#15 / Du travail technique au travail émotionnel : les professionnels de l’identification de victimes face aux attentats de novembre 2015 à Paris, entre proximité et mise à distance

Bérangère Tarka

L’article de Bérangère Tarka au format PDF


Le 13 novembre 2015, certains membres de l’Unité Police d’Identification des Victimes de Catastrophes (UPIVC) sont physiquement présents au stade de France. Des billets pour assister au match France-Allemagne leur ont été distribués en remerciement du travail accompli pour l’identification des 150 victimes du crash aérien de la Germanwings du 24 mars 2015 dans les Alpes. Quand ils reconnaissent le bruit caractéristique d’une explosion, ils demandent à être exfiltrés. D’autres sont devant leur poste de télévision en train de regarder le match de football. C’est donc alors qu’ils sont en position de spectateurs qu’ils prennent conscience qu’ils vont probablement être appelés à nouveau à devenir les acteurs de la gestion matérielle d’une catastrophe.

Deux heures après l’annonce des attentats, une équipe spécialisée part de la Sous-Direction de la Police Technique et Scientifique (SDPTS)1 localisée à Ecully, commune de la Métropole de Lyon. Après une nuit passée en salle de crise au siège de la Sous-Direction Anti-Terroriste (SDAT) à faire le point technique, où la priorité est donnée aux constatations sur les scènes des attentats, un membre de la SDPTS insiste sur l’importance de mettre en œuvre la procédure idoine d’Identification des Victimes de Catastrophes (IVC), basée sur une méthode technique codifiée et reconnue internationalement. Pour les enquêteurs en charge du volet judiciaire, qui ne maîtrisent pas le protocole d’IVC, l’identification ne pose a priori aucun problème, puisqu’une première liste a déjà été établie par les services de secours, liste sur laquelle ils comptent s’appuyer. De fait, ils n’ont pas encore réalisé les difficultés d’identification auxquelles ils vont être confrontés dans ces circonstances exceptionnelles, marquées par le nombre important des victimes décédées dans un contexte terroriste sur le territoire national, pas plus qu’ils n’ont imaginé la nécessité de suivre scrupuleusement cette procédure.

Dans quelle mesure ces attentats, par leur ampleur, ont-ils constitué un point de rupture dans la gestion de la mort en ville ? Quelles émotions chez les professionnels ont été engendrées par l’organisation du travail ? Comment la porosité des espaces, pourtant dédiés à la mort, et de fonctionnements codifiés sont-ils venus bouleverser le travail technique d’intervenants aguerris à la gestion de catastrophe de masse ? L’enjeu de cet article est d’aborder la place des émotions dans le travail d’identification de victimes d’attentats et la manière dont les difficiles étapes de ce travail influent en retour sur la production des émotions, tant au niveau institutionnel, que spatial et relationnel. Il vise ainsi à mettre en lumière les articulations et la porosité entre espaces, frontières et productions des émotions qui se construisent dans le cadre exceptionnel des attentats et de leur prise en charge par une unité spécialisée.

Pour bien appréhender les problématiques rencontrées par l’UPIVC, il importe de présenter le dispositif d’IVC et la multitude des acteurs en présence lors de la gestion des attentats et ce afin de prendre la mesure de l’importance, notamment, d’une coordination identifiée. C’est ainsi qu’à travers le prisme de ces éléments apparaît le glissement d’un travail technique vers un travail émotionnel (Hochschild, 2003) dont la finalité est, pour ces spécialistes en identification, la mise à distance avec cette situation singulière dont ils sont, étant donné leur profession, des acteurs centraux. S’inscrivant dans les débats actuels en socio-anthropologie des attentats (Truc, 2016), l’article vise à apporter des données et une étude inédites sur ces professionnels de l’ombre en recueillant et analysant les discours post-événement de ces professionnels de l’IVC, acteurs visibles sur la scène médiatique mais absents sur le plan de la recherche. L’analyse s’ancre dans le champ de la socio-anthropologie des émotions (Bernard, 2009 ; Hochschild, 2017), empruntant également les outils interactionnistes de la sociologie goffmanienne (Goffman, 2002). Son objectif est aussi de dégager, en contexte d’attentat sur le territoire national, les spécificités d’une activité ponctuelle codifiée au sein d’une profession particulière de la police nationale (la police technique et scientifique), de saisir l’enjeu émotionnel de ce travail technique pour questionner la construction d’une identité professionnelle comme stratégie de mise à distance.

