#15 / La mort dans les égouts. La vie sans valeur des travailleurs de l’assainissement en Inde

Priyam Tripathy

L’article de Priyam Tripathy au format PDF


En Inde, la commission nationale de Safai Karamcharis (Commission nationale des travailleurs de l’assainissement, NCSK), un organisme gouvernemental chargé des données sur le sujet, indique dans un rapport qu’en 2017, un travailleur meurt en moyenne une fois tous les cinq jours d’asphyxie ou d’un accident lors du nettoyage des égouts et des fosses septiques (Nair, 2018). Ainsi, plus de 50 personnes sont mortes dans ces circonstances dans les villes indiennes durant les six premiers mois de 2019. La fréquence des morts d’accident du travail dans les égouts analysée par une étude de la Banque Mondiale, l’OIT, Water Aid et l’OMS (2019) semble indiquer que leur vie est sans valeur. Elle révèle que les travailleurs en contact direct avec les excréments humains n’ont pas de gants, de vêtements de protection, ni de masques à gaz pour traiter les boues, dans des espaces confinés qui contiennent des gaz toxiques. Les travailleurs utilisent des équipements de base ou travaillent à mains nues. Le plus souvent ils ne sont pas formés et sont mal équipés.

Est-ce que seule la mort peut rendre visibles l’exploitation et la stigmatisation des vidangeurs manuels et des travailleurs de l’assainissement ? Dans les métropoles très denses d’Asie du Sud, ils curent les égouts, les drains, les toilettes sèches et les fosses septiques des déchets qui les obstruent, y compris les excréments humains. En Inde en particulier, ce travail se fait la plupart du temps sans aucune protection ni équipement mécanique, au mépris de la loi, et il est accompli par une population elle-même méprisée.

L’État a défini un vidangeur manuel comme « une personne engagée ou employée, au début de la présente loi ou à tout moment par la suite, par un individu, une autorité locale, une agence ou un entrepreneur, pour nettoyer, transporter, éliminer ou manipuler manuellement de quelque manière que ce soit les excréments humains, dans une latrine insalubre, un égout, ou une fosse ouverte dans laquelle les excréments humains sont évacués, ou sur une voie ferrée ou dans tout autre espace ou local, que le gouvernement central d’un État peut désigner, avant que les excréments ne se décomposent complètement de la manière prescrite » (Prohibition of Employment as Manual Scavengers and their Rehabilitation Act, 2013).

Dans cet article je prends le cas des infrastructures urbaines d’assainissement en Inde et je décris comment elles forment un necroscape ((J’emprunte le suffixe « scape » au modèle théorique des cinq scapes d’Arjun Appadurai (1990).)), c’est-à-dire un paysage marqué par la mort, et dans lequel les travailleurs sont piégés, métaphoriquement et physiquement. Je présente les déterminants qui composent ce necroscape entre discrimination de classes, planification urbaine, apathie des pouvoirs publics et violence structurelle et symbolique. La violence du système des castes fait du travail sanitaire le « travail incontesté » des Dalits ((Le terme Dalit renvoie aux populations les plus discriminées par le système des castes. Il recouvre le terme plus ancien « d’intouchable », qui provient du vocabulaire établi par ce système. La constitution de l’Inde les désigne comme « castes répertoriées ». Le système de castes en Inde est une structure sociale qui divise les différents groupes en catégories hiérarchisées et endogames. Les discriminations fondées sur les castes sont illégales mais restent largement répandues. Tous les Dalits ne sont pas des travailleurs sanitaires, mais la plupart des travailleurs sanitaires viennent des communautés Dalits.)). C’est donc parmi ces derniers que sont recrutés les travailleurs confrontés à la mort, corporelle et institutionnelle, dans les égouts.

