Lu / Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, Eric Klinenberg

Fabien Jeannier

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Août 1995. Eric Klinenberg a 24 ans. Il va débuter un doctorat en sociologie à Berkeley, en Californie. Pourtant, il est originaire de Chicago, où s’est abattue en juillet une vague de chaleur exceptionnellement meurtrière. Entre le 14 juillet et le 20 juillet, il y eut en effet à Chicago 739 décès de plus que la moyenne hebdomadaire habituelle d’un mois de juillet. Il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire des vagues de chaleur aux États-Unis. L’ampleur de la catastrophe sanitaire est telle que les morgues de la ville ne peuvent pas gérer l’afflux des cadavres, dont certains arrivent en état de décomposition avancé pour avoir été découverts plusieurs jours après le décès. Les corps sont stockés par centaines dans des camions réfrigérés qui attendent en plein soleil sur le parking de la morgue du comté de Cook.

Eric Klinenberg est très vite intrigué par le fait qu’il n’existe pratiquement aucune mémoire de cet événement climatique et social en Californie. Il est également perplexe face à une sorte de déni et de détachement de la part de ses proches par rapport à la catastrophe. Ces derniers ont en effet tendance à soutenir l’idée que l’hécatombe ne s’est pas réellement produite, qu’elle n’en est pas vraiment une, comme si les chiffres des morts avaient été manipulés ou exagérés. Il réfléchit donc très vite à quoi faire, et comment, et comprend très vite que c’est une enquête inédite, pour laquelle il faut mobiliser un ensemble d’outils de manière tout aussi inédite, car il n’y a à cette époque pas de tradition sociologique de l’expérience humaine du changement climatique : « Climatologues et experts en santé publique reconnaissaient qu’une série de facteurs sociaux avaient rendu cette catastrophe bien plus meurtrière que prévu, mais ils ne disposaient pas des outils nécessaires pour identifier ces facteurs. Voilà qui justifiait une enquête sociologique. Mais par où, et avec quels outils, devais-je commencer ? » (p. 33). L’auteur a immédiatement la conviction que les sciences sociales peuvent apporter des réponses qui vont bien au-delà de celles apportées par les sciences météorologiques et médicales ou épidémiologiques (p. 67-68).

Personne n’a en effet analysé la façon dont l’environnement social de la ville a accentué l’ampleur du désastre, alors que les causes de la surmortalité due à la vague de chaleur sont bien plus complexes et insaisissables que pour les autres événements climatiques : « la catastrophe a également une étiologie sociale qu’aucune étude météorologique, autopsie médicale ou rapport épidémiologique ne peut élucider. Les dimensions humaines du désastre restent donc inexplorées » (p. 64). Pour Eric Klinenberg, la canicule est un drame social qui a dévoilé et mis en lumière une série de conditions permanentes mais difficilement perceptibles. L’enquête sociologique doit donc permettre de mettre en lumière l’ordre social d’une ville en crise. Klinenberg reprend l’expression de Paul Farmer : les décès liés à la vague de chaleur constituent « les reflets biologiques de lignes de fracture sociales » (p. 65).

Le résultat de la vague de chaleur est aussi simple que cruel à observer : l’écrasante majorité des personnes décédées lors de cet épisode caniculaire ont pour point commun d’être âgées, pauvres et isolées. Et peu de gens se soucient de leur existence. Eric Klinenberg rappelle ainsi que, contrairement à d’autres événements climatiques, « les vagues de chaleur sont des assassins silencieux et invisibles de personnes silencieuses et invisibles, et les conditions spatiales qui les rendent si meurtrières ne sont pas tant dissimulées à notre regard que dédaignées par les médias et leur audience – y compris par les chercheurs en sciences sociales travaillant sur les catastrophes » (p. 75).