Empiriquement, il s’appuie principalement sur une recherche réalisée dans le cadre d’un doctorat2 dont le travail de recueil des données est issu d’une méthodologie qualitative : entretiens semi-directifs, observation participante lors de sessions de formation, et documentation de type protocoles et comptes-rendus opérationnels. Pour les attentats de novembre 2015 à Paris, cinquante personnes appartenant à l’UPIVC ont œuvré à l’identification des victimes dont 22 personnels de la cellule post-mortem, auxquels cet article est consacré. 13 de ces agents, 7 personnels scientifiques et 6 policiers d’active3, ont été interviewés entre février 2018 et février 20194 en face-à-face ou par téléphone – 10 hommes et 3 femmes, âgés de 38 à 60 ans.

Le propos se scinde en trois parties reflétant différentes formes de confusion autour de la gestion de l’identification des 130 victimes des attentats de novembre 2015 : hiérarchique, spatiale et de la spécificité des émotions produite. En effet, la juxtaposition de strates hiérarchiques a rendu complexe la mission des personnels de l’UPIVC, transformant un lieu habituellement dédié au traitement des corps morts en un lieu de luttes de territoire. De plus, la configuration et la répartition des espaces de travail ont eu un impact émotionnel sur ces professionnels.

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Un dispositif normatif face à un enchevêtrement d’acteurs dans un lieu unique

Les préceptes du protocole pour une unité de circonstance

L’Unité Police d’Identification des Victimes de Catastrophes, unité opérationnelle dite de l’événementiel de la SDPTS, est activable 24 h/24 h en France comme à l’étranger. Elle a pour mission de recueillir les éléments nécessaires en vue d’attribuer une identité, c’est-à-dire d’identifier formellement les victimes décédées de catastrophes naturelles ou techniques, accidentelles ou provoquées. L’identification repose sur un protocole standard et international, établi par l’organisation intergouvernementale INTERPOL, qui exclut toute reconnaissance visuelle par les proches, en se basant sur deux méthodes : les identifiants primaires (ADN, dentaire, empreintes digitales) et secondaires (description physique, marques et signes particuliers, et données médicales).

Pour ce faire, ce dispositif est composé d’une structure conventionnelle, scindée en deux cellules dont les missions sont complémentaires. Leurs lieux d’exercice sont cependant habituellement distincts et formellement séparés : contact avec les familles (équipe ante-mortem) et travail avec et sur les victimes (équipe post-mortem). Ces deux équipes recueillent les informations primaires et secondaires : la première, en réalisant des entretiens directs et personnalisés avec les proches des personnes signalées disparues et la seconde, en effectuant un travail d’investigation directement sur le corps des victimes à l’Institut Médico-Légal (IML) sur les chaînes d’examen. Puis, la cellule de réconciliation (rapprochement) est chargée de comparer les données collectées contenues dans les différents dossiers. Enfin, la commission d’identification prononce officiellement les identifications formelles.

Depuis leur première intervention lors de l’incendie du tunnel du Mont-Blanc, fort d’une expérience de plus de 15 ans pour certains, les personnels de l’UPIVC ont déjà été confrontés à l’identification d’un grand nombre de corps lors de catastrophes naturelles ou techniques (tsunami, accidents aériens), dans le cadre de scènes d’attentats à l’étranger (Burkina Faso) et ont l’habitude d’intervenir sur le territoire national (incendies, accidents ferroviaires). Mais à Paris, le 13 novembre 2015, c’est le cumul de tous les facteurs liés à ces situations – le nombre de victimes à identifier (130 victimes décédées), la violence extraordinaire et l’aspect inattendu de l’événement (attaques terroristes), dans des lieux de vie centraux (la capitale de la France) –, qui a constitué, comme le souligne le directeur de l’IML de Paris, la situation inédite (Ludes, 2015) de cette mission.