J’emprunte à Achille Mbembe (2003) le terme de « nécropolitique » pour décrire le pouvoir qui perpétue cette situation de vie en danger, en l’appliquant au cas de la gestion d’une infrastructure urbaine comme l’assainissement. Le terme désigne chez Mbembe le pouvoir dans un régime « biopolitique » de décider qui compte et qui ne compte pas, qui est « jetable » et qui ne l’est pas. Pour Foucault, la biopolitique signifie l’inscription dans un régime de souveraineté qui se caractérise par le contrôle du « faire vivre et laisser mourir » (Foucault, 2004). Mbembe apporte au concept l’inscription du corps dans l’ordre du pouvoir – et en particulier du corps blessé ou mort –, tout en interrogeant le sujet, et non simplement l’objet, de la biopolitique. Dans cet article, j’inscris les corps des travailleurs manuels de l’assainissement dans un questionnement sur l’exposition à la mort en ville. Le necroscape est donc également un paysage, c’est-à-dire les infrastructures urbaines, les corps, les configurations sociales et matérielles dans et par lesquelles se déploient la « nécropolitique ». On se demande ici comment se structure ce necroscape, alors qu’il hybride infrastructure, travail humain, rapports de castes et textes législatifs.

Le necroscape sous la ville

Infrastructures souterraines

« L’infrastructure de l’un est le sujet ou la difficulté de l’autre » écrit Leigh Star (1999). Dans la théorie qu’elle propose, l’infrastructure est relationnelle et écologique – elle a une signification différente selon les groupes sociaux et elle est souvent intégrée dans des structures, des arrangements sociaux et des technologies urbaines. Les infrastructures ne sont donc pas séparées de leurs utilisations (Beltrame et Peerbaye, 2018). Au contraire, elles sont imbriquées dans les modes d’organisation humains et dans des pratiques qui matérialisent leur dimension relationnelle et écologique. L’infrastructure d’assainissement est un domaine d’intervention politique qui met en relation ingénieurs, technocrates, régulateurs, planificateurs, éboueurs et vidangeurs manuels. Pour Star (1999), explorer ce « travail infrastructurel invisible », c’est descendre dans les coulisses de l’urbain et, dans ce contexte, dans le souterrain. Cela implique de mettre au premier plan ce qui est invisible, les tâches et les travailleurs. Il s’agit de s’intéresser aux matérialités du travail et aux processus qu’il engage, ainsi qu’à ceux qui l’effectuent et qui restent exclus, c’est-à-dire dont la place n’est pas prédéfinie mais résulte d’arrangements sociotechniques et matériels (Timmermans, 2015). Cette invisibilité se retrouve à la fois dans la matérialité, à l’intersection des technologies, des ressources et des infrastructures accessibles, et de manière discursive dans les discours sur l’urbanisme et les politiques urbaines.

Une étude a révélé que seul un tiers des ménages urbains en Inde sont connectés à un réseau d’égouts, et que ceux qui existent dans les grands centres urbains sont mal entretenus : il y a souvent des blocages, de l’envasement, et des bouches d’égouts manquantes (Wankhade, 2015). Il n’y a pratiquement pas d’entretien ou de réparations préventives. Souvent, les eaux pluviales de mousson se déversent dans les égouts, qui ne sont pas conçus pour supporter ces charges, entraînant un débordement sur les zones environnantes. L’élimination inadéquate des déchets solides tend également à bloquer les canalisations. La situation est pire pour les systèmes sur site, qu’il s’agisse de fosses septiques ou de latrines. Les déchets de la plupart des fosses sont simplement transférés sans traitement dans des égouts à ciel ouverts. Les boues fécales sont généralement collectées manuellement, au lieu d’être évacuées à l’aide d’un équipement de désenvasement approprié (De Bercegol et Desfeux, 2011 ; Wankhade, 2015).

Un rapport publié par une organisation de la société civile appelée Peoples’ Union on Democratic Rights (PUDR, 2017-2019) a passé en revue ces professions dangereuses et explique dans son rapport que « La plus grande impunité est celle dont jouissent les institutions de l’État elles-mêmes qui ont la responsabilité de garantir une planification urbaine appropriée, y compris la mise en place et l’entretien des systèmes d’égouts et de gestion des déchets pour la capitale du pays, et d’assurer la réglementation de la sécurité et une dignité professionnelle minimale pour les travailleurs qui s’occupent des déchets. Les organes de l’État et les municipalités étant coupables de ne pas mettre en place ou de ne pas entretenir les systèmes d’égouts et les fosses septiques dans de vastes zones, et de n’assurer ni la protection ni la sécurité de ces travailleurs, les obligeant à travailler manuellement et sans protection, ne devraient-ils pas être également inculpés pour négligence criminelle entraînant la mort ? » (PUDR, 2019).

