Lu / L’illusion du vote bobo. Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, de Jean Rivière
Mikayil Tasdemir
Alors que le succès politico-médiatique de la géographie électorale bat son plein au printemps 2022 afin d’expliquer les disparités du vote entre les différents territoires de l’hexagone en raison des élections présidentielles imminentes, la collection « Géographie Sociale » des Presses Universitaires de Rennes publie L’Illusion du vote bobo (2022) qui permet de rebattre les cartes quant aux conceptions de la disparité électorale française.
Cet ouvrage signé par le géographe Jean Rivière, enseignant-chercheur en géographie à l’université de Nantes et membre du laboratoire Espaces et sociétés (ESO), vise à analyser ce que son sous-titre convoque, soit les « configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises ». Dans la continuité de son travail de thèse qui portait déjà sur une double géographie sociale et électorale du périurbain français au travers de trois aires urbaines moyennes, Jean Rivière propose dans ce livre un dialogue entre la sociologie électorale et la géographie urbaine. Il la réalise au prisme de l’approche quantitative afin d’élaborer une typologie intra-urbaine à l’échelle fine du bureau de vote dans trente-cinq centres urbains regroupant plus de 100 000 habitants, dans une perspective bourdieusienne assumée. De nombreuses analyses factorielles s’accompagnent de cartes ainsi que de diverses données quantitatives tirées de l’INSEE ou du Ministère de l’Intérieur, permettant d’illustrer graphiquement à de multiples reprises les explications de l’auteur.
L’ambition de ce travail est de défier cette « illusion du vote bobo1 » et de « ranger le bobomètre » (p. 8), idée convoquée par de nombreux médias à la suite des élections municipales de 2020 durant lesquelles des coalitions de gauches se sont formées et ont permis des victoires de la gauche dite « rose-verte » dans les grands centres urbains tels que Lyon ou bien Paris – majoritairement entre la gauche électorale et EELV (Europe Écologie Les Verts), plus ponctuellement avec LFI (La France Insoumise). L’auteur relève que raisonner ainsi est problématique, et ce pour plusieurs raisons. La première consiste en l’idée qu’il s’agirait d’un groupe social homogène, partageant les mêmes conceptions politiques, sans prendre en compte les disparités au sein d’un même groupe qui se distinguerait des classes populaires plus réactionnaires car votant à droite, l’on perd ainsi une compréhension fine de la diversité du monde urbain et l’on tombe dans une classification simplifiée du fait électoral. La seconde relève le problème de penser la France par fractures, à la manière de Christophe Guilly ou de Jacques Lévy, auteur et géographe dont Jean Rivière fait la critique dans son introduction tant leurs interprétations du fait électoral au prisme du gradient d’urbanité ou encore du clivage « France périphérique » contre « France d’en haut » relève davantage d’un deus ex machina que d’une analyse pertinente du fait électoral (Lehingue, 2011). De plus, la granulométrie si épaisse de ces travaux (échelle communale ou opposition entre centre et périphérie) ne permet que de tomber dans la réification spatiale constante : le centre voterait à gauche en parallèle de la gentrification et de la libéralisation progressive de ses quartiers, tandis que la périphérie serait à droite voire à l’extrême droite en raison de valeurs qui se traduiraient dans le vote. Par son approche pluridisciplinaire, Jean Rivière entend ainsi expliciter les configurations électorales intra-urbaines des élections de 2017 dans les trente-cinq aires urbaines étudiées mais également d’étudier les fondements sociologiques de ces quartiers afin d’écarter l’unique thèse du vote dit « bobo » contre celui des « ouvriers », l’un à gauche, l’autre à droite. En cela, il essaie également d’en déduire un modèle explicatif et d’aboutir à une typologie des villes dont il développe les différences selon leur rang dans la hiérarchie urbaine.
