Urbanités sud-est asiatiques / La démonstration d’une crédibilité politique par les infrastructures : l’Indonésie et le moment Jokowi
Antoine Goutaland
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L’article d’Antoine Goutaland au format PDF
En Indonésie, l’année 2019 a été agitée par une campagne présidentielle se soldant par la réélection de Joko Widowo, couramment nommé Jokowi. La campagne a été l’occasion de questionner la politique de développement de l’Indonésie. La question de la place des infrastructures dans ce développement a constitué un axe clé de sa campagne, dans la lignée d’une politique déjà initiée lors de son premier mandat (Sulistiawati et Linna, 2019). Cette politique de développement d’infrastructures a été menée avec un double-objectif : développer l’Indonésie par sa périphérie et désenclaver les grandes métropoles indonésiennes. Elle s’incarne dans des projets trans-insulaires d’infrastructures routiers, ferroviaires et portuaires pour une part et des projets de transports publics d’autre part. L’événement emblématique de la seconde catégorie de projet, a été l’inauguration du métro de Jakarta en mars 2019 (Atika, 2019). Jokowi présente ces projets comme un moyen de faciliter la circulation des Indonésiens, présentée comme une condition nécessaire à un développement économique prospère évalué par son attractivité. Jokowi utilise aussi le développement d’infrastructures comme un moyen de garantir l’unité nationale indonésienne, en particulier en Papouasie occidentale ou à Aceh dans le nord de Sumatra, régions où de vives revendications autonomistes éclosent régulièrement (Mawel et Arbi, 2019).
Le président Jokowi a donc fondé son discours politique et sa conception de l’État indonésien autour d’un développement économique rapide traduit dans des projets d’infrastructures concrets porteurs d’un impact économique et social immédiat. En cela, il souhaite marquer une rupture avec des discours sur les plans d’infrastructures qui ne sont pas suivis des faits. L’objectif de cet article est d’étudier les instruments qui fondent la performativité de ce nouveau discours gouvernemental dans ce qui a déjà été appelé « un moment Jokowi » en termes de développement d’infrastructures (Waburton, 2016). Le gouvernement Jokowi entend démontrer une capacité à livrer des projets sans incidents ni délais majeurs, sans perte de continuité. Nous partirons de la notion de performativité forgée en sociologie économique (Callon et Muniesa, 2008) pour détailler la démonstration d’économie politique et d’urbanisme de l’administration Jokowi. La performativité d’un discours regroupe l’ensemble des ressorts discursifs, instrumentaux (Lascoumes et Le Galès, 2005) et matériels qui font exister un discours économique (Rosental, 2013). À travers cette recherche des conséquences et des reprises du plan économique de Jokowi, nous avons pour but de le présenter tel qu’il se fait, avec ses instruments, ses doctrines et ses acteurs. Parmi ceux-ci, nous serons amenés à considérer quelques schémas historiques du capitalisme indonésien, reposant sur une coalition entre l’administration centrale et de grands conglomérats familiaux. Nous montrerons d’ailleurs que les accords et conditions de cette coalition se recomposent au gré des politiques de développement autant que celle-ci compose aussi ces politiques.
Pour étudier la composition de cette politique d’infrastructure en train de se faire, nous avons cherché à étudier le point de vue des acteurs administratifs, économiques et techniques concernés. Ces derniers ont été collectés dans le cadre d’une enquête de terrain réalisée sur le mode de la recherche-action se déployant en plusieurs moments. Tout d’abord, j’ai réalisé des analyses de documents officiels, principalement de rapports, de sites gouvernementaux et des rapports d’activités d’entreprises, qu’une lecture de la presse locale et nationale a permis de contextualiser. Ce premier temps a été complété par la conduite d’une campagne d’entretiens auprès de directeurs d’agences et de services gouvernementaux mais aussi avec des universitaires, des chercheurs de think-tank jakartanais ou encore des agences internationales et diplomatiques qui a eu lieu de mars à août 2019. Enfin j’ai eu la chance de participer à des réunions de présentation d’appels d’offre ou des réunions de coordination avec des bailleurs de fonds internationaux pour le compte d’un bureau d’étude international. J’ai cherché à trouver chez tous ces acteurs les éléments institutionnels et matériels permettant d’attester de l’existence du moment Jokowi et donc de la performativité de son discours économique.
