#17 / Histoires de mur : les tribulations d’une erreur urbanistique

Jorge Ibañez et Pascal Tozzi

PDF de l’article / Citer cet article / Sommaire du numéro


Qu’y-a-t-il de commun entre le coup d’État de Pinochet et les itinéraires du festival pessacais Vibrations Urbaines ? Un mur … Recouvert d’une importante fresque peinte par les réfugiés chiliens au début des années 1980, il est aujourd’hui inscrit dans les roadbooks des visiteurs en quête de balades urbaines culturelles et artistiques. Mais cet ouvrage reste avant tout une paroi fixe et maçonnée, produit de d’un moment précis de l’histoire urbaine, ayant marqué de son empreinte le quartier de Saige, à Pessac, dans l’agglomération Bordelaise qui, dans les années 1970, a vu se construire la résidence Formanoir composée pour l’essentiel de huit tours à dix-huit étages (construites entre 1972 et 1973) et de plusieurs barres à trois étages en forme de S parallélépipédiques (édifiées entre 1970 et 1977). Emblématiques du paysage local de l’habitat social et populaire, ces bâtiments sont répartis sur une surface d’environ 13,5 hectares. Avec ses quelques 3 500 habitants – environ 5 % de la population pessacaise – et 2 000 logements – dont 75 % sociaux1  –, ce quartier est un espace au long cours pour la Politique de la ville, d’abord classé Zone Urbaine Sensible et aujourd’hui en Quartier prioritaire. 

Dans ce contexte, nous allons essayer de montrer en quoi le mur en question dénote l’espace, le temps et le projet socio-urbanistique d’un grand ensemble sur le territoire. À partir du postulat de sa matérialité particulièrement significative, de la description de ses appropriations et conservations sociales, nous tâcherons de montrer en quoi il peut constituer un prisme pertinent pour analyser une opération de planification urbaine procédant par ajustements successifs, combinant erreurs et tentatives de dépassement de celles-ci. Pour ce faire, nous mobiliserons une partie des 9 entretiens semi-directifs réalisés auprès d’habitants (avec un critère de mixité générationnelle), de membres de l’Association des Amis de la fresque murale de Pessac-Gironde et d’un directeur de service de la mairie de Pessac. Nous nous appuierons aussi sur des documents tels que le Contrat de ville, le dossier du projet en cours de rénovation du quartier, ainsi que sur des ressources statistiques, cartographiques et photographiques.

Dans une première partie, nous montrerons en quoi le mur peut être considéré comme la trace ambiguë d’une erreur systémique : celle des grands ensembles qui ont finalement renforcé l’enclavement de certains territoires. La deuxième partie du propos montrera en quoi le mur, loin de rester le lieu-symbole ou symptôme d’une frontiérisation socio-spatiale, a permis la mise au travail de liens sociaux et identitaires au fil de ses appropriations successives. En effet, cette erreur murale va d’abord être détournée comme support d’expression politique par la communauté chilienne bordelaise ; puis elle fera l’objet d’autres appropriations habitantes que nous rappellerons, jusqu’au sort envisagé dans l’actuel projet de renouvellement du quartier (troisième partie). 

Cette étude de cas permettra d’appréhender certains processus par lesquels une erreur urbaine peut avoir une seconde vie et permettre des formes de manifestations ou d’occupations socioculturelles, mais aussi se trouver recyclée dans un processus plus global et multiscalaire de correction urbanistique. 

Le mur, synecdoque d’une erreur urbanistique ?

La morphologie de Saige est iconique des grands ensembles édifiés, comme la résidence de Formanoir, dans les années 1970. Malgré l’hétérogénéité des réalités urbanistiques qu’elle englobe, cette appellation est devenue générique, désignant des projets caractérisés par une unité d’habitat très dense (essentiellement collectif, locatif et social) dépassant le millier de logements, souvent implantée dans une périphérie urbaine et reconnaissable à son architecture caractéristique de blocs. L’histoire de ces aménagements, bâtis en urgence, donne à voir les tâtonnements de la politique urbaine française durant la seconde moitié du XXe siècle. 

À l’origine, ces opérations incarnent l’idéal moderniste qui traverse les politiques de relogement et les grands chantiers de reconstruction post-seconde guerre mondiale. Jusqu’au milieu des Trente Glorieuses, de tels projets monumentaux sont la vitrine du progressisme – issu de la Charte d’Athènes – présenté comme le remède aux maux de la ville ancienne décriée comme profondément pathogène, vérolée par des banlieues miséreuses et désordonnées qui en sont « la honte » ou « l’antichambre sordide » (Herrou, 1999 : 274). Autant de fléaux auxquels entend s’attaquer le nouvel urbanisme et sa rationalité triomphante qui prétendent désormais rebâtir sur des bases nouvelles, réorganiser l’urbain pour en résorber les incohérences mortifères (Bertho, 2014). 

C’est ainsi que l’idéologie fonctionnaliste, au nom d’une certaine vérité de la ville moderne – érigée comme référence impérative, définitive et universelle –, engage ses actions d’une transformation opérationnelle des modes d’utilisation de l’espace. Ce, afin de produire une situation urbaine « jugée préférable » (Lacaze, 2018 : 8). La prétention est à la fois scientifique et technique : il s’agit d’une part de dire ce qu’est l’urbain, d’autre part de prescrire les méthodes et instruments pour « bien » le fabriquer (Bonicco-Donato, 2018 : 182). Pendant un temps, les grands ensembles semblent ainsi être le moyen urbanistique de tenir les promesses radieuses du Progrès social et humain : offrant des espaces à taille humaine réunissant des équipements collectifs, des services de proximité et des lieux de production, ils permettent aux populations les plus diverses d’accéder à des appartements confortables (sanitaires, électricité…), spacieux et ensoleillés, censés être mieux adaptés à la vie quotidienne et à l’habiter contemporains. 

Pourtant, quinze ans après les premiers chantiers, les commerces et les équipements manquent, les bâtiments se dégradent, la mixité s’étiole et certains projets ont pris du retard : le rêve moderniste s’évapore (Boquet, 2008). Les effets pervers et les échecs s’accumulent, au point que la faillite des grands ensembles devient rapidement consensuelle. À leur tour identifiés comme les sources et symboles de toutes les pathologies urbaines, ils sont la cible de nombreuses critiques : déshumanisation et mal-être des banlieues, isolement géographique des cités rejetées en périphérie et formant des enclaves résidentielles à l’écart des organismes anciens, etc. Autant de « malformations urbaines » accusées de désagrégation sociale et d’une fragmentation de la ville (Busquet, 2007 : 134). 