Des profils hétérogènes concentrés à l’institut médico-légal de Paris

Une fois le dispositif d’IVC officiellement activé, 24 heures ont été nécessaires pour rapatrier tous les corps à l’IML de Paris qui devient le cœur névralgique du travail post-mortem où vont se relayer une cinquantaine de personnes appartenant à l’UPIVC pendant dix jours. Ce bâtiment de 2 000 m² accueillant chaque année 3 000 corps en moyenne, pour autopsies et examens externes, dispose notamment d’une « salle des catastrophes » en sous-sol, d’une capacité de 200 corps.

Une première réunion est organisée le dimanche 15 novembre au matin. Sont présents la direction de l’IML, les médecins légistes, une équipe d’opérateurs de l’UPIVC et des agents de la Préfecture de Police (PP) de Paris. En matière de terrorisme, l’enquête et les investigations sont confiées à la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) et par voie de conséquence, dès qu’il y a une problématique d’identification, c’est l’UPIVC qui est saisie. Néanmoins, Paris et les départements de sa petite couronne relèvent de la PP qui dépend directement du ministère de l’Intérieur, souvent comparée à « un État dans l’État » (Berlière, 1996), une institution centralisée et autonome. C’est ainsi que le Service Régional de l’Identité Judiciaire (SRIJ) est une des sous-directions du soutien à l’investigation de la Direction Régionale de la Police Judiciaire de la PP (DRPJ Paris), et que l’IML, également rattaché à la PP, dépend quant à lui, de la Direction des Transports et de la Protection du Public (DTPP) (voir fig. 1).

1. Organigramme des directions impliquées dans la gestion de l’identification des attentats de Paris (Bérangère Tarka, 2020)

Pour résumer, sur les attentats de novembre 2015, le maître d’œuvre du dispositif de gestion de crise est la PP. Le chef d’orchestre sur les chaînes d’examens qui donne le « la » est le médecin légiste et par extension la coordination incombe à la direction de l’IML. Mais l’identification des victimes reste l’apanage de l’UPIVC. De plus, à ces directions à la culture professionnelle différente (médicale, policière et scientifique) s’ajoutent des profils hétérogènes au sein même de l’UPIVC. En effet, en 2015, l’unité est composée d’une soixantaine de membres, personnels scientifiques ou policiers d’active, affectés à la SDPTS, au Service Régional d’Identité Judiciaire (SRIJ) de la Préfecture de Police de Paris, ou dans des services territoriaux de province5. Caractérisés par un éthos lié à leur corps de rattachement et à la diversité des missions quotidiennes qui leur incombent6, ils ont néanmoins en commun d’avoir suivi un stage spécifique sur la base du volontariat.

Les formations en IVC, supports à la construction d’une identité collective

Afin de créer une « communauté IVC », les formations initiale et continue permettent d’apprendre à se connaître et à travailler ensemble. Elles entraînent également une normalisation des discours et la standardisation des pratiques, reflet de la rationalisation du dispositif d’IVC. Cette codification des pratiques joue un rôle dans le maintien et le renforcement du lien social à travers la formation d’une identité collective fondée sur l’attachement à un groupe restreint poursuivant un but commun, partageant des valeurs similaires et entretenant des relations interpersonnelles fortes.

En effet, lors du stage initial, des exercices de simulation en équipe post-mortem viennent compléter l’approche théorique. Une partie est dispensée par des psychologues du travail de la police nationale. Concernant la gestion du stress, elles indiquent que la connaissance de soi-même est un préalable indispensable et présentent des stratégies de régulation des émotions (cognitive, corporelle et expressive). Ainsi, elles conseillent d’accepter les émotions et de les exprimer, d’avoir une bonne technicité professionnelle, une bonne compréhension des processus psychologiques et un environnement relationnel sur lequel il est possible de compter. Comme un leitmotiv, en guise de conclusion, elles rappellent : « une émotion qui ne s’exprime pas, s’imprime » (Formation IVC, 2018).