Dans cet article, nous réaliserons tout d’abord une mise en contexte historique. Elle a pour objectif de souligner la présence d’une coalition d’acteurs à l’échelle nationale qui a pris en charge le développement urbain dont nous précisons les caractéristiques et le devenir après la fin de la dictature du Nouvel Ordre en 1998. Nous mettrons ensuite en lumière l’épreuve que subit cette coalition dans la jeune démocratie face à la multiplication de problèmes urbains. Cette épreuve a conduit à proposer un nouveau discours politique sur les infrastructures et de nouvelles pratiques, qui caractérisent le moment Jokowi. On y trouve notamment, mais pas uniquement, les méthodes inspirées de grandes organisations internationales. Nous pourrons alors étudier en détail les agencements proposés par l’administration Jokowi dans la mise en place d’une économie des infrastructures.
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Les transformations de la coalition d’acteurs nationale depuis le régime du Nouvel Ordre à Jokowi
Une coalition d’acteurs, entre conglomérats familiaux et administration nationale
De 1968 à 1998, l’Indonésie est gouvernée par le général Suharto. Ce régime dictatorial et libéral, appelé Nouvel Ordre, avait pour ambition la modernisation du pays par ses grandes métropoles et Jakarta, en particulier : la capitale devait s’ériger au rang de ville mondiale (Silver, 2007). Le développement du pays et de sa capitale devint une priorité nationale. On assiste alors à une uniformisation du droit libéral de la propriété hérité de l’époque coloniale (et donc organisé autour d’un cadastre et d’une régulation des titres de propriétés sur le modèle occidental) pour mettre fin progressivement au droit coutumier résiduel, qui demeure encore dans certaines marges ou sous forme hybride (McCarthy et Robinson, 2016).
Combiné à des investissements publics dans des infrastructures routières et autoroutières, cette évolution juridique a permis la mise en concession de larges domaines urbains et ruraux en vue de l’installation d’activités productives sur ces terrains (Silver, 2007). Des entreprises familiales, issues généralement des minorités marchandes chinoises, bénéficient de cette politique foncière en montant d’importants conglomérats, lançant successivement des activités diversifiées : agriculture (palmes, riz), industrielles (automobile, mines), médiatiques et financières (banques de détails et assurance pour les locataires et les ouvriers, banque d’investissement). Sinarmas, par exemple, a centralisé ses achats dans une filiale au nom de Sinarmas Land. Celle-ci est chargée d’acquérir de vastes domaines agricoles nécessaires à l’exploitation de l’huile de palme et du papier via la très controversée filiale Asia Pulp and Paper (World Wildlife Fund, 2018). L’empreinte foncière la plus manifeste de ce mouvement est rural mais la constitution de ces conglomérats détermine la forme urbaine du Nouvel Ordre.
L’administration et le secteur privé sont donc pensés comme deux acteurs du développement économique et de la modernisation du pays, ce que la littérature sur les coalitions de croissance, en particulier à Jakarta (Dormois, 2008) a bien démontré.
En effet, nous faisons l’hypothèse qu’une coalition d’acteurs à l’échelle nationale était établie entre l’administration du Nouvel Ordre et les grands conglomérats familiaux indonésiens. Haryo Winarso et Tommy Firman ont décrit avec profondeur la coalition de développement du Nouvel Ordre (Winarso et Firman, 2002). Elle reposait en grande partie sur des relations interpersonnelles entre conglomérats et entre les conglomérats et la famille du président Suharto. Le mariage était l’accord structurant de ces alliances formant la coalition, noyau dur du régime centralisé et par extension du régime de gouvernement des villes. Sans extrapoler à d’autres métropoles indonésiennes, cette coalition nationale a été principalement active à Jakarta, qui d’après l’administration Suharto doit devenir le moteur de croissance du pays.
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Jakarta, une métropole symbole de la politique urbaine du Nouvel Ordre
Dans son histoire de la planification urbaine de Jakarta, Christopher Silver (Silver, 2007) détaille une quantité de projets qui permettent de se rendre compte de la forme urbaine promue par la coalition entre les conglomérats familiaux et l’administration Suharto. Le développement urbain est centré sur Jakarta. Après les années de développement du centre administratif sous l’impulsion de grands complexes commerciaux et résidentiels huppés, la politique de modernisation de Suharto a misé sur les autoroutes urbaines desservant Jakarta à partir d’un échangeur névralgique, l’échangeur de Semanggi, à l’extrémité sud du centre d’affaires. Les concessions autoroutières étaient gérées par un conglomérat sous la houlette de la fille du dictateur, soulignant les liens consubstantiels entre les conglomérats et le clan Suharto. La planification d’autoroutes selon un schéma s’appuyant sur de multiples ceintures concentriques permet aux habitants des banlieues d’accéder au centre.