Aujourd’hui, la sentence est sans appel : « Des décennies d’erreurs contrarient pour des années le développement urbain » (Paulet, 2009 : 306). Ici, l’erreur s’applique dans une première acception : celle d’un écart involontaire – ce qui la distingue de la faute – entre le projet et ses résultats (Poitras, 2021). De ce point de vue, elle est assimilable à une sanction de l’action plutôt que de l’intention urbanistiques. Avec l’idée qu’une option aménageuse n’apparait jamais d’emblée comme une erreur : elle ne le devient, à l’instar des quartiers évoqués, qu’à la suite de sa mise à l’épreuve expérientielle, spatiale et temporelle. C’est le cas des grands ensembles qui, quelques décennies après avoir été la figure de la modernisation de la société française par l’urbain, se transforment en symboles d’une crise urbaine multifactorielle (Stébé, 2010). 

Au vu de ces quelques jalons historiques, parler d’erreur des grands ensembles revient aussi à rendre compte de la fluctuation et des reconfigurations – donc de l’historicité – du rapport à la vérité entendue comme norme, à l’occasion « d’une mise en défaut de la norme du vrai et de ses différentes modalités d’expression » (Sorosina, 2020 : 27). La vérité avancerait donc au gré d’expériences qui viennent invalider une théorie antérieure, laquelle prend alors le statut d’erreur (Popper, 2006). La production de la ville, traduisant les influences d’une succession de modèles urbains, hérite inévitablement de ce caractère transitoire du vrai. En réalité, le régime de vérité urbanistique ne cesse de varier, selon les courants et entreprises normatives qui préconisent tel fonctionnement optimal ou telle forme urbaine idéale (à l’instar de l’urbanisme progressiste-rationaliste promouvant les vertus des grands ensembles). 

Si le caractère d’erreur, de représentation fausse ou distordue de la réalité, appartient aux idéologies, le risque de fourvoiement s’accroit quand la praxis urbanistique vise à réaliser une norme dont la valeur est celle – incertaine et précaire – d’une vérité non-réalisée (Jaegi, 2008). S’y ajoutent souvent les affres prescriptives d’un urbanisme « de la puissance et du contrôle » dont la pratique prétend toujours atteindre ses fins mélioristes, mais sans considérer vraiment les évolutions, voire l’obsolescence de ses référentiels (Lussault, 2014 : 11). Dans le cas présent, la mise en œuvre urbaine des idéologies optimistes des Trente Glorieuses a échoué sur les réalités d’une modernité qui n’avaient pas été prévues (crise de l’État providence redistributif, disparition de la société industrielle, chômage de masse …). Avec autant de désenchantements à la clef.

Ces fluctuations et ce processus d’urbanisation par approximations successives se révèlent dans le béton du mur de Saige. À l’origine, il s’inscrit dans le projet de la Cité en matérialisant la proximité de la Plaine des sports, de l’autre côté de la rue des Résédas qui longe l’ensemble résidentiel (voir fig. 1). En effet, en 1973, cet aménagement d’une dizaine d’hectares traduit la volonté programmatique de l’État qui souhaite, à l’époque, généraliser la création d’équipements sportifs comme corollaires des grandes opérations d’habitat. Dès 1962, pour le Commissariat général du Plan d’équipement et de la productivité (IVème Plan), le souci est en effet de renforcer une certaine congruence fonctionnelle autant que de supporter « une idée moins partielle de l’homme » et l’affirmation progressiste d’« un genre de vie meilleur » (Plan cité par Callède, 2007 : 81). Une des promesses radieuses évoquées précédemment. 

Mais, avançant dans les années, ce même mur devient un marqueur de la crise qui frappe désormais les grands ensembles : sa présence, comme celle d’autres, vaut symptôme d’une généralisation des clivages urbains internes, d’une systématisation du principe de séparation appliqué aux fonctions et aux populations (Paquot et Lussault, 2012). Au vu de ses dimensions, le ferment d’une frontiérisation du quartier était sans doute présent dès son édification : long de 120 m, avec une hauteur d’un peu plus de 2 m à laquelle se rajoutent près de 4 m de grillage de protection (cf. photographie ci-après). Entre la résidence Formanoir qu’il longe et la Plaine des Sports, il matérialise indéniablement une limite, au sens de « barrière, plus ou moins franchissable, qui isole » un espace d’un autre (Lynch, 1976 : 54). Dans ce cas, le mur force les itinéraires au contournement. La zone de pratique sportive devient une quasi-zone d’interception. Un des habitants interviewés exprime cette perception : « Pour le quartier c’est une séparation entre le quartier et le domaine sportif. Le mur sépare la vie quotidienne du quartier, de la vie sportive ou universitaire … » (Entretien avec D., habitant de Formanoir depuis 40 ans, juin 2019). 

Photographie du « mur-frontière » entre Formanoir et la Paine des sports (Google StreetView – 04 juillet 2022).

Le mur de Saige est en cela un objet-frontière, celle-ci étant entendue comme une limite séparant deux entités territoriales différentes, à la fois coupure et couture, plus ou moins fermée ou perméable. Au vu de sa hauteur totale conséquente (environ 6 m si on y ajoute le grillage) et sa longue étanchéité renforcée par l’axe de circulation qui le longe, il semble bien participer de ces formes de « verticalité de la frontière » qui évoquent « l’enfermement, la rupture, le marquage des différences » (Escallier, 2006 : 94). Le fragment mural prend ainsi le sens de production architecturale erronée qui traduit, à son échelle et de façon générique, l’erreur planificatrice et systémique des grands ensembles qui, dans leur conception même, inscrivent des frontières avec les zones qui les entourent (Moulin, 2001). Il devient un indice de relégation spatiale, participant d’un système de ruptures, de coupures linéaires, dont le plan ci-après donne à voir la configuration, avec une frontiérisation matérielle globale qui combine notamment des axes routiers, zones d’activités ou boisées, des espaces partiellement clôturés et non traversables (comme la Plaine des sports qu’il délimite en partie). Un enclavement que révèle le diagnostic réalisé dans le cadre de l’actuelle opération de renouvellement qui prescrit « la création de liaisons et cheminements internes et vers l’extérieur afin que le quartier « soit mieux relié au reste de Pessac » (Ville de Pessac, 2018 ).