Pour ce faire, l’ouvrage se divise en deux grandes parties composées de deux chapitres chacune : la première se consacre à l’analyse des mutations électorales de cette dernière décennie au regard des mutations sociales intra-urbaines en prenant comme référentiels les élections de 2007 à 2017 à l’échelle des bureaux de vote des villes-centres de plus de 100 000 habitants. Le second chapitre est une monographie de la ville de Nantes consacrée à la variabilité spatiale des relations statistiques entre vote et structures sociales afin d’étudier les transformations socio-électorales d’une métropole anciennement fordiste désormais postfordiste.
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Un espace électoral articulé à l’espace social
La première partie est consacrée à l’étude de deux effets : ceux dits « de structure » (chapitre 1) et ceux dits « de contexte » (chapitre 2). Pour le premier effet, l’auteur propose des analyses factorielles ainsi qu’une typologie nationale avant d’aboutir à un modèle explicatif du vote à la fin du chapitre. Le second s’intéresse davantage à l’échelle du quartier pour aboutir à une typologie sociologique explicative du vote dans les aires urbaines. Grâce à l’étude à l’échelle du bureau de vote, les correspondances entre les classes et le fait électoral permet de mieux saisir les dynamiques structurantes des grandes aires urbaines et de les analyser et comparer entre elles. Dans une démarche bourdieusienne, l’auteur vise à « éclairer l’espace électoral par structures sociales intra-urbaines » (p. 48), soit par des variables sociodémographiques, socioéconomiques et résidentiels. Ainsi, les plus âgés qui ont un fort ancrage résidentiel votent Sarkozy en 2007 et 2012 tandis que l’inverse se concentre autour de Mélenchon en 2017 ou bien Ségolène Royal en 2007. Cette analyse factorielle permet de voir émerger une typologie en deux groupes (DC, droite et/ou centre / GP, gauche et/ou périphérie) et quatre sous-groupes (DC1-4 et GP1-4) dans l’espace électoral, rendant la cartographie de la diversité intra-urbaine possible. Les annexes du cahier couleur, notamment les figures 2 et 3, rendent compte d’un gradient quant à l’élaboration de l’espace électoral, et non pas d’un clivage net. Le cas parisien, singulier comme souligné par l’auteur, est particulièrement intéressant pour ce phénomène : les beaux quartiers du 7e, 8e, 16e et une partie du 17e correspondent au vote Sarkozy en 2007 avant d’évoluer vers Sarkozy/Bayrou en 2012 puis Fillon/Macron en 2017, avec une surreprésentation de propriétaires appartenant à un groupe socioprofessionnel supérieur et disposant d’un diplôme équivalent ou supérieur à bac+2. Le groupe DC3, le plus surreprésenté, s’incarne dans les quartiers les plus gentrifiés de la capitale, à la manière de l’Ouest du 18e ou bien le 9e arrondissement, correspondant à une surreprésentation des cadres du parc locatif privé, sans grand ancrage résidentiel car il représente les 25-39 ans en majorité – la moitié des bureaux de vote correspondant à ce groupe en majorité est à Paris. En ce qui concerne les espaces du second groupe (GP1-3), nous les retrouvons plutôt dans les périphéries du 13e, 19e ou 20e arrondissements, historiquement plus populaires, où l’abstention est majoritaire dans les quartiers immigrés ou bien dans les quartiers où l’ancrage résidentiel est faible – notamment dans ceux des étudiants, compte tenu de l’importance de la classe dans certains processus électoraux comme celui de la procuration. Pour les espaces de l’extrême droite, nous les retrouvons davantage sur le littoral méditerranéen, avec un profil plus âgé, lié à l’héliotropisme. Le modèle proposé (annexe III) rend ainsi compte de ce gradient intra-urbain, articulé à la figure 10 (p. 69) qui dévoile la place des villes dans l’espace électoral à travers les variables proposées de la figure 7.