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Les grands conglomérats privés ont suivi les tracés autoroutiers pour développer des villes nouvelles. BSD City, pour Bumi Serpong Damai City, dans la banlieue Ouest de la métropole est emblématique du succès de cette forme de développement. Lancé en 1983 et 1985 et développé par Sinarmas Land, cet immense projet de 6 000 hectares suit la construction d’une autoroute reliant le sud de Jakarta et l’aéroport international Sœkarno-Hatta situé à Tanggerang, la banlieue Ouest de Jakarta. En plus d’accueillir des complexes résidentiels pour cadres indonésiens aisés, la ville compte des bureaux, une proximité stratégique avec des usines automobiles, et des complexes commerciaux et de loisirs (Silver, 2007).
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Dans la lignée du succès de BSD City, Tangerang a vu l’établissement de deux autres nouvelles villes nouvelles en 1987 : Cikarang s’étalant sur 5 900 hectares et Tigoraksa sur 3 000 hectares (Silver, 2007). Des études récentes montrent que ces villes nouvelles ont participé à une gentrification des banlieues de Jakarta (Winarso et al., 2015).
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La fin du Nouvel Ordre et l’établissement d’un régime urbain néo-libéral
À la fin des années 1990, la coalition du Nouvel Ordre s’essouffle. Une crise multiple frappe le système indonésien. La crise financière asiatique de 1997, la chute de la valeur de la roupie indonésienne sur les marchés internationaux et la mise sous séquestre du Trésor indonésien comme condition d’une intervention du Fonds Monétaire International ont mis à l’arrêt les projets de développement urbain (Lorrain, 2016). Parallèlement, des procès pour corruption touchent les grandes familles indonésiennes et mettent en lumière les relations interpersonnelles de la coalition et des malversations financières (Lorrain, 2016). En mai 1998, des émeutes étudiantes secouent la capitale et la foule prend le Parlement. Quelques kilomètres au nord, dans le quartier chinois de Glodok, la foule pille des supermarchés tenus par des Chinois, et des viols collectifs sont perpétrés par des groupes paramilitaires à Jakarta. Ces violences provoquent la fuite des minorités chinoises pendant quelques années et les façades de Glodok gardent encore les traces des incendies et des balles. Face à ces violences incontrôlées, Suharto est contraint de démissionner le 21 mai 1998. L’acteur étatique central de la coalition disparaît et ses interlocuteurs privés issus des minorités marchandes chinoises perdent leur relation privilégiée avec le pouvoir.
Après l’ouverture au multipartisme en 1998, un vaste mouvement de décentralisation est opéré à partir de 1999 pour garantir l’unité du pays et éviter le redéploiement des pratiques contestées du Nouvel Ordre, pourtant défendues par les élites jakartanaises. Une loi sur la planification spatiale, promulguée en 2007, encadre les hiérarchies entre les plans des différents échelons territoriaux. Le plan national reste hiérarchiquement supérieur mais il doit respecter une certaine cohérence avec les plans régionaux et locaux antérieurs. Une organisation en niveaux de détail permet aussi des règles de conformité. Cette loi est promue par des urbanistes de l’Institut Technologique de Bandung et revendique une approche néo-libérale des politiques urbaines par l’éclatement et la transparence des décisions administratives, censés compenser un arbitraire politique et bureaucratique. D’après ces auteurs, le texte final de la loi reflète un compromis entre un mouvement néo-libéral universel et des forces institutionnelles et culturelles propres à l’Indonésie (Hudalah et Woltjer, 2007).
