l]’amenant plus tard à appréhender l’histoire et la géographie comme un mouvement liant le passé, le présent et le futur » (p. 36).
La scolarité de M. Roncayolo se déroule au lycée St Charles, qu’il définit également comme un entre-deux social, où il est profondément influencé par l’enseignement de R. Jardillier, ancien ministre des Postes du premier gouvernement de Léon Blum, qui le conforte dans la nécessité d’articuler histoire et géographie (p. 40-41). L’intérêt affirmé et les talents précoces de M. Roncayolo dans ces domaines sont d’ailleurs très rapidement récompensés puisqu’il remporte le premier prix au Concours général des lycées en géographie en 1943, puis en histoire l’année suivante. En grandissant, M. Roncayolo est aux premières loges pour observer la transformation de l’urbain marseillais, son quartier des Quatre-Chemins devenant ville et prenant le nom de Cinq-Avenues, perdant ainsi son caractère d’entre-deux. Ce Marseille vécu de l’enfance et de l’adolescence deviendra ensuite un « terrain laboratoire » (p. 8), un « terrain fructueux pour [s’]aventurer dans l’analyse des processus de division sociale de l’espace » (p. 9), le thème central de sa recherche.
Dans un deuxième temps, M. Roncayolo dresse un portrait de Marseille, forcément subjectif comme il le concède lui-même, à travers le récit de ses déambulations à pied et en tramway dans la ville des années 1930 et du début des années 1940, entre mer et terre, pendant lesquels il forge sa vision de son développement, mêlant observations urbanistiques, géographiques, sociologiques, et percevant déjà avec acuité les situations d’entre-deux social, la dissymétrie nord-sud, la transformation de la périphérie rattachée à la ville par le réseau des tramways. C’est l’époque pendant laquelle la notion de métropole/ aire métropolitaine commence à être évoquée pour Marseille. Au-delà de l’analyse historique et si l’auteur ne cesse de mettre en garde son lecteur sur la validité de ses perceptions (« l’analyse dite objective reste nécessaire » (p. 82)), et sur le rapport entre matérialité et représentation, il faut remarquer qu’il n’oublie pas de préciser que l’analyse objective « ne peut suppléer la sensibilité aux contours indéfinissables » (p. 82).
La seconde partie de l’ouvrage est composée de douze balades dans Marseille, effectuées entre 2002 et 2012, en compagnie de l’architecte et urbaniste Sophie Bertran de Balanda. Elles font écho aux réflexions biographiques de la partie précédente. Dans chacune de ces promenades urbaines, très joliment illustrées par plusieurs aquarelles de S. Bertran de Balanda, M. Roncayolo parcourt en effet le Marseille de son enfance, plus de 60 ans après : « ces promenades-dessin(s) avec Sophie Bertran de Balanda ont été abordées comme méthode pour reconnaître le passé et partir « en reconnaissance » d’un Marseille qui n’était plus celui de [ses] souvenirs » (p. 110). Ces parcours font l’objet de commentaires croisés entre S. Bertan de Balanda et M. Roncayolo, qui nous livre son analyse de l’évolution urbanistique et sociologique des quartiers de Marseille parcourus à pied. Entre ses souvenirs du Marseille de son enfance et de son adolescence et le Marseille d’aujourd’hui, l’analyse de M. Roncayolo oscille constamment entre géographie et histoire urbaine, éclairant de façon limpide la fabrique de l’urbain marseillais et regrettant, pour conclure, que sa ville en déficit d’attractivité ait fait de la forme urbaine une préoccupation centrale, sans grande cohérence, au détriment du « projet économique de la ville industrielle qui produit » (p. 236). Nous retiendrons en particulier les analyses des balades 4, 5 et 9, autour de la Canebière/ Belsunce, Cinq Avenues et les Ports.
Au-delà du plaisir que l’on peut éprouver à la lecture de la partie autobiographique de l’ouvrage, avec le regard rétrospectif et introspectif que M. Roncayolo porte sur son enfance et son adolescence et le contexte particulier qui l’a amené à devenir géographe et historien de l’urbain, l’intérêt de cet ouvrage est de rappeler combien histoire et géographie urbaine sont justement indissociables, et que c’est dans le Marseille de son enfance que M. Roncayolo a eu très tôt l’intuition de cette relation étroite, qu’il n’a cessé ensuite de cultiver. C’est donc un ouvrage qui intéressera un large public, à plusieurs titres, à commencer par les Marseillais : les plus jeunes y trouveront des clés pour comprendre la ville telle qu’ils la vivent aujourd’hui, et les moins jeunes auront certainement plaisir à se remémorer le Marseille d’antan et à comprendre ses transformations à la lumière des analyses de M. Roncayolo, dont cet ouvrage nous rappelle qu’il est un des rares géographes que l’on associe fortement à une ville. Mais il n’est pas besoin d’être marseillais pour apprécier la portée plus large de cet ouvrage rédigé dans une langue très claire. Bien que son objectif ne soit évidemment pas de constituer un petit manuel à l’usage des historiens et géographes de l’urbain débutants (ou confirmés, d’ailleurs), on ne peut qu’en conseiller la lecture à toutes celles et ceux que ces disciplines intéressent. La dimension méthodologique et réflexive de cet ouvrage, entre autobiographie et géographie (culturelle), distillée avec humilité, mais avec toute l’autorité d’un chercheur au parcours exceptionnel, et, ce qui ne gâche rien, superbement illustrée, en font une lecture à la fois utile et agréable.
FABIEN JEANNIER
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Fabien Jeannier est professeur d’anglais au lycée Aristide Briand de Gap, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et chercheur associé au laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow.
Marcel Roncayolo est géographe, spécialiste de l’urbain et de Marseille en particulier. Il a reçu le Grand Prix de l’urbanisme en 2012.
Sophie Bertran de Balanda est architecte urbaniste à Martigues.
Marcel Roncayolo, avec Sophie Bertran de Balanda, 2016, Le géographe dans sa ville, Marseille, Parenthèses, 264 p.
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Pour aller plus loin
Boris Grésillon et Éric Verdeil, 2014, « Entretien avec Marcel Roncayolo », Rives méditerranéennes [En ligne], 47 | 2014, mis en ligne le 15 février 2015, consulté le 21 août 2017. URL : http://rives.revues.org/4560 ; DOI : 10.4000/rives.4560
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Photo de couverture : Vieux Port, Marseille, le 28 décembre 2016, photo prise par Tiberio Frascari, (domaine public sur Flickr, 2009)