Résultat de cinq années d’enquête, dont seize mois d’enquête de terrain, la première édition de l’ouvrage est publiée en 2002, avec pour objectif de « mieux appréhender et éclairer les formes émergentes d’isolement, de dénuement et vulnérabilité » (p. 13). Pour son auteur, le livre est une « invitation à réfléchir à nos manières de vivre et de mourir en milieu urbain aujourd’hui et une exhortation à imaginer comment nous serons capables de transformer et d’habiter les villes de demain. » (p. 13). L’enquête de l’auteur vise à comprendre et exposer les complexités des dysfonctionnements de Chicago et, partant, du système urbain étatsunien. Évidemment, le mot « autopsie » n’a pas été choisi au hasard : il s’agit d’une enquête en profondeur, qui s’appuie sur un très large éventail de travaux en sciences sociales, dans laquelle Klinenberg dissèque littéralement l’infrastructure sociale, urbaine, politique et médiatique de Chicago, pour répondre à une question très simple, mais essentielle : comment expliquer les différences de variation de mortalité entre les différents secteurs de la mégapole ?

L’auteur produit donc une vaste enquête, très documentée, précise, de terrain, en grande partie basée sur la comparaison entre deux quartiers adjacents du Westside de Chicago : North Lawndale (afro-américain) et South Lawndale (hispanique, aujourd’hui plus connu sous l’expression Little Village). L’enquête débute à partir d’un constat extrêmement simple : ces deux quartiers ont des caractéristiques démographiques, économiques et sociales similaires, avec un degré de vulnérabilité équivalent entre les communautés afro-américaine et hispanique de Chicago. Pourtant, la mortalité fut beaucoup plus élevée à North Lawndale qu’à Little Village. C’est en s’appuyant sur l’héritage de méthodes de l’épidémiologie sociale, mais en l’élargissant, que Klinenberg procède à une autopsie sociale qui dissèque les relations sous-jacentes à cet événement (p. 82). L’enquête met à nu l’infrastructure sociale de chacun des quartiers. Autrement dit, « l’étude comparative de North Lawndal et Little Village permet d’illustrer la manière dont les variations de l’écologie sociale des quartiers de Chicago ont affecté la viabilité de la vie collective et des réseaux sociaux de soutien et d’entraide, déterminant à leur tour la capacité de ces divers quartiers d’affronter et de réduire les risques de la canicule » (p. 100).

Klinenberg examine donc les conditions sociales qui ont entraîné le décès de centaines d’habitants de Chicago, la plupart âgés, isolés et pauvres. Il remarque que les profils de mortalités – ou la géographie des vulnérabilités pendant la canicule – reflètent l’écologie quotidienne des inégalités qui divisent la ville. Il n’est donc pas surprenant de constater que les Afro-Américains de la ville, qui sont tous les jours confrontés à des risques de décès plus élevés que les blancs de la ville, ont le taux de mortalité le plus élevé. En revanche, ce n’est pas du tout le cas de la population hispanique, dont le niveau de pauvreté les exposait a priori à un risque de mortalité plus élevé. Son taux de mortalité est pourtant resté très bas. L’auteur s’emploie donc à démontrer de façon approfondie que l’écologie sociale et sa façon d’influencer les interactions des habitants et leur utilisation de l’espace public a joué un rôle prépondérant dans la surmortalité des Afro-Américains de la ville.

L’intérêt du travail de Klinenberg est qu’il dépasse l’analyse approfondie des deux quartiers pour les situer dans une analyse de la ville dans son ensemble, sur plusieurs niveaux qui intègrent les facteurs politiques, économiques et culturels aux conditions individuelles et collectives. L’auteur élargit l’analyse aux contextes plus larges que constituent les quartiers, les services sociaux et les programmes gouvernementaux, en partant du principe qu’il est impossible de comprendre « les carences qui ont entraîné une telle quantité de décès pendant la crise sans situer l’événement dans la géographie sociale et l’économie politique du Chicago des années quatre-vingt-dix » (p. 82).