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Malgré ces fortes démonstrations de transparence, les conglomérats privés conservent une influence sur le développement urbain. Ils réactivent les logiques de l’ancienne coalition dans le nouveau régime urbain. Deden Rukmana utilise le terme de clientélisme pour montrer que, même à l’échelle locale, un certain nombre d’acteurs privés clés excluent d’autres acteurs avec l’aide d’acteurs publics (Rukmana, 2015). Selon lui, un clientélisme diffus s’est supplanté au clientélisme centralisé de la coalition du Nouvel Ordre. Cette grille de lecture converge avec des éléments issus de l’enquête empirique. D’après un certain nombre d’acteurs de la production urbaine, on en déduit qu’il se met en place une captation de la fabrique urbaine par les conglomérats en raison d’une asymétrie de ressources (Lambelet et Pflieger, 2016) entre ces grandes organisations structurées et leurs interlocuteurs dans la sphère publique (entretien avec des responsables du Urban and Regional Development Institute, juin 2019). En effet, la décentralisation semble avoir donné des prérogatives à des services qui n’ont pas la capacité à dessiner des plans alternatifs (Rukmana, 2015), faute d’expertise ou d’organisation. Les services de planification urbaine des gouvernements locaux sont censés proposer des maîtres-plans que les détenteurs de concessions doivent respecter. Mais de fait, parce que les services de projeteur des promoteurs sont plus structurés, les services de planification des nouvelles collectivités locales se servent abondamment des plans fournis par le secteur privé. Les conglomérats disposent en effet d’un avantage dans la répartition des ressources urbaines (Labelet et Pflieger, 2016) : ils sont les détenteurs de la ressource d’expertise, de la ressource financière, les administrations locales ne pouvant exhiber qu’une ressource juridique très faible en Indonésie1. Cette asymétrie de capacité d’action est un autre facteur éclairant l’influence persistante des conglomérats privés dans les politiques urbaines. Cette influence a donné lieu à des scandales qui ont émaillé le jeune régime démocratique et centralisé (entretien avec des responsables du Urban and Regional Development Institute, juin 2019).
Nous avons montré que les coalitions d’acteurs issues du Nouvel Ordre ont été significativement modifiées mais que les grands conglomérats privés conservent une forte influence sur les choix d’urbanisme. Nous allons maintenant chercher à mettre en lumière un manque de performativité du nouveau régime urbain face à de nouveaux problèmes urbains. Nous pourrons alors justifier les changements en train de se faire lors de la présidence de Jokowi et les décrire.
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Le nouveau régime urbain démocratique butte sur la question des infrastructures
La congestion urbaine endémique : une tentative ratée pour la jeune démocratie
La crise des devises asiatiques de 1997 a brutalement mis à l’arrêt tous les grands projets de développement urbain. Toutefois, Christopher Silver, dans son histoire de la planification à Jakarta, explique que de grands mégaprojets de développement dans le centre de la ville sont menés à bien malgré certains retards considérables (Silver, 2007). Les projets ne redémarrent pas pendant plusieurs années alors que le pays connaît des troubles politiques et l’investissement immobilier est minimal jusqu’à l’établissement du régime urbain décentralisé et néo-libéral (Herlambang et al., 2019).
La très forte croissance démographique dans les grandes métropoles et en particulier dans la région métropolitaine de Jakarta occasionne d’importants problèmes urbains. C’est particulièrement patent pour les infrastructures de transport en commun alors que les voitures et scooters congestionnent les centres urbains (Rukmana, 2017). La congestion des centres-villes touche la plupart des métropoles indonésiennes : la forte croissance démographique et la forte croissance des usages de l’automobile – issus en partie des choix industriels et des formes urbaines du Nouvel Ordre – n’ont pas trouvé leur équivalent en infrastructures adéquates. La Banque Mondiale pointe un potentiel de développement urbain que les acteurs du développement urbain n’exploitent pas, créant ainsi un besoin d’infrastructure non satisfait. Les raisons mises en avant sont des défauts de la gouvernance territoriale indonésienne, jugée très vite trop opaque et complexe par les acteurs financiers internationaux (Banque Mondiale, 2019).
Pour pallier ces besoins, le président Yudhoyono, prédécesseur de Jokowi, organise au début de son mandat, en 2005, un grand sommet pour les infrastructures (Davidson, 2016). L’objectif était de trouver des investisseurs pour un ensemble de projets sélectionnés par le ministère du plan. Davidson considère ce sommet comme un échec : très peu de firmes privées soumettent une offre pour les projets proposés et encore moins de projets sont menés à leur terme. La réticence des investisseurs privés à investir dans des projets d’infrastructures s’explique notamment par un manque de sécurisation juridique, notamment sur le volet foncier, sachant que les déplacements forcés de populations propres à la période Suharto ne sont plus possibles dans le système démocratique nouveau (Davidson, 2016). Cette question foncière se pose alors comme un problème récurrent à la toute jeune démocratie par la coexistence de différents modes d’existence des droits fonciers : le premier s’enracine dans une vision de l’identité politique nationale indonésienne fondée sur la transmission familiale informelle de petites parcelles agraires considérées comme le moyen de subsistance et d’existence politique de la cellule familiale – vision des fondateurs de la république indonésienne –, et le droit libéral issu des institutions coloniales et sur lequel la modernisation technique du pays s’est construite (McCarthy et Robinson, 2016).