« Localisation et contexte urbain du quartier de Saige à Pessac », à partir des données Open Data Bordeaux Métropole (PLUi, filaire de voies, parcelles) et IGN (bâti permanent), (Pablo Salinas-Kraljevich, 2022).

En tant qu’indice physique, le mur vaut aussi connotation symbolique d’un enclavement multifactoriel que traduisent en partie les indicateurs classiques d’exclusion et de décrochage sociaux. Ainsi, les données socio-professionnelles attestent d’une ségrégation sociale augurée par le classement de Saige en quartier prioritaire : part élevée d’employés et d’ouvriers (47,4 % au total, pour 26,6 % sur l’ensemble de Pessac2 ) ; taux de chômage à 28,6 % et de population sans diplômes à 36,5 % (14,2 % de non-diplômés pour Pessac) ; 22,5 % d’habitantes et habitants de nationalité étrangère contre une moyenne pessacaise de 7,1 %3, etc. Chiffres auxquels répond le processus de construction identitaire des résidents, notamment les jeunes, dont le sentiment d’exclusion révèle une territorialité en crise (Favory, 1994 ; Pato e Silva, 2006) lorsqu’ils déclarent « Si t’habites Saige, t’as pas ta chance » ; à quoi un autre habitant ajoute : « J’ai 42 ans mais, au fond de moi, je reste ce gars qui tenait les murs » (Renard, 2010).

À la suite de ce que nous venons de dire, le mur nous semble ouvrir un postulat : celui d’une convocation du tout par la partie. « Comme le livre évoque la bibliothèque parce qu’il est l’élément de base dont elle est constituée » (Debarbieux, 1995 : 99), cet objet-lieu est au fond synecdotique : il contribue à une énonciation du reste du territoire où il est situé. En quelque sorte propice à l’ébauche d’une épistémologie du fragment qui, mis en relation (symbolique, physique, architecturale…) avec d’autres, devient une trace par laquelle advient l’évocation d’un système urbain caractéristique, la restitution de son histoire et sa mise en mémoire (Veschambre, 2008 : 15). Dans ce rapport entre le signifié mural et l’entité englobante du grand-ensemble, ce dernier se constituerait alors, aussi dans le mur. Dès lors, cet ouvrage situé, désigne en retour et par connotation, le territoire du projet urbanistique qui l’a érigé : il devient une des images génériques de la limite et condense pour partie la grammaire des grands ensembles, la rhétorique de leurs espoirs et de leur errements. 

« Faire le mur » : la fresque comme dépassement de l’erreur …

Suite au coup d’État du 11 septembre 1973, la France accueille environ 15 000 ressortissants chiliens qui fuient le régime du Général Pinochet et la junte militaire (Volovitch-Tavares, 2014). C’est au sein de la communauté chilienne arrivée dans la région bordelaise à cette période – environ 2 000 personnes – que l’idée d’une fresque naît, avant d’être mise en œuvre principalement par la trentaine de familles résidant à Pessac. E., artiste des premières heures et réfugié, explique : « L’idée de réaliser une fresque est née petit à petit à partir du moment où les chiliens ont commencé à arriver au centre d’accueil au château de Moulérans [situé dans la commune mitoyenne de Gradignan] » (entretien avec E., juin 2019). 

Pan de la fresque avec un extrait du dernier discours du Président Allende avant le coup d’Etat (Photographie Ibañez, 2016)

Dès 1982, les premières protestas contre la dictature apparaissent donc à Saige. Les exilés décident de peindre pour commémorer la répression sanglante et la mort du président Salvador Allende. Pour les chiliens réfugiés, nombreux à Saige, l’objectif est « de montrer leur solidarité envers ceux qui se battent au Chili » comme nous l’explique un de nos interviewés ; « nous avons envahi l’espace public avec notre fresque » rajoute-t-il (entretien avec I., réfugié et muraliste au Chili, juin 2019). Une autre réfugiée se souvient : « Au départ, il y a une forte concentration des familles chiliennes à Formanoir, en plus la municipalité étant socialiste et solidaire avec la situation au Chili, le consensus a été très vite trouvé. La Mairie de Pessac a donné son accord pour l’endroit et a participé au financement de la peinture » (entretien avec A., réfugiée, juin 2019). 

Dans ses différentes évolutions, l’œuvre qui en résulte affiche clairement une reprise du style et de la tradition des murales4  . Elle s’inscrit dans la mouvance de cette communication ou contestation urbaines qui, mêlant art et politique, est présente dès 1960 en Amérique du Sud en général et au Chili en particulier. Elle hérite donc de cette impulsion première de l’exil, devenant un prolongement du travail politique, une façon de « continuer la lutte ». Le projet initial implique entre 25 et 30 familles chiliennes au sein desquelles les personnes interrogées rappellent que « certains étaient déjà artistes muralistes » (entretien avec E., juin 2019). L’objectif « était encore de faire de la politique, mais quand tu ne maitrises pas la langue du pays, il faut trouver un autre moyen. La fresque était une échappatoire, nous communiquions nos idées dans la rue » (entretien avec C, réfugié, juin 2019). 

 

Différentes vues « historiques » de la fresque (Villanueva, 2016)

Un acte politique donc, mais qui ne signifiait pas forcément un consensus dans la communauté chilienne. « On a dû résister aux egos un peu trop importants de certains » nous explique E., l’un des pionniers (entretien avec E., juin 2019). Mais ce sont surtout les dissensions politiques existantes entre les différents groupes d’exilés, issues des divers ralliements politiques d’origine, qui rendaient difficile la création des liens et l’expression commune. Les visions divergeaient notamment entre les partisans de la lutte armée de l’extrême-gauche du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR) – mouvement minoritaire au Chili, mais majoritairement représenté au sein des exilés bordelais –, et les défenseurs d’une issue plus démocratique, socialistes (Partido Socialista) et communistes (Partido Comunista). Les premiers temps, les représentants du MIR ont d’abord été réticents à associer leurs compatriotes d’un autre bord politique au projet, défendant une proposition plus radicale, voire guerrière. Le temps et le partage de l’exil apaisant les tensions et divergences, la fresque a pu jouer un rôle de médiation et devenir progressivement un objet symbolique de transaction, puis d’unification, de rassemblement identitaire et communautaire.