L’autre apport de l’ouvrage réside dans l’analyse de la construction symbolique de la vague de chaleur en tant qu’événement et expérience publics. Il rappelle que la vague de chaleur a constitué un événement culturel que responsables politiques, journalistes et chercheurs ont eu la charge d’expliquer en utilisant leur pouvoir symbolique. Klinenberg met donc en lumière les systèmes de production symbolique qui ont structuré, pour ne pas dire influencé et manipulé, la compréhension de l’événement par le public et qui ont finalement permis que la vie sociale de la canicule et de ses victimes ait été si facilement ignorée ou oubliée.

Le livre nous emmène donc dans une analyse saisissante – et parfois effrayante – de la production sociale de l’isolement (avec notamment la vie sordide dans les chambres miteuses des single room occupancy (SRO)) et la lente mais inéluctable désagrégation des relations sociales dans les quartiers afro-américains de Chicago, alimentée par la peur, le trafic de drogues et la paupérisation, et une tout aussi inéluctable dégradation de l’environnement urbain.

En comparant l’écologie sociale des deux quartiers de North Lawndale et Little Village, ce qui permet de pousser la compréhension de chaque quartier au-delà des habituelles caractéristiques démographiques et ethno-raciales, Klinenberg met en lumière « le fondement de la vie sociale locale, le terreau à partir duquel les réseaux sociaux croissent ou se développent ou, au contraire, s’étiolent et disparaissent. On peut ainsi distinguer les aires urbaines telles que North Lawndale et Little Village non seulement par l’identité de leurs habitants, mais aussi par la structure et la texture de leur environnement physique et social » (p. 183). Klinenberg montre ainsi que la dégradation de l’écologie sociale d’un quartier est productrice de solitude parfois extrême. Tant de personnes, en particulier chez les personnes âgées, vivent en temps normal seules, ne disposant que de contacts sociaux limités et de faibles réseaux de soutien et d’entraide, car elles sont accablées par la pauvreté, la peur, l’incapacité ou l’impossibilité de se déplacer, l’absence de services de proximité. Il s’interroge sur les raisons qui ont amené la société américaine à produire des formes si extrêmes d’individualisation et de segmentation sociale et qui expliquent pourquoi tant de personnes sont mortes dans la solitude pendant la canicule.

Cette dissection urbaine et sociale et ensuite située dans le contexte des politiques publiques managériales mises en place à Chicago à partir des années quatre-vingt, bien davantage guidées par le mantra du résultat et de la rigueur budgétaire et le fantasme autoritaire et sécuritaire que par le souci de mettre en œuvre des politiques publiques et des méthodes adaptées aux besoins des habitants les plus vulnérables. L’ensemble est mis au regard du cynisme des responsables publics, dont Klinenberg montre que la réponse face à l’hécatombe est d’abord le déni, puis le report des responsabilités sur les individus eux-mêmes. Klinenberg dissèque la mécanique des relations publiques à la mairie de Chicago, qui régissent la manière dont les responsables publics doivent s’exprimer et agir face aux crises. Enfin, Klinenberg montre que les impératifs économiques de la presse locale, et donc le fonctionnement des salles de rédaction, ont contribué à minimiser l’ampleur du désastre, à en faire un traitement sensationnaliste et à finalement très vite le reléguer aux oubliettes, sous prétexte qu’une actualité en chasse une autre.

Cet ouvrage, dont la lecture pendant la période de canicule de cet été 2022 était fort à propos (bien que due au hasard), est bien un classique de sociologie urbaine. Non pas parce qu’il aborde les conséquences d’un événement climatique tel qu’une canicule dont on a bien compris qu’il est amené à se reproduire de manière régulière dans les années à venir, mais bien parce qu’il dissèque les causes sociales, systémiques et structurelles, qui expliquent qu’un tel événement ait pu causer une telle hécatombe. L’ouvrage démontre de façon très documentée, rigoureuse et articulée que l’hécatombe de la canicule de juillet 1995 à Chicago est, en suivant Marcel Mauss, un « fait social total », qui « intègre et mobilise une ample gamme d’institutions sociales et génère une série de processus sociaux qui mettent à nu les rouages de la réalité urbaine. Car lorsque des centaines de personnes agonisent seules à leur domicile, sans que leurs amis et leurs proches puissent les protéger et sans assistance de l’État, c’est le signe d’une fracture sociale qui implique à la fois les communautés, les quartiers, les réseaux, les autorités publiques et les médias chargés de donner l’alerte » (p. 97).