Pour remédier à cela, le gouvernement du premier ministre indien Narendra Modi a initié en 2014 la campagne « Swachh Bharat Abhiyan » ou « Clean India Mission ». Celle-ci vise à assurer une couverture sanitaire universelle en fournissant des fonds pour la construction de toilettes (individuelles et publiques), à promouvoir la gestion des déchets solides et à favoriser une meilleure santé grâce à un assainissement amélioré. Le programme implique d’importants travaux d’évacuation des boues. Pourtant cette mission a échoué à mécaniser le traitement des eaux usées ou à installer des systèmes d’égouts modernes dans les grandes villes indiennes. On peut néanmoins se demander si cet échec n’était pas déjà inscrit dans le choix du modèle d’une « infrastructure moderne idéale » (Graham et Marvin, 2001), sans doute mal adaptée aux réalités de l’urbanisation fragmentée des grandes villes indiennes (Jaglin, 2005; Zérah, 2020). L’échec du gouvernement de Narendra Modi est analysable à travers le prisme de la reproduction d’un système de réseaux promu par les institutions internationales, reposant sur un modèle européen qui n’est pas adapté aux réalités locales des villes indiennes – et par ailleurs écologiquement contestable.

Pourtant rien n’a changé pour les vidangeurs manuels qui continuent de rendre possible le fonctionnement des villes indiennes. Ils sont obligés de travailler en étant souvent littéralement immergés dans les boues fécales et autres boues domestiques et industrielles, dont émanent des gaz toxiques liés aux décompositions organiques. L’État Indien passe sous silence cette situation tout en valorisant l’idée nationaliste et castéiste de la « Swachh Bharat Abhiyan » en formulant son idée de l’« Inde propre » dans le vocabulaire des castes dominantes. La citation attribuée à Mohandas K. Gandhi « La propreté va de pair avec la sainteté », est largement reprise dans ce contexte par les castes dominantes, en particulier depuis la prise du pouvoir par le Bharatiya Janta Party (BJP) qui les représente et qui prône une vision traditionaliste de l’hindouisme. L’idée d’une « Inde propre » est promue comme un droit à l’assainissement pour les castes et classes supérieures ; et pour les travailleurs sanitaires Dalits un devoir de nettoyer les villes et villages de l’Inde (Ravichandaran, 2019).

La caste et l’ordure

Si la mécanisation, la modernisation et l’extension des infrastructures en Inde n’ont pas réduit l’emploi de travailleurs manuels, malgré les conditions de travail particulièrement difficiles, cela est aussi dû à la place donnée aux castes qui y sont associées. Le discours structurel et normatif sur la caste implique des notions de « pureté » ou de « pollution » sur les individus et les communautés des « castes répertoriées » (Chakrabarty, 1991). Ceux qui sont considérés comme rituellement impurs par les hindous des castes dominantes sont obligées de se livrer à des activités de cette nature, et inversement, parce qu’ils se livrent au « travail polluant », ils sont ostracisés et distancés des castes dominantes. Si l’intouchabilité a été officiellement interdite en Inde par la constitution de 1950, elle continue d’exister à travers les vies exploitées des Dalits et des autres membres des castes répertoriées. Historiquement, le rôle de la caste a été délibérément négligé dans le discours sur l’assainissement en Inde, bien que les deux soient inexorablement liés (Chakrabarty, 1991 ; Rodrigues, 2009). Cette mise en danger est solidement arrimée à la hiérarchie des castes, et cette dernière s’avère être un élément supplémentaire dans la structure du necroscape urbain que je décris. Cette hiérarchie explique l’insensibilité profonde et omniprésente des autorités et de la société à l’égard des travailleurs, ainsi rendus invisibles et jetables (Mander, Sharma et Verma, 2019).

Dans la ville de Mumbai, on compte plus de 2 000 nettoyeurs manuels, d’après le recensement de 2011 (Ramaiah, 2015). Le Safai Karamchari Andolan, mouvement d’échelle nationale qui vise à représenter les travailleurs de l’assainissement, estime que près de 95 % des personnes impliquées dans cette occupation sont des Dalits, contraints pour des raisons économiques et sociales de faire ce travail. Toujours considérés comme des « intouchables » par les membres des castes dominantes, ils se voient refuser d’autres opportunités sociales et économiques, ce qui les maintient enfermés dans le travail de récupération manuelle pour des générations. Ces préjugés de caste expliquent le manque de volonté politique de condamner les personnes coupables d’employer des vidangeurs manuels. Les employeurs eux-mêmes, y compris les gouvernements municipaux, ne se formalisent pas des conditions de leur travail. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, comme l’a fait remarquer B.R. Ambedkar, avocat, et père de la constitution Indienne : « En Inde, un homme n’est pas un vidangeur à cause de son travail. Il est un vidangeur à cause de sa naissance, indépendamment de la question de savoir s’il est vidangeur ou non » (Kumar et Srivastava, 2018).