Réalisée à Pessac, elle est devenue, au-delà, un lien entre tous les Chiliens de la Métropole bordelaise et des environs. Au début, outre la solidarité avec les « camarades » restés au Chili, la fresque a permis l’expression d’un sentiment douloureux et d’injustice suite à l’expatriation forcée : « Le mur a servi d’exutoire à nos peines, nos colères, comme si elles restaient collées au mur et seraient moins lourdes à porter » nous raconte D. (réfugié, entretien, juin 2019). Cette première phase était aussi celle où primait la certitude d’un éloignement provisoire et l’espoir de rentrer rapidement au pays. À l’analyse des photos prises sur la longue durée, cette phase se dessine à la peinture acrylique entre 1982 et 1995, avec des scènes de détention, d’arrestation armée, mais aussi des scènes du Chili « perdu » ou « désiré », celui d’un avant et d’un après-dictature imaginé. Pour E. c’est aussi la période où : « L’accueil était sympathique, les passants étaient curieux et bienveillants. Les habitants arrivent et participent à partir de 1989, les familles chiliennes étaient déjà mieux installées, intégrées et leurs enfants ont commencé à emmener leurs copains » (entretien, juin 2019).

À l’origine déjà, il ne s’agissait pas de limiter la mobilisation autour de la murale aux seuls réfugiés. Aux premiers coups de pinceaux, la peinture a fédéré au-delà de la communauté chilienne, transformant le mur-frontière en support de lien social à l’échelle du quartier. D’abord pour mobiliser les habitants de Saige et de Pessac, pour les enrôler dans la dénonciation de la dictature, les transformer en auxiliaires mémoriels et leur transférer une partie d’un pouvoir d’attestation – au sens de prendre part active au processus de témoignage – dans la lutte contre l’oubli. Cela s’est joué dès la première commémoration, comme nous l’explique I. : « Nous avons invité à participer les habitants de Saige, mais aussi tous les chiliens qu’habitaient dans d’autres communes de la région bordelaise. Une fois la première partie de la fresque terminée nous avons invité les autorités municipales à participer à la cérémonie de commémoration le 11 septembre 1982 » (entretien avec I., juin 2019). 

À partir de 1995, tout en conservant des scènes précédentes, la fresque se couvre de motifs qui évoquent la mémoire des victimes et disparus, mais aussi de représentations typiques de l’Amérique latine. Le lien avec le Chili natal reste présent sur le mur, mais celui-ci devient aussi un pays plus lointain dont la fresque traduit, non plus uniquement les combats politiques ou le lien avec les compatriotes du pays, mais aussi une production « géo-sémantique » (Staszak, 2008 : 20), historique, culturelle, connectée à d’autres symboles latino-américains : jungle, pyramides rappelant les civilisations Mayas et Aztèques, épisodes de conquête et scènes de décolonisation (voir fig.4). 

Lieu de rassemblement à chaque date anniversaire, le mur devient progressivement un support de transmission mémorielle élargie, notamment à la jeunesse. Cet autre rôle est analysé par une interviewée : « Chaque chilienne et chilien ou descendant de chiliens peut s’approprier un peu de cette fresque et de cette histoire […] La lutte contre l’oubli devient la priorité, un travail de mémoire permanente » (entretien avec L., juin 2019). Le propos de cette enfant de réfugié montre qu’au fil des périodes de peinture collectives et des cérémonies commémoratives, une partie de la seconde génération née en France s’est engagée dans l’œuvre commune, avec aussi des jeunes du quartier. Un sénior mesure l’importance de cette contribution : « Il nous semble que le principal facteur qui a permis la permanence de cette œuvre, qui par définition était éphémère, a été la participation des jeunes et habitants de la résidence dans l’élaboration de la fresque » (entretien avec R., réfugié, juin 2019). 

Notons que ce passage du témoin historique, au-delà des seuls liens communautaires et culturels, ne va pas sans incertitudes. Entre le désir de lien des primo-arrivants qui devrait engager l’autre (à la fois les nouvelles générations et les nouveaux résidents du quartier) et la réalité de cet engagement, tout n’est pas évident. I. reste mitigée : « La fresque représente un ensemble dont le but est autant politique que de transmission et mémoire […] mais sa place sociale est moins claire, car elle fait partie d’un quartier, dont les habitants n’ont pas vécu l’histoire, dans un pays qui n’est pas celui qu’elle représente. Le sens d’appartenance reste précaire et dépendra de l’évolution politique de la ville et des habitants […] Pour les habitants qui ont vu la fresque apparaître, sur les murs de leur quartier, elle avait une résonnance émotionnelle et historique solidaire ; pour les actuels habitants elle fait juste partie du paysage et colore leur quartier » (entretien, juin 2019).

Si une incertitude de sens persiste aux yeux de I., il semble néanmoins que, plus qu’un simple paysage, la fresque soit devenue un référent identitaire pour de nombreux habitants. Pour preuve, ils la défendent et la préservent ; elle est aussi intégrée à leurs conversations quotidiennes. Par la synergie collective qu’elle a suscitée au sein de la population de Formanoir, la fresque semble désormais faire sens à l’échelle du quartier et être devenue un marqueur de la vie du grand ensemble, quasiment revendiquée comme une propriété commune : « Il y a un respect incroyable, elle n’a jamais été détériorée, ni abimée, même pas rayée, ça prouve qu’elle fait partie du patrimoine » (H. habitante du quartier, non-chilienne). Ses artisans en sont aussi convaincus : « C’est une œuvre collective installée à la Résidence Saige depuis 1982, fresque qui suscite le respect de tous ses habitants, respect qui se manifeste par le fait de n’avoir jamais été taguée » (I., entretien, juin 2019).

Peut-être une réponse à l’œuvre qui a été aussi voulue comme un message adressé à Formanoir où de nombreuses familles chiliennes ont, par le passé, trouvé logement et accueil : « La fresque de Saige a été conçue pour laisser une trace de notre présence et de notre passage en France et particulièrement à Pessac, mais aussi en signe de reconnaissance pour la solidarité reçue par des nombreuses familles des refugies chiliens qui ont trouvé un logement dans cette Cité » explique I. (entretien, juin 2019). Comme une expression graphique de ce lien, au début des années 2000, une partie réalisée à l’aérosol rajoute, aux côtés des motifs chiliens, les tours voisines, des personnages de différentes origines qui symbolisent la diversité des résidents du quartier. 