Malgré une institutionnalisation du fonctionnement de l’UPIVC, la complexité et l’exceptionnalité de la situation ont occasionné la rupture d’une sorte de « pacte émotionnel » reposant sur la distance à la mort.

D’une mission technique d’identification à un travail émotionnel

Une coordination confuse et une lutte de territoire liées à une méconnaissance du dispositif d’IVC

En l’absence de hiérarchie interne, l’objectif de la première équipe envoyée par la SDPTS est de débuter les opérations d’identification en s’intégrant aux chaînes d’examens. En tant que simples opérateurs, ils ne rencontrent pas de difficultés particulières quant à l’exécution de leur mission. La décision est prise par la direction de l’IML qu’une autopsie est pratiquée sur chaque victime. Si la première équipe de l’UPIVC s’intègre sans heurts, il n’en est pas de même à l’arrivée le lundi matin de l’officier du corps de commandement qui fait office de coordinatrice « autoproclamée » non désignée mais acceptée du fait de son grade et statut de policier d’active. Elle doit faire face à deux problèmes. Le premier est de devoir gérer la logistique, qui phagocyte son rôle de coordinatrice avec le sentiment d’être livrée à elle-même ; sentiment générant chez elle colère et incompréhension par rapport à la représentation qu’elle se fait de la hiérarchie comme source de soutien. Le second est d’être confrontée à la direction de l’IML, qui maintient ses directives sur les chaînes d’examen. Pourtant, il convient de préciser que l’objectif principal d’une autopsie médico-légale est la recherche et la détermination des causes de la mort, alors que les opérations d’IVC ont pour unique but de s’assurer de l’identité formelle des victimes. En ce sens, la mission d’identification n’empiète pas sur celle dévolue à l’IML mais le lieu d’exercice de l’UPIVC est celui où habituellement le médecin légiste règne en maître absolu.

De plus, certaines pratiques menées au sein de l’IML entrent en contradiction avec les recommandations internationales édictées dans le guide INTERPOL, selon lesquelles l’équipe chargée de la récupération sur le lieu de la catastrophe se doit d’« apposer le numéro de recueil sur les restes humains. Ce numéro constitue le numéro de référence du corps et demeure en place tout au long du processus d’identification ». Par ailleurs, il y est aussi stipulé que « la fiabilité de la reconnaissance visuelle est sujette à caution et que cette forme d’identification ne suffit pas » (Guide INTERPOL sur l’IVC, 2018). Or, d’une part, des corps ont été relevés sous personne dénommée, au lieu d’être relevés sous X, car des éléments d’identification secondaires ont été récupérés dans l’environnement immédiat de chaque victime. D’autre part, 29 % ont été identifiés exclusivement sur la base de la reconnaissance visuelle, du fait de l’insistance du Parquet, non rompu au protocole. Enfin, les corps sans identité ont été présentés aux familles afin d’accélérer le processus mais sans garantir la fiabilité des identifications.

Comme décrit supra, trois directions sont engagées dans le processus d’identification au sein de l’IML qui devient le théâtre d’un thanatopouvoir (Taïeb, 2006-2007), le corps étant pris en charge et réifié par un ensemble de dispositifs. Cet enchevêtrement de prérogatives et de compétences entraine une multiplication des strates hiérarchiques. Cette désorganisation des espaces administratifs et la « guerre des chefs » engendrent pour les membres de l’UPIVC de « l’inconfort », de la « confusion », voire exacerbe les tensions quand les besoins primaires, dits physiologiques selon la Pyramide de Maslow (la faim et le sommeil), ne sont pas satisfaits. Pour les opérateurs, ces dysfonctionnements pèsent, ont un coût pour les sentiments, car à ces problématiques s’ajoutent une porosité des frontières entre les espaces, tant physique que symbolique, rendant accrue la pénibilité du travail.