Si la discrimination des castes, sous sa forme la plus rudimentaire et la plus exploitante, est responsable des décès dans les égouts, les femmes représentent une grande partie des travailleurs du secteur de l’assainissement (Human Rights Watch, 2014). Pourtant, dans les discussions officielles et publiques, il n’est pratiquement pas fait mention de la vie et des défis des travailleuses, de la discrimination dont elles sont victimes en raison de la caste, du patriarcat et de la politique de classe. L’ironie des campagnes populistes réside également dans le fait que, d’une part, elles visent à protéger la dignité des femmes en construisant davantage de toilettes, et donc en leur garantissant leur intimité, mais que, d’autre part, elles continuent d’exposer les femmes des castes dites inférieures à l’humiliation et aux injustices quotidiennes en exploitant leur travail.

En 2015, le gouvernement du Mahārāshtra, dont la capitale est Mumbai, a annoncé qu’un travailleur de l’assainissement peut nommer un membre de sa famille pour un poste permanent dans le secteur avant de prendre sa retraite, la raison invoquée étant que personne d’autre ne se porterait candidat ou n’accepterait de faire le « sale boulot de l’assainissement » (Rodrigues, 2009). Cette mesure perpétue l’offre de travailleurs bon marché que l’on peut laisser mourir. L’offre en apparence assurée du gouvernement du Mahārāshtra maintenait les familles prisonnières du cycle du travail sanitaire et donc de la précarité, de la pauvreté et de l’intouchabilité.

Bezwada Wilson, assistant social et militant, qui préside l’organisation des travailleurs de l’assainissement appelée Safai Karamchari Andolan questionne l’attention du discours public sur l’assainissement en Inde : « Pourquoi passons-nous autant de temps sur un discours public concernant la construction de toilettes et ignorons-nous le problème des latrines sèches ? Pourquoi parlons-nous de déchets et non de merde ? Pourquoi la conversation sur les toilettes est-elle patriarcale et centrée sur la protection du corps des femmes ? Pourquoi pleurons-nous la mort de certains Indiens plus que d’autres ? » (Ramani, 2019).

Le risque d’exposition à la contamination fait partie des activités de la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses de l’assainissement en Inde et l’épidémie en cours ne rend cette réalité que plus criante. Ils et elles sont régulièrement tués par l’inhalation de fumées toxiques dans les égouts enterrés, et par asphyxie dans les canalisations. Ce travail cause régulièrement des maladies respiratoires aiguës. L’exposition constante à des matières toxiques rend leur corps plus fragile et sensible aux maladies.

Les inégalités juridiques de l’assainissement

Historiquement, un certain nombre de mesures législatives ont été adoptées pour interdire la pratique de la vidange manuelle. En 1993, le gouvernement central de l’Inde a adopté la loi sur l’interdiction de l’emploi de vidangeurs manuels et de la construction de latrines sèches. Elle définissait les vidangeurs manuels comme une « personne qui se livre au transport manuel d’excréments humains ou qui est employée à cette fin » (1993). Depuis 2003, le mouvement mené par les travailleurs eux-mêmes, le Safai Karamchari Andolan (Mouvement des travailleurs de l’assainissement), a fait appel aux tribunaux à plusieurs reprises pour mettre fin à la récupération manuelle des déchets. Il a mis en avant que cette pratique viole le droit à la vie et à l’égalité, et exige sa reconnaissance comme une forme d’intouchabilité systémique et de travail forcé, ce qui va à l’encontre des droits fondamentaux des individus et des communautés tels que garantis par la Constitution de l’Inde (Safai Karamchari Andolan, 2003). Bezwada Wilson, dirigeant du Safai Karamchari Andolan, note que dans la plupart des cas, ni les États ni le gouvernement central de l’Inde ne rendent compte de l’application de la loi. De fait, il y a eu une augmentation de la construction de latrines sèches, de fosses septiques et d’égouts à ciel ouvert au cours des dernières décennies. Il y aurait ainsi dans le pays 54 130 vidangeurs manuels identifiés en 2019. Cela suggère que le déploiement de vidangeurs manuels ne fait qu’augmenter (Datta et Bhaskar, 2017). Les principaux obstacles à l’application de la loi semblent être le manque de volonté politique et l’exploitation fondée sur la caste. Wilson affirme que les gouvernements des États et le gouvernement central ont officiellement nié ces statistiques, affirmant contre l’évidence qu’il n’y avait pas sur leurs territoires de vidangeurs manuels : mais alors comment ces latrines sèches seraient-elles curées ? (Datta et Bhaskar, 2017).