Nous assistons de fait ici à une décorrélation entre les capacités d’action du régime urbain décentralisé et les problèmes urbains auquel il veut répondre. La théorie économique néo-néolibérale inscrite dans l’organisation de ce régime urbain peine donc à trouver les ressorts matériels – infrastructures – et financiers – investisseurs – pour exister dans l’espace urbain. La raison principalement avancé à cela est que le régime urbain n’a pas fait la démonstration de sa crédibilité à pouvoir mener des projets.
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Le moment Jokowi ou le retour des grands projets d’infrastructures
À la suite de l’échec du sommet sur les infrastructures, le président Yudhoyono émet un décret pour régler la question des droits fonciers pour les projets d’intérêt national. Ce décret reprend un ancien décret de Suharto de 1993 qui précise les moyens du président pour s’opposer au droit des propriétaires pour des questions d’intérêt public. Il peut exiger le transfert volontaire des titres ou la renonciation. Le nouveau décret permet d’annuler tout bonnement un droit. La controverse est vive : le premier président élu démocratiquement renforce un élément du pouvoir présidentiel hérité de la dictature (Davidson, 2016).
Jokowi reprend à son compte la question des infrastructures dès sa campagne (Davidson, 2016). Il lance un grand plan d’investissement dans les infrastructures. Le plan ne compte pas moins de 3 300 kilomètres de chemin de fer, 1 000 km d’autoroute, 36 000 km de fibre optique, 24 ports, 15 aéroports et 42 GigaWatt de puissance électrique installée en production. Il est financé à moitié par l’État via un endettement maîtrisé et une amélioration de la collecte d’impôts. Le reste est divisé entre une capitalisation des entreprises d’État grâce à des emprunts internationaux et une participation du secteur privé (Ministère du plan et du développement national, 2019).
Assurer le financement d’un tel plan dépend de la capacité à montrer qu’il est crédible, et donc qu’il peut être réalisé. Les outils législatifs et réglementaires mis en place pendant le premier mandat de Jokowi sont des éléments clés de cette réalisation. Ainsi on peut lire ces instruments, nouvelles agences et dispositifs, comme un des éléments de perfomativité (Callon et Munisa, 2008) de la démonstration d’économie politique de Jokowi : le développement de grands projets d’infrastructure est possible en Indonésie et apparaît comme un moyen pour résoudre le problème du potentiel économique non exploité, exposé par les institutions internationales et traduit en urbanisme par la congestion des centres urbains.
Cette démonstration de la crédibilité du plan d’infrastructure s’articule autour de trois grands piliers : un recentrage de la maîtrise d’ouvrage nationale pour les projets stratégiques, un rééquilibrage du pouvoir économique des conglomérats via un nouveau cadre pour les partenariats public-privés (PPP), et enfin une meilleure préparation des projets. Ces trois piliers sont loin de pouvoir être considérés comme indépendants (entretien avec un associé de l’antenne locale du cabinet Price Waterhouse Cooper, avril 2019). Au contraire, ils participent d’une démonstration de la capacité politique à faire advenir des projets urbains de grandes infrastructures. Ces trois instruments largement inspirés du cadre des grandes organisations internationales dessinent une politique des infrastructures propre au capitalisme indonésien.
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Démontrer les projets d’infrastructure : mettre en œuvre la politique Jokowi pour les villes indonésiennes
Une concurrence pour les conglomérats : capitaliser le secteur public et un cadre pour les PPP
Pour équilibrer le pouvoir économique des conglomérats, la première action de Jokowi est de s’appuyer sur les entreprises de la construction et de travaux publics. Celles-ci sont des entreprises détenues par l’État et administrées par le ministère des travaux publics et du logement. L’Indonésie contracte donc des emprunts aux grandes institutions financières internationales pour capitaliser ces entreprises (Ministère du plan et du développement national, 2019). Elles disposent donc maintenant d’un capital propre et ne sont plus soumises aux commandes du nombre réduit d’acteurs que peuvent être les ministères et les grands conglomérats. Ces entreprises peuvent donc participer à des investissements dans des infrastructures au même titre que les conglomérats privés. On observe ainsi une mise en concurrence des conglomérats privés par ces entreprises publiques qui vont pouvoir agir.
Cette capitalisation des entreprises d’État de travaux publics est complétée par l’établissement d’un cadre fixe pour les partenariats publics-privés (PPP), créé en 2015. Il précise une marche à suivre aux gouvernements infra-nationaux comme aux ministères et autres agences afin de proposer des PPP. Des agences spécialisées ont été créées pour accompagner les différents acteurs dans les démarches et surtout créer des intermédiaires responsables de leurs décisions pour éviter les collusions.