Klinenberg propose donc une enquête précurseur, annonciatrice d’une évolution de la position des sciences sociales face au changement climatique (et dont on peut regretter qu’elle n’ait pas été traduite avant). En effet, en 2002, quand Eric Klinenberg publie cet ouvrage, les sciences sociales ne se sont pas emparées de la question. Il n’existe alors pas de tradition sociologique de l’expérience humaine du changement climatique. Dépassant les méthodes de l’école de Chicago (si influente dans l’approche spécifiquement étatsunienne des études urbaines, mais qui a tendance à méconnaître la production politique et économique des inégalités et de la domination en milieu urbain et qui a tendance à la segmentation), Eric Klinenberg traite la ville comme un système social complexe d’institutions intégrées qui entrent en contact et s’interpénètrent de diverses manières. Klinenberg examine la ville comme un système complexe dans lequel nature, culture et politique conspirent pour déterminer le sort de ses habitants (p. 84-85).

Notons pour terminer que la préface à l’édition de 2015 de l’ouvrage, écrite à la lumière des dégâts causés aux États-Unis par l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans en 2005 et par l’ouragan Sandy à New York en 2012, propose une très utile mise en perspective de la tradition sociologique dans la compréhension du changement climatique et le rôle qu’elle peut jouer dans la définition de stratégies à mettre en œuvre pour s’y adapter. Presque quinze ans après la publication de la première édition de son ouvrage sur la canicule à Chicago, Klinenberg est convaincu que la sociologie va faire du changement climatique un problème central, tant il est en train de devenir un élément central de notre vie sociale, politique et économique. Il estime qu’il est devenu indispensable d’étudier les événements météorologiques extrêmes, leur fréquence, leur intensité et leur impact pour une meilleure connaissance des dimensions sociales de la vulnérabilité et de la résilience humaines (p. 29). Il souligne ainsi le rôle des sciences sociales dans la compréhension du phénomène et leur contribution à des projets interdisciplinaires d’adaptation au changement climatique et d’atténuation de ses conséquences.

En exposant la différence entre les quartiers avec surmortalité ou non, dans des zones urbaines démographiquement similaires, Klinenberg montre que l’infrastructure sociale des quartiers est fondamentale dans la manière dont le quartier va répondre à l’événement climatique. En prenant un peu de hauteur en mobilisant des exemples de changement des infrastructures physiques et sociales face aux catastrophes climatiques dans divers endroits du monde et de mise en œuvre de stratégies de résilience, Eric Klinenberg montre que les meilleures techniques de protection des centres urbains s’emploient à renforcer les réseaux sociaux qui garantissent la santé et la prospérité des habitants en temps normal (p. 47). En cela, cet ouvrage est très certainement le meilleur des plaidoyers en faveur du rôle et de l’importance des sciences sociales pour contribuer à préparer les villes aux catastrophes liées au climat.

FABIEN JEANNIER

Fabien Jeannier est professeur d’anglais au collège Louisa Paulin de Muret, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et chercheur associé au laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow.

Fabien.jeannier@lilo.org

Référence de l’ouvrage : Klinenberg E., 2021, Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, Lyon, Éditions deux-cent-cinq – École urbaine de Lyon, 415 p. Traduction Marc Saint-Upéry.

Bibliographie

Gervais, L., 2013, La privatisation de Chicago. Idéologies de genre, constructions sociales, identités et espaces urbains, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 168 p.

Couverture : Arche à l’entrée de la 26ème rue à Little Village, Chicago (Eric Allix Rogers, 2013).

Pour citer cet article : Jeannier F., 2022, « Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, Eric Klinenberg », Urbanités, Lu, septembre 2022, en ligne.

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