Suite à la pression de la Cour Suprême et des groupes de la société civile, l’État central a promulgué en 2013 une loi révisée sur l’interdiction de l’emploi des vidangeurs manuels et leur réhabilitation, précise et élargit la définition de ce qu’est un vidangeur manuel afin de mettre fin à ce que l’on peut qualifier d’hypocrisie statistique. Par la suite, en 2014, le tribunal a reconnu que les droits des égoutiers devraient également être garantis par cette loi, car ils manipulent régulièrement les excréments humains dans les égouts dans des conditions insalubres, et sans aucun équipement de protection. Une autre raison était que la définition étroite d’un vidangeur manuel en 2013 ne couvrait pas les vidangeurs autres que ceux qui nettoient les latrines sèches (Datta et Bhaskar, 2017). Elle excluait les égoutiers, les vidangeurs des fosses septiques, ceux qui nettoient les espaces de défécation en plein air des déchets humains ou animaux, ceux qui sont chargés des voies ferrées et des gares, et ceux qui nettoient les toilettes publiques.

L’État fédéral, « le Centre » a déposé un recours sur une requête en révision d’une ordonnance sur la loi de 1989 qui protège les castes répertoriées des atrocités. Lors de l’audition, la question des décès des vidangeurs manuels a été abordée devant la Cour Suprême. Celle-ci a fait la remarque suivante : « Dans aucun pays, les gens ne sont envoyés dans des chambres à gaz pour y mourir. Chaque mois, quatre à cinq personnes perdent la vie en raison du nettoyage manuel » (Kapil, 2019). La Cour s’est également demandée, 25 ans après la loi de 1993 sur l’interdiction de l’emploi de la vidange manuelle, si l’intouchabilité en tant que pratique avait réellement été abolie en Inde (Kapil, 2019). Les cas récents de décès dans les égouts du pays illustrent bien cette négligence à l’égard de leur sécurité et santé.

Les législations nationales adoptées en 1993, 2013 et 2014 ont été à peine efficaces et les gouvernements des États ont continué à nier l’existence de la pratique de la vidange manuelle (Datta et Bhaskar, 2017). Cela montre non seulement un manque de volonté politique, mais aussi peut-être que le dispositif réglementaire n’est pas l’outil le plus approprié pour changer ce problème. L’interdiction de tels emplois pourrait faire passer ce travail vers une forme de clandestinité et rendre ainsi les travailleurs encore plus vulnérables. De même, si on se concentre exclusivement sur les aspects technico-gestionnaires de la modernisation des infrastructures sans tenir compte des dimensions sociales, culturelles et épidémiologiques de la production et de l’entretien des réseaux d’égouts, on ne peut que reproduire les conditions dans lesquelles le corps d’un travailleur du secteur des égouts est « jetable » (Batra, 2012 ; Mahalingam et al. 2019). La modernisation des réseaux d’égouts à elle seule ne soulagerait pas ces travailleurs de la mauvaise santé ou de la mort, ni ne ferait la différence dans l’exploitation des castes.

La structure meurtrière

Pour Mbembe, « l’expression ultime de la souveraineté réside largement dans le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir » (2003). Cela inclut pour lui tous les domaines de la vie sur lesquels le pouvoir politique a un contrôle. Il demande alors dans quelles conditions s’exerce le pouvoir de tuer, de permettre de vivre ou d’être exposé à la mort – et donc quelle est la position donnée à la vie, à la mort et au corps humain et comment ces éléments sont inscrits dans un ordre de pouvoir. Cet ordre crée des « mondes de mort […] dans lesquels de nombreuses populations sont soumises à des conditions d’existence leur conférant le statut de morts-vivants. » (Mbembe, 2003). C’est le cas des vidangeurs manuels.