Pour qu’un projet puisse être éligible en PPP, il doit démontrer que le schéma PPP ajoute une valeur économique au projet. Une coordination entre acteurs publics du projet est mise en place afin d’aligner les phasages et les actes administratifs afin de diminuer les risques financiers liés à ces décisions administratives que les acteurs privés considèrent comme une décision propre d’investissement. Le phasage est adossé à un schéma institutionnel où figurent les différents acteurs publics chargés d’apporter un soutien ou une référence technique au projet : banque publique d’investissement, ministère du plan, fonds de garantie… L’implication de ces agences n’est pas, en règle générale, obligatoire mais elle permet d’évaluer le projet, de faire une veille juridique et réglementaire et de structurer en amont les projets pour éviter les délais (entretien avec le directeur général du fond de garantie publique pour les infrastructures, mai 2019).
Nous avons pu assister lors de l’enquête au déroulé d’une procédure de candidature pour un projet d’aéroport en PPP par un groupe français, projet maintenant en phase de construction. Un projet de métro léger Est-Ouest de Jakarta a été lancé dès la réélection de Jokowi sous la forme d’un PPP. Ces projets dessinent progressivement de nouvelles formes urbaines qui sont autant d’éléments de performativité, c’est-à-dire autant de manifestations de la réalité de la démonstration d’économique politique de Jokowi. Les PPP sont ainsi des exemples de projets qui permettent d’attester d’une recentralisation de la maîtrise d’ouvrage par l’État central, recentralisation qui fait l’objet d’un accompagnement institutionnel pour les projet considérés d’intérêt stratégique.
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Une recentralisation de la maîtrise d’ouvrage pour les ouvrages stratégiques
L’administration Jokowi a pris acte des faiblesses de la décentralisation en Indonésie mais aussi de l’échec de la recentralisation par décret du président Yudhoyono. Jokowi va officiellement dissocier la question des priorités nationales du cabinet présidentiel en chargeant un comité spécial de proposer des listes de projets d’infrastructures d’intérêt national, le KPPIP (Komite Percepatan Penyediaan Infrastruktur Prioritas). Le rôle de ce comité est de faciliter le déroulement des projets – le site internet officiel en anglais utilise le terme de debottlenecking, donc l’idée de faire sauter les goulots d’étranglement qui enkysteraient le développement d’infrastructures (KPPIP, 2019). On retrouve bien ici la notion de potentiel urbain et économique entravé par des lourdeurs administratives, des flous juridiques et plus largement des problèmes de gouvernance. En effet, différents ministères siègent au comité et modifient la liste des projets prioritaires sur la base de propositions formulées par le comité. Ensuite, le comité est directement responsable devant la présidence de la bonne marche des projets décrétés d’intérêts stratégiques à la suite des travaux du comité (entretien avec un expert du KPPIP, mai 2019).
Cette responsabilité sanctionne d’importants pouvoirs, en particulier la possibilité d’acheter les terrains en amont des projets, ce qui permet de s’affranchir des problèmes de droits fonciers. En plus de régler les problèmes de droits fonciers avec un prix proche du prix de marché, ce dispositif évite d’avoir recours à des mobilisations financières des différentes entités administratives infranationales qui peuvent être soumises aux jeux de la politique locale, vus comme des risques par les porteurs de projets publics et privés. Avec le KPPIP, Jokowi se dote donc d’un instrument de pilotage national de sa politique d’infrastructures qui permet de contourner le gouvernement multi-niveaux et la faiblesse du droit foncier.
Le KPPIP a d’abord été chargé de s’occuper des projets routiers et ferroviaires trans-insulaires dont la construction avait commencé partout en mai 2019 (entretien avec le directeur financier du KPPIP, mai 2019). Les projets d’infrastructures urbaines étaient alors en préparation. Les principales infrastructures sur les listes étaient des ports et des aéroports, qui peuvent plus facilement être considérés comme d’intérêt national que les projets de mobilité urbaine. Cependant, des projets de transports urbains sont aussi présents dans ces listes de projets car certains gouvernements infranationaux voient un intérêt à ce qu’un projet soit directement géré par l’État central qui apporte une expertise, assure le suivi et apporte ses garanties financières.
Le KPPIP est composé d’experts jugés compétents, formés à l’étranger et avec des capacités de gestion importantes. Ceci permet de renvoyer une image très positive du comité aux acteurs économiques. Le KKPIP est d’ailleurs évoqué dans la littérature économique (Price Waterhouse Cooper, 2016, Oxford Business Group, 2017) comme une réforme importante du mandat de Jokowi. L’action du KPPIP apparait donc bien comme un élément de démonstration de crédibilité de la politique de Jokowi. Avec ce type d’acteur, l’administration indonésienne semble maintenant capable de se fixer des objectifs nationaux ambitieux et de les tenir sans déroger à la décentralisation politique.