La reconfiguration de la distance au rôle

Ce n’est donc pas tant le travail effectué sur les chaînes d’examens, ni l’amplitude horaire qui posent un problème à ces techniciens de la mort, spécialistes en IVC, mais plutôt les temps de latence engendrés et l’absence de tâches à exécuter face à la mort de masse car elles remettent le spécialiste en position de spectateur impuissant et le renvoie à l’angoisse de sa propre mort. Les experts médico-légaux ont, de leur côté, reconfiguré leur distance au rôle, rôle diffus de « gestionnaire de l’anxiété ambiante » (Goffman, 2002), jeu passant principalement par l’humour. De l’aveu d’un médecin légiste :

« Ça a été très difficile au Bataclan car il s’agissait de personnes ayant mon âge ou de l’âge de mes enfants. Des gens jeunes, du même milieu socioprofessionnel que moi. Mes barrières, je les ai mises à rude épreuve. On est resté super pro. C’est la première fois où on faisait une autopsie en silence. Ça veut dire quand même qu’il se passe des trucs car d’habitude une autopsie, on rigole »

Entretien avec un médecin légiste, 2016.

Au regard de l’état des corps présentant des plaies balistiques importantes et du profil des victimes, de leur âge (35 ans en moyenne), l’esprit carabin (Godeau, 2007), constitutif de la formation des étudiants en médecine, les inscrivant dans une relation particulière à la mort et aux morts, ne peut pas s’opérer. Le cadavre n’est plus réifié, il prend le statut de sujet, et cet humour, si particulier chez les médecins légistes, n’est plus pratiqué.

L’IML, temple de la mort aseptisée permet, certes, de sortir du contexte et de l’atmosphère propre aux constatations sur le terrain mais le nombre de victimes concentrées dans une seule pièce transforme le travail technique et impose un travail émotionnel inédit, même pour celles et ceux qui ont fait le choix de la côtoyer. En effet, la taille imposante de la chambre froide de la salle des catastrophes dans laquelle les corps sont entreposés sur plusieurs niveaux est impressionnante. Face au volume, le tri est fastidieux, les corps sont sortis plusieurs fois car le protocole n’est pas vraiment systématisé et diffère si le corps est placé sous X ou avec une identité présumée. La fatigue s’accumulant, ce ne sont plus les corps qui sont descendus mais les opérateurs qui montent pour réaliser les prélèvements. Tel un lapsus, « le frigo » devient « le four » et l’analogie avec les camps de concentration est évoquée : « Cette image de corps abimés et cumulés, la seule image qui, dans mon cerveau, s’est assimilée, c’était Auschwitz. À un moment, là, j’ai eu du mal, le seul moment où c’était dur. Où le professionnel a un peu faibli par rapport au regard… J’ai saturé. » (Entretien avec un technicien de PTS, 2018).

Des morts aux vivants, le flou des rencontres

Certaines formes de porosité entre les cellules ante-mortem et post-mortem, contre lesquelles la formation d’IVC met en garde en érigeant comme règle canonique leur stricte séparation, constituent aussi des facteurs de risque émotionnel (Bonnet, 2020). Ce n’est donc pas sa dimension structurelle mais bien de nouveau une prise de décision organisationnelle qui vient perturber la réalisation du travail.

C’est le cas, en particulier, quand le professionnel est doublement confronté à la proximité des vivants – à travers les familles – et à la réalité des défunts à identifier, autant d’obstacles à la mise à distance. En effet, les familles se rendent à l’IML, lieu d’accueil pour la présentation des corps. Cette salle de présentation vitrée est un « symbole de séparation qui, souvent, cristallise la douleur » (Coignac, 2014). Elle est utilisée pour la reconnaissance des corps et l’annonce d’identification. Dans une salle à proximité, les professionnels de l’UPIVC sont donc amenés à côtoyer de manière indirecte les familles des victimes. Ils entendent les pleurs et les cris à chaque passage dans cette salle. Cette proximité vécue comme une promiscuité devient même insoutenable lors d’une minute de silence organisée pour les victimes au cours de laquelle la manifestation de la détresse et de la douleur de la famille présente à ce moment-là a été particulièrement démonstrative.

