Vu / Risk inSight – Exposition Sciences Arts Sociétés

Florent Castagnino

 

Crédit : Sylvain Facompré.

Crédit : Sylvain Facompré.

Parler des risques sans montrer la catastrophe.

Tel est le parti pris de l’exposition Risk inSight, dirigée par Valérie November (Directrice de recherche CNRS – LATTS), qui se tient à l’École d’architecture, de la ville et des territoires de Marne-la-Vallée jusqu’au 3 mars 2015. Il ne s’agit pas de cacher cette catastrophe que l’on ne saurait voir, de se leurrer ou de nier le potentiel catastrophique du monde contemporain. Il s’agit simplement de se demander, comme y incite le panneau introductif de l’exposition : « vivre avec le risque est-ce vraiment catastrophique ? ». Évitant ainsi tout sensationnalisme, l’exposition nous plonge dans le domaine ordinaire du risque, que ce soit de ceux qui l’étudient, de ceux qui cohabitent avec lui ou encore de ceux qui doivent le gérer. L’exposition invite donc à dépasser la catastrophe comme « horizon unique et indispensable pour penser et gérer les risques » (Risk inSight : catalogue de l’exposition, 2012, p. 14). Elle nous rappelle que toute activité est risquée, ce qui donne toute sa profondeur à la condition humaine : je ne sais pas (du moins pas totalement) ce que sera demain et c’est tant mieux, car à quoi bon continuer si tout est su d’avance ? Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que nous souhaitions vivre dans l’incertitude ou dans une insouciance totale, mais que la recherche du risque zéro, qui est le pendant gestionnaire de la peur de la catastrophe, est une illusion coûteuse, à la fois psychologiquement (puisque son atteinte est impossible), matériellement (au vu des sommes astronomiques générées) et politiquement (une protection totale impliquant une absence de liberté).

En rupture avec les représentations médiatiques et cinématographiques des risques à la Emmerich (The Day after Tomorrow, ou 2012), tournées quasi exclusivement vers la catastrophe touchant essentiellement les grandes villes, l’exposition donne à voir et à entendre la quotidienneté de ce que Claude Gilbert nomme la « sécurité ordinaire ». La réalité des risques est beaucoup plus saisissable dans les salles de surveillances d’un réseau routier ou ferroviaire que dans les salles obscures. Cette focale sur l’ordinaire des risques rappelle également qu’en la matière, les choses sont loin de fonctionner selon le principe binaire « en marche/en panne », « bon/mauvais », « sécurité/insécurité ». Le passage de ce que Goffman appelle les « situations tranquilles » (celles que les acteurs maîtrisent) aux « situations fatales » (celles qu’ils ne maîtrisent plus) (Goffman, 1974) n’est jamais brutal mais plutôt graduel. En fait, il n’existe certainement aucune situation purement « tranquille » et très peu de situations purement « fatales » ; mais une économie des situations qui fait que l’on n’est jamais totalement dans l’un ou l’autre. Les choses ne sont jamais qu’à peu près tranquilles, et tout le travail de la sécurité consiste à contenir les éléments facteurs de fatalité. Dans les situations ordinaires, « les états normaux sont en fait ponctués par des irrégularités, des dérives, des mutations […] et par des pannes techniques, des erreurs humaines et des dysfonctionnements organisationnels » (Risk inSight : catalogue de l’exposition, 2012, p.11). Être en sécurité c’est éviter la catastrophe, ce n’est pas avoir tout sous contrôle. Le quotidien de la sécurité ce sont des centaines de micro-déraillement de trains, des règles non respectées, car trop nombreuses, des petites fuites de produits toxiques dans chaque entreprise chimique, etc. C’est peut-être ça, aussi, la « société du risque » chère à Ulrich Beck, qui reste publiquement et politiquement difficile à admettre et scientifiquement difficile à décrire.