Un enjeu de vivre-ensemble et de lien qu’expriment certains artistes : « [les impacts de la fresque] sont nombreux […] elle a un travail relationnel […] elle rassemble […] il y a la rue et un pays, un quartier c’est fait de beaucoup de rues et de tout autant de murs » ; « l’objectif d’une fresque est de communiquer, d’interpeller, de faire parler, de générer des discussions, de faire rêver. Cet objectif a été atteint, est atteint avec Pessac » (entretiens avec R et S, réfugiés et muralistes, juin 2019). 

L’apparition de nouveaux thèmes sur le mur de Saige (photographie Ibañez, 2020)

Le mur, erreur particulière qui symbolisait précédemment une erreur urbanistique plus globale, devient ainsi « marqueur spatial » qui parvient à faire « lieu » – au sens de « portion d’espace sujette à des appropriations singulières et à des mises en discours spécifiques » (Beaufils et al., 2015) –, avec sa propre histoire, son devenir et ses pratiques. Cela entraîne, sinon une correction, au moins un détournement de l’erreur, une fabrication par écart et par requalification transgressive des fonctions et sens initiaux, qui débordent l’ancienne limite. Outre une synecdoque d’autres peintures murales, le support et l’œuvre participent finalement d’une résistance à la fragmentation urbaine : ils font lien, permettent de nouvelles connectivités et médiations. Celles d’une parole individuelle et collective qui s’exprime, qui affirme avec fierté des identités, des appartenances sociales et culturelles, procédant par là-même à une résubjectivation de l’espace (Petcou et Doina Petrescu, 2007 ; Baffico, 2021). 

Le mur, par sa fresque, devient donc un géo-symbole (Bonnemaison, 1981) qui affecte, à une portion d´espace, une identification et une mémoire, une raison d´être et une présence, une référence porteuse de significations existentielles pour les habitants. Là encore, plutôt que de rester le lieu de la clôture et de la perte du sens, l’erreur devient porteuse de nouvelles significations (Reuter, 2020). 

Réparer l’erreur ? Entre patrimonialisation du mur et tentation de l’effacement 

Le quartier de Saige est aujourd’hui au cœur d’une vaste opération de rénovation urbaine intitulée Opération Campus Bordeaux, comptant au total une quarantaine de projets immobiliers et d’aménagement des espaces publics. Pour la municipalité pessacaise5 , les principaux objectifs du réaménagement sont les suivants : davantage de mixité (d’habitat, sociale et fonctionnelle) ; meilleure intégration du quartier dans son environnement et amélioration de la qualité de vie des habitants ; amélioration de l’image du quartier « historiquement négative et que ce projet de renouvellement urbain d’ensemble pourrait considérablement changer » (https://www.pessac.fr/attractive/grands-projets/renovation-urbaine-saige-577.html, consulté le 4 juillet 2022).

Outre une requalification des espaces publics (réalisation d’un parc, source de fraîcheur et support de liaisons douces, nouvelle offre commerciale, futur axe de tramway), il est prévu : une réhabilitation de l’ensemble des logements (tours restantes et barres) ; un changement d’usage d’un immeuble avec l’affectation de 10 étages (sur 18) à des « activités économiques » ; la démolition programmée de 3 tours de la Cité Formanoir pour « dédensifier le quartier dans sa partie centrale » dans l’un des premiers scénarios envisagés (voir fig.6).

Le maire explique : « Si nous détruisons ces tours, c’est pour apporter de la mixité sociale, éviter qu’un ghetto se constitue dans cette cité, avec des effets désastreux en milieu scolaire. Aujourd’hui, beaucoup d’habitants veulent s’en aller, quand un logement se libère, il faut solliciter jusqu’à sept familles pour lui trouver de nouveaux occupants » (Loubes, 2021). Outre son inquiétude quant au relogement des habitants concernés, l’Amicale des Locataires de Formanoir réfute la méthode. Le collectif invoque notamment « la violence réelle et importante » de la démolition entraînant une « perte de repères, [la] rupture des liens sociaux, [la] fragilisation des solidarités et des relations existantes dans le quartier » (Amicale des Locataires de Formanoir, 2019). Par ailleurs, s’appuyant sur ce désaccord habitant, des voix de l’opposition évoquent aussi une fresque « en danger », s’inquiétant du « devenir de ce monument historique » pour lequel le projet et la gentrification du quartier Saige qui risquerait d’en découler « sont une menace » (encart de la France Insoumise, OP ! Magazine municipal de Pessac, n°7, octobre 2021). 

L’un des scénarios de renouvellement du quartier : la fresque se situe actuellement au cœur de la zone de « nouvelles constructions », proche du projet de nouvelle rue qui part vers le Campus, en haut à droite (Domofrance, 2019).

Au vu du projet de rénovation, on remarque que l’intention aménageuse d’une correction de l’erreur passée se traduit par une rhétorique améliorative (inscription, requalification, amélioration, ouverture, changement d’usages…) qui dit en creux les maux urbains qu’il faut soigner. Mais il s’agit aussi de corriger en faisant disparaître. La solution d’un effacement par la destruction prouve de façon radicale les échecs architecturaux et socio-économiques de l’expérience des grands ensembles, marquant par-là l’impossibilité même de recycler, de simplement transformer la présence et la matérialité d’un bâti erroné (Paulet, 2009). L’ingénierie du renouvellement urbain opte donc pour une combinaison de pratiques réparatrices, entre réhabilitation et démolition. 

Dans cette perspective, la réparation de l’erreur suit aussi une voie « qui aurait tendance à se débarrasser non seulement de la pesanteur référentielle, mais aussi de l’isotopie temporelle et spatiale », notamment au moyen d’une « perturbation » visant « à défaire l’ordonnancement habituel et usager des choses pour en proposer un nouvel ordre » (Shairi, 2010). Si une telle pratique de l’erreur apparaît comme itérative et générative (en ce qu’elle suscite des ajustements successifs), reste que l’éradication d’une partie de l’héritage populaire ne vas pas sans poser problème. C’est ce que cristallisent, au départ, les inquiétudes autour du devenir de la fresque de Saige dans le futur chantier d’ouverture de la Plaine de sports (voir fig. 5).