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Une meilleure préparation des projets : de la planification à la clôture financière
Le dernier élément de démonstration que nous aimerions souligner dans le moment Jokowi est le suivant : les projets d’infrastructures doivent paraitre mieux structurés et préparés. Pour ce faire l’administration Jokowi crée deux structures financières publiques : une banque publique d’investissement dans les infrastructures et un fonds de garantie. La première est un guichet unique pour les bailleurs de fonds internationaux pour les infrastructures et la seconde apporte des garanties financières destinées à combler le manque de sécurisation juridique du problème foncier et de la coordination territoriale complexe. En plus de leur stricte fonction financière, ces deux entités ont été conçues pour détenir des ressources leur permettant d’assister la coordination des projets d’infrastructures considérés comme des actifs financiers.
Un premier élément de préparation des projets est de lister les projets et de les planifier. Dans les présentations des différentes agences, une phase de réalisation est associée à chacun des projets. On peut distinguer quatre phases différentes : la phase de planification ou d’identification, la phase de préparation, la phase de construction et la phase d’opération. Il n’y pas de phase de retraitement ou de reclassement comme on pourrait le voir dans les pratiques européennes. Les PPP ont un phasage plus détaillé car les autorisations et les acteurs concernés sont plus complexes. Pour ceux-ci, il y a plusieurs étapes de validation des modèles d’affaire pour s’assurer que le projet soit viable financièrement pour les acteurs privés et que la démonstration produise son effet (entretien avec le directeur général du fonds de garantie pour les infrastructures, mai 2019).
Un point observé est le temps laissé à la préparation du projet. Nous avons pu observer qu’un projet de construction d’aéroport laissait plusieurs mois aux différents consortiums pour répondre à la préqualification. Les pré-qualifiés retenus auront ensuite un an pour soumettre une offre de PPP avant la désignation finale et la clôture financière. Cette durée est très appréciée par la communauté d’affaires que nous avons pu fréquenter. Selon elle, cela témoigne d’une maturation de la maîtrise d’ouvrage et permet à tous les acteurs de préparer des dossiers solides pour le choix des participants (entretien avec un responsable de la banque publique d’investissement pour les infrastructures, mai 2019). Cela limite les soupçons d’attributions de contrats à des fins clientélistes.
La traduction du projet sous forme de futur actifs crédible se poursuit selon deux démarches enchâssées de démonstration de cette crédibilité à l’échelle du projet : le calcul d’un certain nombre d’indicateurs économiques et financiers comme le taux de rentabilité interne (avec des hypothèses de calculs pas forcément explicitées et des données peu sourcées d’après des documents de projets issus du ministère du plan) et l’implication de grands cabinets de conseils financiers dans ces calculs regroupés sous forme de consortium avec des bureaux d’étude techniques. La réputation des cabinets qui composent le consortium est primordial pour crédibiliser le projet, futur actifs dont la valeur économique mais aussi symbolique est par là démontrée. Price Waterhouse Cooper, en particulier, a une équipe d’une quarantaine de personnes dédiée à la question des infrastructures en Indonésie. Le cabinet publie des rapports publics qui sont repris par la Banque Mondiale et d’autres curateurs (Price Waterhouse Cooper, 2016 ; Banque Mondiale, 2019). S’associer avec ce type d’acteurs est donc une manière, pour le porteur de projet, de démontrer à tous les acteurs du régime urbain sa propre détermination à voir le projet aboutir, sa bonne intégration dans une description et un discours économique territorial, et enfin, la future traduction du projet en valeur financière, un actif.
L’administration Jokowi a ainsi imposé à tous les porteurs de projets – y compris elle-même – de faire cet effort de démonstration de la crédibilité des projets et cela participe en retour à crédibiliser toute la démonstration d’économie politique de Jokowi. Sous cet angle-là, toutes les nouvelles agences créées – banque publiques d’investissement, fonds de garantie, KPPIP – ou modifiées – ministère du plan – par l’administration Jokowi ont reçu des mandats et des ressources pour appuyer la préparation des projets à cet effet. L’acteur historique de cette préparation est le ministère du plan qui doit mettre les projets en forme pour les inclure dans le plan national qui est la condition pour obtenir des financements nationaux ou étrangers (entretien avec le directeur PPP du Ministère du plan et du développement national, 2019). Les notions utilisées sont classiques de la finance de projets et assez simples dans leur fonctionnement mais s’y référer et proposer une vision de portefeuille national avec différents projets rendus comparables dans le temps, dans leur valeur, et bénéficiant d’expertise, constitue un pilier à part entière de la démonstration de Jokowi de la capacité de l’Indonésie à mettre en place une économie des infrastructures, démonstration faite en premier lieu aux investisseurs privés.