Le second chapitre apporte un éclaircissement concernant les dynamiques électorales au regard de la sociologie urbaine puisqu’il compose l’espace électoral au travers d’effets de contexte afin de rendre visible les mouvances intra-urbaines et interurbaines. Ainsi, plutôt que d’utiliser des données agrégées comme référentiel, Jean Rivière s’intéresse à l’approche par l’individualité des aires urbaines afin d’étudier le vote d’un même milieu social à deux localités distinctes : « les prises de position électorales des ouvriers périurbains sont encore plus différenciées selon le contexte de résidence » (p. 99). En effet, en comparant les aires urbaines de Caen, Metz et de Perpignan, nous constatons que les ouvriers des communes de la 3e couronne rouge votent davantage à gauche (PS) que ceux des communes de la 4e couronne verte (extrême-droite) qui se caractérisent par de nombreux mouvements résidentiels qui perturbent l’ordre local. De plus, la carte p. 78 illustre que les ouvriers du littoral méditerranéen autour de Nice ou Marseille sont moins enclins à voter à droite que ceux de la partie nord-ouest du pays, autour de Caen ou bien Rennes. Ces différences de contexte mènent Jean Rivière à l’élaboration d’une typologie de systèmes explicatifs localisés (fig. 6 des annexes). Cette double approche multiscalaire permet d’éviter cette idée du vote par classe sur le plan national, permettant d’appréhender le fait électoral selon des effets de contexte localisés afin d’éluder cette Illusion du vote bobo.
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Étudier le fait électoral à travers l’exemple nantais
La ville de Nantes connaît une mutation profonde depuis les années 1970 en parallèle de la métropolisation, ce qui se traduit par un changement du profil sociologique local qui s’exprime à travers une réduction nette de la part des ouvriers dans l’aire métropolitaine et qui conduit à ce « processus d’invisibilisation des classes populaires dans la ville-centre. […] Ces dynamiques de changement social ne peuvent pas être sans effets électoraux » (p. 111). Le passage d’une ville inscrite dans sa localité régionale jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale à une dynamique orientée vers des échelles supérieures grâce aux divers projets d’urbanisation et aux politiques publiques menées depuis le milieu du XXe siècle – en témoigne les titres qu’elle remporte depuis les années 2010 –, ceci articulé au développement artistique de l’île de Nantes, de la gentrification progressive et de l’implantation du PS depuis les années 1980 ne peut pas être sans conséquence sur l’évolution du fait électoral de l’aire urbaine nantaise, ce que les deux derniers chapitres visent à démontrer.
La première évolution forte de Nantes métropole concerne sa population, tant grandissante que l’on passe de 215 bureaux de vote en 1974 à 475 en 2017, phénomène qui s’exprime plus particulièrement dans les communes limitrophes à la manière de Carquefou qui passe de 2 à 11 bureaux de vote dans cet intervalle. Les trajectoires électorales sont déployées sous la forme d’une carte (fig. 7 des annexes) et d’une typologie avec une surreprésentation des cadres et des travailleurs indépendants ancrés dans le vote à droite au sein des beaux quartiers historiques contre un basculement à gauche dans l’hypercentre gentrifié et avec un profil sociologique plus jeune qui vote pour la gauche écologiste. L’axe nord de la périphérie nantaise s’exprime par un vote centre-droit et un ancrage résidentiel plus fort qui est le résultat de la pavillonarisation qui constitue une « vallée d’accueil pour la nouvelle bourgeoisie » (Rappeti, 1990). L’espace qui gravite autour de l’île de Nantes est devenu quant à lui un espace électoral de gauche, avec des travaux d’aménagement visant à améliorer l’offre culturelle et à faire usage des friches depuis les années 1970. Cette évolution du vote, d’abord abstentionniste, s’accompagne d’une évolution du profil sociologique avec une part grandissante des jeunes face à la démographie vieillissante et d’une croissance de la part de cadres depuis les années 2000, ce qui mène à la décroissance des classes populaires. Nous pouvons supposer que le rôle de l’action publique et de l’ancrage du PS depuis les années 1980 a porté le vote à gauche, puisque cela a permis une sensibilisation au fait politique dans des quartiers où l’action publique est absente et où les taux d’abstentions sont les plus hauts, à la manière de ceux des grands ensembles nantais où l’espace est divisé entre abstention et vote à gauche, principalement pour contester la droite que par réelle intention politique. La démobilisation électorale de ces quartiers de grands ensembles s’incarne dès la fin des années 1980, dix ans après la fin de leur période de construction et un temps où la gauche était majoritaire en raison d’une visibilité de l’action publique, là où le désintérêt actuel amène plutôt une baisse de la favorabilité aux dits partis historiquement ancrés. Certains acteurs politiques, comme Nicolas Sarkozy, quand il essentialise la banlieue, favorisent le vote à gauche contre l’abstention, comme manière d’affirmer son mécontentement global contre un discours électoral méprisant et néfaste au développement de ces quartiers. La difficulté à voter compte tenu du pourcentage de non-inscrits ou de mal-inscrits (Braconnier et Dormagen, 2007) en parallèle de l’inaction politique, voire du dédain de ses acteurs, en plus d’une représentation élevé de jeunes de 18-24 ans au profil sociologique populaire, retrouvé également chez les 25-39 ans, correspond à une part d’abstention plus haute dans cet espace.