Malgré la tentative de mise en adéquation des émotions pour répondre aux exigences de la situation et du travail technique à accomplir, la pénibilité mentale (Bernard, 2009) peut engendrer une dissonance entre les émotions ressenties et celles affichées par rapport aux règles de sentiments (Hochschild, 2017), normes émotionnelles. Afin de pallier le risque émotionnel, les professionnels ont mis en place des stratégies de gestion de leurs émotions.

Institutionnaliser le collectif, une stratégie de mise à distance

S’éloigner des vivants, le choix de l’équipe post-mortem

Tous les opérateurs s’accordent à dire qu’ils ont fait le choix de faire partie de l’équipe post-mortem par peur d’être submergés par l’émotion face à la détresse des familles, surtout en entretien en face à face, une situation sociale sensible (Bernard, 2009). Si les équipes ante-mortem et post-mortem sont liées par rapport à la mort, elles n’empruntent pas le même chemin : la cellule ante-mortem est au contact de la douleur des familles, tandis que la cellule post-mortem est au contact des corps morts.

Ces opérateurs exposent sans exception cette crainte de devoir faire face aux émotions des vivants, et ajoutent plusieurs raisons qui semblent rendre le travail auprès des morts préférable. L’effet tunnel – être uniquement centré sur la tâche à accomplir –, protecteur pour la réalisation de la mission, est généré par un travail en coulisses (et en vase clos). Le travail technique et protocolaire, et en équipe, apparaît comme un facteur positif dans la gestion des émotions liées au contact des corps morts : « L’importance du groupe, c’est de partager cette charge émotionnelle qui existe, mais on ne la subit pas tout seul » (Entretien avec un technicien de PTS, 2018).

Nous retrouvons les « techniques et tactiques » de distanciation comportementales et cognitives décrites par J. Bernard, où « la concentration sur les gestes ou la formalisation du protocole évoque probablement la forme la plus répandue de contrôle de soi » (Ibid., 2009), permettant de ne pas se laisser envahir par des émotions qui n’ont pas leur place en mission.

Le collectif de travail comme soutien social face à la mort de masse

Comme le souligne P. Trompette et S. Caroly à propos des métiers du funéraire, le collectif est un « rempart à la charge morale et émotionnelle » (2004). L’appartenance à un collectif de travail agit à la fois comme un régulateur émotionnel (Monier, 2017) tant à l’instant T que sur la durée. C’est ce qui donne finalement sens au travail de ces spécialistes. Tous en combinaison blanche, face à la mort collective (Clavandier, 2004), l’individualité n’a pas sa place, ces professionnels ne formant qu’un seul corps pour faire face à la destruction des corps. Ils participent à un collectif de travail, à une œuvre commune, celle de redonner une identité à chaque individu.

La bienveillance des uns envers les autres est pointée par tous, en mission comme dans le retour au quotidien. Un actif témoigne dans un quotidien : « On est liés à jamais à cet événement. De la souffrance est née une attention, une bienveillance, et surtout une complicité entre nous. Aujourd’hui, les mots ne sont plus utiles. En un regard, on sait ce que ressent l’autre » (Le Devin, 2016). Le partage social des émotions (Rimé, 2009) est privilégié entre collègues, car « de toute façon, les gens qui n’ont pas partagé la mission avec toi ne peuvent pas comprendre, y compris les collègues. Donc tu partages avec les collègues qui étaient avec toi mais tu partages difficilement avec les collègues qui n’y étaient pas » (Entretien avec un gradé du corps d’encadrement et d’application, 2016).

Malgré toutes les difficultés rencontrées, tant matérielles qu’émotionnelles, c’est la satisfaction du travail accompli qui prévaut, d’avoir identifié les 130 victimes car « ces opérations font finalement partie d’un rite funéraire collectif dans l’intérêt des familles, allant de la prise en charge des victimes sur le lieu de la catastrophe aux funérailles » (Méadel, 2017).