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Conclusion
Une économie des infrastructures s’est donc mise en place en Indonésie grâce aux nouvelles pratiques et agences que nous avons présentées. Celles-ci participent d’un moment Jokowi pour le développement d’infrastructures dont nous avons pu voir qu’il se déroule à partir de coalitions d’acteurs établies depuis le Nouvel Ordre. Ces coalitions ont subi de grandes modifications depuis la fin de la dictature et ont établi un régime urbain décentralisé et néo-libéral qui n’arrivait pas à répondre aux problèmes du sous-investissement chronique dans le développement urbain et en particulier dans des infrastructures de transport. La question du potentiel économique et urbain sous-exploité relevé par la communauté d’affaire et les institutions internationales a permis l’apparition d’un discours mettant les infrastructures au centre du développement économique et urbain. Nous avons vu que ce discours coïncidait avec des efforts pour créer les conditions du développement d’infrastructures en Indonésie et démontrer à des investisseurs la capacité du pays à mettre en place de grands projets.
Ceci est donc visible par une recentralisation de la maîtrise d’ouvrage pour les projets stratégiques de l’administration de l’État central, mais aussi par la transformation du rôle de certains acteurs. Ainsi, les entreprises d’État de construction peuvent désormais investir au même titre que les conglomérats privés, le tout dans un contexte de concurrence produite par des partenariats publics-privés cadrés, ce qui entraîne une crédibilisation financière. Par ces trois axes, Jokowi entend bien démontrer l’existence d’une économie des infrastructures et renforcer l’attractivité du pays. Tous ces éléments permettent de démontrer qu’il existe un nouveau régime urbain néo-libéral, qui semble capable de produire une économie des infrastructures. En ce sens très précis, le ‹‹ moment Jokowi ›› est moins une rupture qu’une consolidation du régime urbain démocratique dont on aurait enfin fait la démonstration de la crédibilité. Un exemple emblématique en serait l’inauguration du métro de Jakarta en avril 2019, au tout début de cette enquête, quelques semaines avant le jour de l’élection présidentielle amenant à un second mandat pour Jokowi.
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Toutefois, malgré cela, plusieurs éléments concrets fragilisent cette récente crédibilité. En effet, nous avons pu constater certaines malfaçons sur des portions d’autoroute neuves, et il semble qu’une évaluation générale de la qualité des routes, voies de chemin de fer et réseaux soit essentielle pour que l’ambitieuse politique menée serve les objectifs fixés. Au-delà de ces objectifs, le changement climatique pose la question du devenir incertain des nouvelles infrastructures dans un pays où les conséquences de ce changement climatique sont déjà visibles, comme les sols qui s’affaissent à Jakarta (Mei Lin et Hidayat, 2018). Ainsi, bien que le nouveau métro ait été conçu pour supporter des affaissements de terrain actuels de plusieurs centimètres par an, pourrait-il supporter une élévation de plusieurs mètres du niveau de la mer et des affaissements plus conséquents ? Sur ces points, les entretiens menés n’ont pas permis d’obtenir de réponses tranchées et ce sujet demeure une véritable épine dans le pied de la politique urbaine de Jokowi.
ANTOINE GOUTALAND
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Ingénieur et doctorant au Centre de Gestion Scientifique de MINES ParisTech. Ce travail sur l’Indonésie a été réalisé dans le cadre d’un travail pour le bureau d’étude Tractebel-Engie entre mars 2019 et septembre 2019.
antoine.goutaland@mines-paristech.fr
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Couverture : Pont à Bogor, Banlieue de Jakarta (A. Goutaland, mars 2019)
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Pour citer cet article : Goutaland A., 2020, « La démonstration d’une crédibilité politique par les infrastructures : l’Indonésie et le moment Jokowi », Urbanités, Dossier / Urbanités sud-est asiatiques, septembre 2020, en ligne.
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- Un entretien avec un cabinet d’avocat spécialisé dans les projets d’infrastructure a mis en lumières la faiblesse des recours administratifs, notamment sur les questions foncières que nous avons déjà traitées mais aussi sur le droit de l’urbanisme et les procédures de travaux. [↩]