La pandémie de COVID-19 a particulièrement mis en lumière les risques sanitaires que courent les travailleurs de l’assainissement en Inde, qui travaillent sans protections ou presque, et sans protocoles adaptés. Une étude conduite par l’organisation non gouvernementale (ONG) Urban Management Center et Water Aid India (2020) montre que pendant la pandémie très peu de travailleurs avaient reçu des équipements de protection comme des masques ou des gants de la part de leurs employeurs. Parmi eux, encore moins ont reçu une formation à leur utilisation, et beaucoup n’ont pas accès aux équipements sanitaires de base comme le savon. La plupart n’ont pas d’assurance santé, alors même que les travailleurs de l’assainissement souffrent généralement d’insécurité financière et sont exposés a une perte complète de leurs revenus en cas d’accident de pertes de leurs revenus  (Water Aid, 2020). À ces tâches, il faut aujourd’hui, au moment de la pandémie de COVID-19, ajouter la collecte et l’élimination de déchets biomédicaux dangereux. Ce travail est également fait sans gants, sans masque, et sans Équipement de Protection Individuelle (EPI) (Water Aid, 2020).

La séparation à la source des produits recyclables ou des déchets biomédicaux et organiques n’est pas pratiquée en Inde. Les travailleurs et travailleuses doivent toucher, collecter, trier et séparer les déchets à mains nues (De Bercegol et al. 2017). Cette situation n’a pas changé malgré la crise. Le rapport de Water Aid India (2020) montre que « très peu de travailleurs avaient accès aux EPI pourtant nécessaires à leur protection face aux risques qu’ils encourent, y compris dans les hôpitaux et le centre de quarantaine ». Il ajoute « même pendant la pandémie, les travailleurs de l’assainissement s’acquittent de leur travail de ramassage et du tri des déchets, du nettoyage des toilettes, de la désinfection des espaces publiques, et du maintien des services de nettoyage. Leur travail exige d’eux qu’ils se déplacent, interagissent avec plusieurs personnes et travaillent dans des environnements à haut risques, comme des centres sanitaires, des centres de quarantaine et des zones de confinement » (2020 : 9).

Dans la société indienne moderne, les égouts s’inscrivent dans un necroscape, des systèmes socio-politiques, infrastructurels et économiques qui dessinent les paysages où travaillent et meurent les vidangeurs manuels. Au nom des « métiers traditionnels » la vie et le corps des travailleurs Dalits sont exposés aux égouts par leurs employeurs, par le choix des municipalités, par les choix et les non choix techniques et politiques qui sont faits.

Les aspects sensoriels de ce travail sur les travailleurs eux-mêmes, leurs sentiments affectifs et corporels envers le travail, leurs défis émotionnels individuels et au sein des communautés, diffèrent entre travailleurs hindous Dalits et travailleurs musulmans et chrétiens Dalits. Le vocabulaire et les outils nécessaires pour parler de la vie, du travail et de la mort des travailleurs sanitaires au sein de la société en général font largement défaut. Pourtant cette recherche suggère que les travailleurs sanitaires se souviennent de leurs efforts de nettoyage avec fierté et résilience. Lorsque ces souvenirs de fierté et de résilience n’ont pas de place dans le discours public et sont dé-narrativisés, la possibilité d’accéder à la justice est systématiquement anéantie. Cela est symptomatique de l’époque où les pièges fondés sur les castes fusionnent avec les vulnérabilités imposées par l’État aux populations marginalisées de la société.

PRIYAM TRIPATHY

Chercheuse en post-doc, Projet Densité Assemblages du Conseil Européen de la Recherche (ERC), Université de Durham (Royaume-Uni). Mes recherches portent sur l’urbanisme dans les denses villes asiatiques, environnement et les déchets, les infrastructures et les politiques urbaines.

L’auteure exprime ses remerciements sincères aux relecteurs anonymes ainsi qu’à Damien Carrière pour son aide précieuse et ses relectures.

priyam.s.tripathy@durham.ac.uk

Couverture : Travailleurs de l’assainissement en Mumbai (Priyam Tripathy, 2019)

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Pour citer cet article : Tripathy P., 2021, « La mort dans les égouts. La vie sans valeur des travailleurs de l’assainissement en Inde », Urbanités, #15 / Mourir en ville, juin 2021, en ligne.

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