Identifier les morts en ville en contexte terroriste, un dispositif formalisé

Si le protocole d’IVC se focalise sur des actes techniques très formalisés, considérant le corps comme une trace indiciaire, les attentats de novembre 2015 à Paris marquent une rupture de l’intelligibilité (Bensa et Fassin, 2002) pour les professionnels de l’identification, leurs tâches opérationnelles les contraignant à davantage de travail émotionnel. Pour parer à l’urgence, la mise en place de la logistique de l’espace dans un lieu unique, couplée à un enchevêtrement de prérogatives d’acteurs, a engendré une lutte de territoire au sein d’un lieu central des institutions mortuaires de la capitale : l’institut médico-légal.

Afin de rendre, comme indiqué dans le compte-rendu du débriefing opérationnel de la mission d’IVC des attentats de Paris de novembre 2015, « le protocole compatible et adapté aux exigences du terrain dans le contexte hors normes d’une attaque terroriste », un travail de fond a abouti à une procédure d’identification fortement structurée dont la formalisation est notamment présentée dans l’instruction interministérielle relative à la prise en charge des victimes d’actes du terrorisme du 13 avril 2016. En effet, cette instruction entérine le dispositif de suivi des opérations médico-légales7 dont les nouvelles dispositions appliquées lors de l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, ont prouvé leur efficacité8. De plus, présentée comme un véritable succès de coopération interservices lors du débriefing opérationnel de l’attentat de Nice, la gestion de la mission d’IVC a permis de dépasser le « problème de culture » pointé lors des attentats de novembre 2015, « entre les différents intervenants : médecins légistes, enquêteurs, magistrats, familles. Sans compter la cellule interministérielle d’aide aux victimes, créée la veille des attaques » (AFP, 2016).

Conclusion

Les attentats du 13 novembre 2015 ont marqué un point de rupture dans la gestion de la mort en ville car les professionnels de l’identification ont fait face à un cumul de tous les facteurs liés aux cadres d’interventions : un nombre important de victimes décédées, lors d’attaques terroristes, sur le territoire national.

Si le protocole d’IVC est adapté aux catastrophes naturelles et accidentelles, il a montré ses limites dans un contexte d’attentats en milieu urbain, catastrophe dite ouverte9, provoquant la mort de personnes inconnues, sans liste de victimes à identifier, même si l’état des corps semblait permettre une identification visuelle. Le lieu même de la catastrophe, la capitale de la France, touche le professionnel en tant que citoyen. De plus, face à la volonté de certains individus de délibérément provoquer en masse la mort de civils inconnus et non identifiés, le corps mort ne peut plus être réifié. Par un mouvement inverse, le corps indiciaire (Chauvaud, 2000), un moyen de preuve, marque de son empreinte les spécialistes en IVC, montrant la vulnérabilité des professionnels face à la réalité de l’expérience vécue, passant d’un esprit centré sur la mission à un esprit sorti de son cadre professionnel.

À cette gestion individuelle des émotions relative au contexte d’intervention est venue se greffer de la confusion liée à l’organisation du travail. En effet, les espaces habituellement dédiés au post-mortem et à l’ante-mortem se sont retrouvés perturbés par des croisements fortuits. Le brouillement spatial entre le corps mort et la détresse des vivants, habituellement éloignés afin de dissocier les rôles et faciliter le travail émotionnel, a constitué une rupture dans la mise à distance de la mort. Cette mise à distance est étiolée par la proximité avec les émotions des familles, de surcroît au sein de l’équipe post-mortem qui a justement fait le choix de se protéger d’un effet miroir avec la souffrance des proches des victimes.

Outre la configuration spatiale, la superposition de commandement et une méconnaissance du dispositif ont également joué un rôle dans la production des émotions chez les personnels en charge de l’IVC. L’organisation a été confrontée à un bouleversement du champ régalien concernant les attributions d’un IML (déterminer les causes de la mort). Cette confusion hiérarchique et la concentration d’acteurs issus de différentes unités en un lieu spécifique n’ont pas permis la constitution d’un « esprit de corps », centré sur la mission à accomplir (redonner une identité formelle aux victimes).