Pourtant, loin de ces craintes et de la menace précédemment évoquée – plutôt liée à une stratégie de l’opposition municipale visant à politiser l’enjeu –, la perspective est que ces éléments trouvent une seconde vie dans le futur paysage urbain. En effet, plusieurs scenarios de sauvegarde ont rapidement été présentés lors de discussions entre la municipalité et l’association des Amis de la fresque. Certains habitants ont ainsi évoqué le maintien ou déplacement du mur, une recréation sur la même thématique mais à un autre endroit, ou encore de photographies de l’œuvre en vue d’une exposition permanente dans la ville. Pour le chef du service Développement social urbain de Pessac les choses ont été très rapidement actées : 

« On sent bien le respect profond qu’il y a pour ce mur […] sa préservation est acquise depuis le début du projet, ça c’est très clair […] Le mur c’est une partie de l’histoire de ce quartier. Il est devenu un symbole du quartier. Ce mur dépasse de très loin la communauté chilienne… Tant mieux, cela veut dire que le quartier s’est approprié cette solidarité […] Dans ce qu’il a représenté, toutes les communautés s’y sont reconnues. Sur le premier projet, quand une pénétrante était prévue, le mur était impacté. Il fallait trouver une solution pour ce mur que les élus voulaient unanimement conserver. Il fallait le bouger. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui car la Plaine des sports sera finalement globalement maintenue et aménagée » (entretien avec D. Amiot, février 2022). 

Quelles que soient les parties en présence, la patrimonialisation du projet semble donc désormais acquise. Plus globalement, cette conservation illustre une nouveauté dans les entreprises de rénovation : la place significative actuellement accordée à des projets artistiques visant à valoriser la mémoire habitante. L’art ferait ainsi partie de ces nouvelles formes d’intégration d’anciennes frontières dépassées et transmutées, à présent devenues des « lignes dont on ne veut pas perdre la mémoire et qui vont s’inscrire dans des dynamiques patrimoniales » (Amilhat Szary, 2012 : 29). Outre leur préservation pour des motifs historiques, le maintien ou la création d’œuvres artistiques procèdent d’une « sélection mémorielle » dont l’objectif est aussi de faciliter « le deuil des groupes sociaux touchés par les démolitions avant de « passer à autre chose » » (Morovich, 2014 : 6). 

C’est en partie l’esprit de la Convention d’objectifs 2016-2020 entre le ministère de la Culture et de la Communication et celui de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, dont l’article 5 rappelle qu’il faut « développer la présence de la création artistique dans l’espace public ; faciliter l’appropriation du cadre de vie par les habitants en développant […] la prise en compte du patrimoine du XXe siècle, de l’histoire et de la mémoire des quartiers de la politique de la ville » (Bourgeois, 2019 : 1). Il s’agit donc de (re)faire la ville, de corriger les erreurs du passé, en utilisant l’art comme un outil de requalification, principalement pour des quartiers qui, à l’instar de Saige, sont considérés comme en difficulté ou marginalisés. Outre une recréation de liens sociaux et territoriaux à partir de projets artistiques nouveaux ou de la gestion d’œuvres anciennes, il peut également s’agir « de revaloriser l’image du quartier pour qu’il devienne un lieu dynamique et attractif, ou plus agréable à vivre et à fréquenter » (Oloukoi, 2013). 

Ce double objectif de connexion avec le reste de l’espace urbain et d’amélioration d’image, du cadre de vie, est au cœur du projet de rénovation du quartier tel qu’évoqué précédemment. Dans cette démarche, le recyclage des effets territoriaux de la fresque semble incontournable. En effet, cette dernière est déjà un vecteur de liens culturels à l’échelle de la ville de Pessac et de l’espace métropolitain : répertorié dans plusieurs itinéraires de balades urbaines, le mur est par exemple intégré depuis 2017 au parcours artistique QR 20 (créé pour les 20 ans du festival cité en introduction, le festival des cultures urbaines Vibrations Urbaines, en 2017), circuit permettant de promouvoir les œuvres de street art réalisées à Pessac durant les premières éditions du festival ou dans le cadre d’autres démarches artistiques.

Cette valorisation antérieure au projet de renouvellement, de même que l’actuel objectif de conservation de la fresque, illustrent plus globalement les vertus de l’art urbain dans le processus général de réparation des erreurs urbanistiques du passé, en réponse aussi à leurs conséquences. La murale de Saige devient, comme d’autres, un marquage territorial qui accompagne une nouvelle exploration des temporalités urbaines passées dans laquelle la mise en valeur des héritages historiques et culturels est censée composer « le ciment d’un avenir commun » (Baffico, 2021 : 69). 

Par son statut, l’œuvre de Formanoir est sans doute, aussi, l’indice d’un modèle émergent de la fabrique et de l’amélioration des villes. Dans celui-ci, le street art se voit progressivement intégré à la gouvernance urbaine, autant par récupération de ses valeurs de citoyenneté, de solidarité et de vivre-ensemble, que pour ses dimensions esthétiques, créatives, événementielles et de marketing urbain (Blanchard, 2017). Pessac se positionne aussi sur ce registre, vecteur d’attractivité touristique et de valorisation de son territoire. En 2018, dans le cadre du festival précité, la ville lance la 2ème édition de l’appel à projets « L’art se mur-mur ». L’objectif ? Permettre à des street-artistes locaux d’utiliser des façades de maison privées afin de créer de gigantesques fresques murales visibles depuis la rue. 

Aujourd’hui, Pessac affiche toujours les œuvres monumentales de peintres urbains tels Okuda San Miguel, Speedy Graphito, Dr Jonz, Jan Robble, Leon Keer, Grems, Sismikazot, Rouge, Zest, Collectif Transfert, etc. Dans cette effervescence, la murale de Saige semble un peu moins visible, sans doute aussi moins actuelle d’un point de vue artistique. Une hypothèse explicative pourrait être celle d’une concurrence symbolique et rhétorique entre ce qui est à l’origine l’expression murale et historique d’une volonté habitante de politiser l’espace urbain, et des commandes d’œuvres néo-muralistes qui ont « perdu de leur engagement pour porter l’étendard d’une nouvelle politique, celle de l’embellissement urbain » (Durbaku, 2021) ; chacune des entreprises artistiques racontant à sa manière, quelque chose des erreurs urbaines.