Une analyse sur un temps aussi long que celui de six décennies permet de voir les évolutions du fait électoral au prisme de l’étude urbaine et de son évolution, notamment en ce qui concerne les processus de gentrification de certains quartiers. Aujourd’hui, la métropolisation de Nantes et l’évolution du profil sociologique global de la ville et de quelques communes limitrophes s’incarne comme une problématique des acteurs politiques et comme enjeu du scrutin, en témoigne la liste électorale « Nantes en Commun » qui la conteste et croît dans les élections malgré son dernier échec en date. L’évolution de Nantes Métropole, qui s’accompagne d’une mutation sociologique profonde, allant jusqu’à repousser les classes plus populaires en périphérie où l’on observe à la fois des percées d’extrême-droite et des ancrages à gauche de la part des anciens quartiers ouvriers, renseigne sur la configuration électorale d’une ville à travers la perspective interdisciplinaire de la sociologie électorale et des études urbaines.
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Conclusion
La perspective pluridisciplinaire proposée par Jean Rivière remet en question de nombreuses idées préconçues et permet l’établissement d’une expression plus fine des différentes localités quant au fait électoral. A contrario des travaux antérieurs de géographes plus essentialisants, celui-ci accorde une importance notable à la croisée de la sociologie électorale et des études urbaines, rendant compte des disparités interurbaines et intra-urbaines essentielles à la bonne compréhension des configurations électorales des grands centres urbains, qui se traduit aussi par l’approche quantitative, très détaillée mais parfois (trop ?) exigeante. L’ouvrage nous rappelle l’importance de l’interdisciplinarité afin d’entendre les phénomènes urbains, notamment dans le cas de la géographie électorale, afin de ne pas plonger dans le déterminisme ou la réification spatiale.
MIKAYIL TASDEMIR
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Mikayil Tasdemir est étudiant en Géographie et Aménagement à l’Université Paris Cité.
mikayil.tasdemir@etu.u-paris.fr
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Référence de l’ouvrage : Rivière Jean, 2022, L’illusion du vote bobo. Configuration électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, Presses universitaires de Rennes, coll. « Géographie sociale ».
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Bibliographie
Braconnier C. et Dormagen J.-Y, 2007, La démocratie de l’abstention, Paris, Folio Gallimard.
Lehingue P., 2011, Le vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux. Paris, La Découverte.
Rappeti D., 1990, « Images sociales d’une ville » in Renard J., Nantes et son agglomération, Cahiers Nantais, n°33-34, IGARUN, Ouest Éditions, 125-158.
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Couverture : © Mohamed Hassan, Pixabay License
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Pour citer cet article : Tasdemir M., 2022, « L’illusion du vote bobo. Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, de Jean Rivière », Urbanités, Lu, novembre 2022, en ligne.
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- Selon le Larousse, anglicisme mélangeant « bourgeois » et « bohème » : « Personne plutôt jeune, aisée et cultivée, affichant son anticonformisme ». [↩]