Le travail de recherche effectué auprès des intervenants de l’UPIVC a permis de mettre au jour que le simple respect du protocole ne suffit pas à la mise en place d’un dispositif efficient. Il a aussi mis en avant la place de la dimension collective dans la gestion des émotions : esprit de corps, perception collective du sens de la mission, cloisonnement strict des activités ante-mortem et post-mortem. La formation permet la socialisation professionnelle mais c’est le terrain qui éprouve les protocoles ; les normes prédéfinies relatives à la distance au rôle et au travail émotionnel étant nécessairement reconfigurées.

Si la mission d’IVC en milieu urbain a trouvé dans la période post attentats des outils pour adapter son organisation et mieux prendre en compte le travail émotionnel des professionnels, l’intervention dans ce cadre spécifique constitue toujours un « défi » à relever. C’est ainsi que le constate un responsable de l’UPIVC lors du débriefing des attentats : « C’est quand même plus facile de faire de l’IVC au milieu des vaches qu’en plein Paris » (2016).

BÉRANGÈRE TARKA

Bérangère Tarka est doctorante en socio-anthropologie à l’Université Paris Nanterre au sein de l’Institut des Sciences sociales du Politique (ISP). Ses recherches portent sur la gestion des émotions chez les professionnels en charge de l’identification de victimes en contexte d’attentats terroristes sur le territoire national.

berangere.tarka@gmail.com

Couverture : UPIVC (Bérangère Tarka, 2020).

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Taïeb E., 2006-2007, « Du biopouvoir au thanatopouvoir », Quaderni, n°62, 17-26.

Trompette P. et Caroly S., 2004, « En aparté avec les morts… Peurs, larmes et rire au travail : les métiers du funéraire », Terrain, n°43, 63-84.

Truc G., 2016, Sidérations. Une sociologie des attentats, Paris, Presses Universitaires de France, 368 p.

Pour citer cet article : Tarka B., 2021, « Du travail technique au travail émotionnel : les professionnels de l’identification de victimes face aux attentats de novembre 2015 à Paris, entre proximité et mise à distance », Urbanités, #15 / Mourir en ville, juin 2021, en ligne.

  1. Service Central de la Police Technique et Scientifique depuis avril 2017. []
  2. Cette recherche doctorale propose une étude comparative entre les attentats de novembre 2015 à Paris et de juillet 2016 à Nice pour la France, et ceux de mars 2016 à Zaventem et Bruxelles pour la Belgique. []
  3. On distingue la police « d’active » et la police « scientifique », deux corps différents au sein de la Police Nationale mais dont les missions peuvent être identiques selon le lieu d’affectation. []
  4. Parmi ces 13 agents, certains avaient déjà été interviewés en 2016 dans le cadre d’un mémoire de Master 2 portant sur le rapport au corps mort chez les spécialistes en IVC. []
  5. L’article s’appuie sur l’entretien de 13 agents se répartissant de la manière suivante : 10 de la SDPTS, 1 du SRIJ de Paris et 2 de services territoriaux. []
  6. Schématiquement, les agents affectés en SRIJ interviennent sur des faits de moyenne et grande délinquance, et sont confrontés presque quotidiennement sur le terrain à la mort. A contrario, les personnels de la SDPTS réalisent uniquement les constatations sur scène de crime majeure ou d’attentat, et disposent d’une expertise technique particulière relative à leur service de rattachement. []
  7. Corps enregistrés sous « X », procédure accélérée d’identification, séparation des processus d’identification et des autopsies, création du Centre d’Accueil des Familles (dans un lieu dédié et défini en amont, centre névralgique de la cellule ante-mortem). []
  8. Sur ce dispositif où 132 personnes ont été mobilisées, l’ensemble des victimes, dont les corps sont enregistrés sous X, sont identifiées en quatre jours ; sans aucune identification réalisée sur la base de reconnaissance visuelle, ni annonce de décès prononcée avant la validation de l’identité par la commission d’identification, commission s’étant réunie au fil de l’eau. []
  9. Une catastrophe est dite fermée lorsque les personnes décédées appartiennent à un groupe précis et identifiable, comme une liste de passagers. []

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