Conclusion 

Nous venons de montrer comment un mur situé dans le grand ensemble de Saige, avec ses fonctions et ses configurations d’acteurs, variant au gré du temps et des modèles urbanistiques, peut tour à tour symboliser la solution, l’erreur ou la crise, puis la correction du projet urbain ; comment une fresque, en le recouvrant, lui confère aussi – au moins dans ce cas et loin d’une simple préoccupation cosmétique – , le statut d’un support autour duquel s’opère le dépassement de l’erreur grâce au travail habitant de mémoire, de transmission, mais aussi grâce à une patrimonialisation socioculturelle et artistique soutenue par les institutions. Objets synecdotiques, le mur et sa fresque montrent que la question de l’échec ou de l’erreur urbaine reste celle d’un processus relationnel dans lequel s’imbriquent et se reconfigurent sans cesse les scripts initiaux des concepteurs et les appropriations sociales des lieux (Temenos et Lauermann, 2020). 

Notre « erreur murale » s’avère en cela un analyseur global des pratiques (urbanistiques ou habitantes) et de leurs transformations, incluant celles d’une correction « par le haut » (planification institutionnelle de la rénovation) et « par le bas » (appropriations, usages et détournements habitants). Plus qu’une simple malfaçon, l’erreur équivaut alors à une alerte pour une rectification possible, pour une progression et une remise en ordre pluriactorielle : elle est donc, indissociablement, une marque permanente de l’activité, de l’entrée dans un travail d’apprentissage inhérentes à la fabrique urbaine, à l’habiter et à leurs nouveaux redéploiements. 

Le mur de Saige témoigne aussi de l’émergence d’un nouveau paradigme de l’aménagement des villes et des quartiers (de l’espace en général ?), celui de l’ouverture, tant spatiale que sociale, des formes urbaines. Ouverture s’entend en termes de paysage, mais aussi de société et d’intégration environnementale, sans oublier, ici au travers des équipements sportifs ou de simples lieux de déambulation, en termes d’exigences croissantes dans une culture du corps et de son exercice en pied d’HLM. Sauf que cette ouverture d’une ville nouvelle, plus verte, plus sociale, plus égalitaire, plus corporelle, a besoin de jalons historiques susceptibles de lui apporter du sens en fournissant les étapes d’un récit urbain empruntant son style à l’historicité. Pour Guy Di Méo, 

« dans cette perspective post-moderne, le mur de Saige trouve toute sa signification : à la fois propos d’étape fondatrice, historique, et actualité d’une cité qui se transforme sans – complètement sacrifier – son passé érigé en mythe fondateur corrigé, apprivoisé, revisité, artialisé. Ainsi pourrait être levée l’ambiguïté aménagiste entre tentation de la tabula rasa façon Charte d’Athènes et obsession patrimoniale de la conservation sans limites » (entretien avec G. Di Méo, géographe, juin 2022). 

Le mur de Saige représente une sorte d’entre-deux de l’urbanisme et de l’aménagement où des charges symboliques héritées du passé viendraient au secours d’une néo-matérialité contemporaine nullement à l’abri d’un cortège d’erreurs que les années à venir ne manqueront pas de débusquer. 

JORGE IBAÑEZ et PASCAL TOZZI

 

Jorge Ibañez est Maître de conférences associé à l’Université-IUT Bordeaux Montaigne et animateur dans un Centre socioculturel. Il est impliqué dans des activités de recherche-action dont les thèmes sont l’animation socioculturelle et les pratiques culturelles comme outils d’émancipation, notamment en Amérique latine et au Chili dont il est originaire. 

Jorge.Ibanez@iut.u-bordeaux-montaigne.fr

Pascal Tozzi est Professeur des Universités en urbanisme et aménagement à l’Université-IUT Bordeaux Montaigne. Membre de l’UMR CNRS Passages 5319, ses travaux portent actuellement sur les acteurs et les équipements socioculturels, ainsi que sur la participation habitante. 

pascal.tozzi@cnrs.fr

Couverture : Un pan de la fresque de Saige (photographie Ibañez, 2019)

Bibliographie 

Amicale des Locataires de Formanoir, 2019, Avis de la Confédération Nationale du Logement, 26 juin.

Amilhat Szary A.-L., 2012, « Que montrent les murs ? Des frontières contemporaines de plus en plus visibles », Etudes Internationales, vol. 43 n°1, 67-87.

Baffico S., 2021, « Philadelphie, « City of Murals » : l’art urbain au nom du « droit à la ville » pour tous », L’Information géographique, vol. 85, n°3, 50-70.

Beaufils M., Burgel E., Chouraqui J., Costa F., Dubeaux S., Frécaut G., Guibard L., Messador M., Polak E., Sun L., 2015, « Le toit végétalisé, marqueur des dynamiques de distinctions métropolitaines : le cas de Chicago », Géoconfluences, en ligne.

Bertho R., 2014, « Les grands ensembles », Études photographiques, n°31-Printemps, en ligne.

Bertucci M.-M. 2013, « Formes de la ségrégation langagière et sociale en banlieue », Cahiers internationaux de sociolinguistique, vol. 4, n° 2, 41-55.

Blanchard S., 2017, « Street art, rénovation urbaine et gentrification dans le Nord-Est parisien : entre marketing urbain et gender mainstreaming », Urbanités, #9 / Sur les murs de la ville, en ligne.

Bonicco-Donato C., 2018, « Cadres théoriques et sciences humaines : quelles leçons épistémologiques pour l’aménagement et l’urbanisme ? », Revue européenne des sciences sociales, vol. 56 n°1, 181-201.

Bonnemaison J., 1981, « Voyage autour du territoire », L’Espace géographique, n° 4, 249–262.

Boquet M., 2008, Les banlieues entre ouverture et fermeture : réalités et représentations de l’enclavement dans les quartiers urbains défavorisés, Thèse de doctorat en géographie, Université du Havre, 457 p.

Bourgeois F., 2019, « Éditorial », Les Cahiers du développement social urbain, n°9, 1-4.

Busquet G., 2007, Idéologie urbaine et pensée politique dans la France de la période 1958-1981, Thèse de doctorat en géographie, Université Paris XII Val de Marne, 687 p.

Callède J.-P., 2007, « Réseaux d’équipements sportifs, innovation culturelle et fonctionnalité urbaine », Histoire, économie & société, vol. 26, n° 2, 75-85.

Durbaku J., 2021, « Le muralisme, la tendance montante du street-art », 28 juin, en ligne.

Escallier R., 2006, « Les frontières dans la ville, entre pratiques et représentations », Cahiers de la Méditerranée, vol.73, 79-105.

Favory M., 1994, « Représentations graphiques des territorialités sociales dans la ville », Mappemonde, n°1, 26-30.

Hanna C., 2011, « Actions politiques/actions littéraires », in Bailly J.-C. (dir.), Toi aussi, tu as des armes », Paris, La Fabrique Éditions, 45-67.

Herrou M., 1999, « Du grand ensemble à la ZUS en passant par les ZUP, les cités et les quartiers », Villes en parallèle, n°28-29, 72-283, en ligne

Koci, S., 2009, Le lieu et la mal-être ou l’habitabilité des cités HLM de France, Mémoire pour la Maîtrise de géographie, Montréal, Université du Québec à Montréal, 229 p.

Lacaze J.-P., 2018, « Chapitre I. Urbanisme et pouvoir », in Lacaze J.-P. (dir.), Les méthodes de l’urbanisme, Paris, Presses Universitaires de France, 7-22.

Loubes C., 2021, « Pessac : la concertation pour l’avenir du secteur Saige-Compostelle s’achève le 6 juillet », Sud-Ouest, 19 juin. 

Lussault M., 2014, « Déconstruire l’urbanisme 1. De la puissance », Tous urbains, vol.6, 10-11.

Lynch K., 1976, L’image de la Cité, Paris, Dunod, 225 p. 

Monnet J., 1998, « La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité », Cybergeo: European Journal of Geography, vol. 56, en ligne.

Morovich B., 2014, « Entre stigmates et mémoires : dynamiques paradoxales de la rénovation urbaine », Articulo – Journal of Urban Research, n°5, en ligne.

Moulin B., 2001, La ville et ses frontières : de la ségrégation sociale à l’ethnicisation des rapports sociaux, Paris, Karthala, 252 p. 

Oloukoi C., 2013, « L’art : outil de requalification urbaine ? », compte-rendu de terrain, École Normale Supérieure, en ligne.

Paquot T. et Lussault M., 2012, « Introduction. Étymologies contrastées et appel au franchissement des limites », Hermès, vol. 63, n°2, 9-15.

Pato e Silva I., 2006, « Identités visibles et vécues des jeunes dans une cité d’habitat social : Saige-Formanoir à Pessac », Sud-Ouest européen, vol. 22, 77-87.

Paulet J.-P., 2009, « Chapitre 13 – Du laissez faire à l’aménagement des territoires », in Paulet J.-P. (dir.), Manuel de géographie urbaine, Armand Colin, 289-306.

Petcou, C. et Petrescu D., 2007, « Agir l’espace. Notes transversales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous », Multitudes, vol. 31, n°4, 101-114.

Poitras A., 2021, « Vu d’ailleurs – Le droit à l’erreur », Gestion, vol. 46, n° 3, 28-32.

Popper K. R., 2006, Conjectures et réfutations – La croissance du savoir scientifique, Paris Payot, 610 p.

Renard J.-D., 2010, « Dans les banlieues, l’espoir n’a pas sa chance », Sud-Ouest, 16 mai. 

Reuter Y., 2020, « La question de l’erreur – éléments pour un débat », Recherches en didactiques, vol. 29, n°1, 65-77.

Shairi H.-R., 2010, « Le sublime de l’erreur », Actes Sémiotiques, vol. 113, en ligne.

Sorosina A., 2020, « L’erreur et la vie : Foucault lecteur de Canguilhem. Commentaire d’un texte donné au baccalauréat scientifique 2017 », L’enseignement philosophique, vol. 70a, n°2, 21-43.

Staszak J.-F., 2008, « Qu’est-ce que l’exotisme ? », Le Globe. Revue genevoise de géographie, vol.148, 7-30.

Stébé J.-M., 2010, La crise des banlieues, Paris, Presses Universitaires de France, 126 p.

Temenos C. et Lauermann J., 2020, « The urban politics of policy failure », Urban Geography, vol.41 n°9, 1109-1118. 

Veschambre V., 2008, Traces et mémoires urbaines : Enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 315 p. 

Ville de Pessac, 2021, OP ! Origine Pessac. Le magazine municipal de Pessac, n°7, octobre, 29 p. 

Ville de Pessac, 2018, Renouvellement urbain de Saige, n°1, juin, 4 p.

Volovitch-Tavares M.-C, 2014, « L’accueil en France des réfugiés après le 11 septembre 1973 », Hommes & migrations, vol.1305, 49-56.

Pour citer cet article : Ibañez J. et Tozzi P., 2022, « Histoires de mur : les tribulations d’une erreur urbanistique », Urbanités, #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023, en ligne.

 

  1. Source : système d’information géographique de la politique de la ville de l’Agence nationale de la cohésion des territoires, consulté en 2022. []
  2. Contrat de ville 2015/2020 de la Métropole Bordelaise. []
  3. Sources : Insee, Estimations démographiques en 2017 Quartiers prioritaires de la politique de la ville, mise en ligne le 03/11/2021 Découpage géographique au 14/09/2015 ; Insee, Recensement de la population 2017. []
  4. L’émergence de los murales au Chili date de la fin des années 1960. Les brigades sont alors identifiées aux partis politiques en présence et à leurs propagandes respectives ; elles sont formées essentiellement par la jeunesse militante. Pour autant, l’émergence du travail muraliste reste principalement associé à la gauche chilienne – notamment au parti communiste chilien – et à la dernière campagne précédant l’élection de Salvador Allende (1970). Les murales deviennent ensuite des protestas contre la dictature : les premières apparaissent en 1982 au Chili, la même année où les réfugiés chiliens réalisent, en écho, la fresque de Pessac. []
  5. Les objectifs et formulations de ce paragraphe sont tirés de la présentation du projet du site web de la ville []

Comments are closed.