De quels risques parle-t-on, d’ailleurs ? Là aussi l’exposition innove, car elle traite des risques naturels, des risques industriels, des risques collectifs, des risques majeurs, des risques économiques, etc. C’est une exposition multi-risques. Tous ne sont pas traités évidemment, et certains seront peut-être déçus de ne rien voir sur les pratiques à risques (drogues ou activités sportives extrêmes, etc.) ou sur les cyber-risques. Cependant, la deuxième idée majeure (après la rupture risque/catastrophe) est de penser une dimension générique du risque : au-delà de leur nature, les risques font l’objet de « prises en charge sociales, politiques, scientifiques et techniques » (Risk inSight : catalogue de l’exposition, 2012, p. 14). C’est pourquoi l’exposition a fait appel à 24 scientifiques de nationalités et de disciplines variées (ingénierie, finance, économie, sociologie, architecture, science politique, etc.), à 9 professionnels du domaine des risques (policier, pompier, gestionnaire de routes, etc.), et à 6 artistes (photographe, plasticien, réalisatrice, etc.). Les chercheurs ont été sollicités pour donner leurs définitions du risque, qui sont parsemées tout le long de l’exposition, et l’on est frappé des liens entre ces définitions venant pourtant de disciplines parfois très éloignées ; les professionnels nous donnent accès au travail quotidien de la sécurité, souvent laissé dans l’ombre ; tandis que les artistes réussissent à symboliser et représenter nos appréhensions face aux risques, qui ne sont pas toujours modélisables. Une exposition multi-risques et multi-disciplinaires donc, qui s’organise en 4 grandes thématiques : identifier les risques, habiter les territoires à risques, débattre des risques, vivre avec les risques.

Identifier les risques est par nature délicat, dans la mesure où un risque est une potentialité. L’exposition prend acte de l’accroissement des incertitudes scientifiques et techniques (Callon et al., 2001) et montre des pistes de traductions des risques utilisées par les scientifiques et les professionnels (statistiques, bio-capteurs, etc.). L’œuvre Parazite du plasticien Gilles Perez est à ce titre intéressante, car elle est à première vue difficile à identifier (est-ce un virus ? une mine anti-personnelle ? un jouet pour enfant ?). Elle représente également bien les dimensions collective et individuelle des risques, dans la mesure où, de l’extérieur, le Parazite apparaît plutôt menaçant à tous, tandis que le visiteur peut également rentrer dans la sculpture-installation et s’y enfermer profitant de son intérieur rouge satiné et d’une ambiance sonore tantôt apaisante tantôt anxiogène. Les férus d’actions trouveront quant à eux leur bonheur avec un modèle prédictif des krachs boursiers élaboré par Didier Sornette et Forro Zalan.

Habiter les territoires à risques est une réalité pour de nombreux citoyens. Pourtant, les pouvoirs publics conçoivent majoritairement les risques comme extérieurs au territoire et, souvent, ne l’intègrent à leurs plans d’aménagement et de développement qu’après une catastrophe (qui ne manque pas de laisser des traces comme le montre la série de photos de Grégoire Eloy sur la ville de Feyzin en plein cœur du couloir de la chimie en Rhône-Alpes). En outre, les connaissances sur le risque sont souvent fragmentées et les risques souvent étudiés par catégories (naturels, industriels, sociaux, etc.). De nouveaux outils de visualisation sont exposés comme le Risk explorer de Valérie November qui « permet de relier différentes connaissances entre elles, expertes ou non (météorologues, aménagistes, riverains, architectes, agriculteurs par exemple), produites par des acteurs différents, et de suivre leur évolution dans le temps et dans l’espace » (panneau « Habiter les risques » de l’exposition).

Débattre des risques est une nécessité dans une démocratie qui se veut de plus en plus participative. Experts et chercheurs doivent compter avec de nouveaux acteurs de cette gestion, riverains ou usagers, à l’origine de nouvelles formes d’actions collectives et de controverses. Celles-ci sont ainsi devenues des objets d’études, comme le montre l’œuvre d’Axel Meunier, artiste cartographe et performeur, qui a travaillé à partir d’enquêtes réalisées par des étudiants. Issues de cours de « Cartographies des controverses » initiées par Bruno Latour à l’Ecole des Mines, les enquêtes sont accessibles aux visiteurs via quatre moniteurs entourant la « Terre des controverses », dans une topographie qui n’est pas sans rappeler celle de la Carte du pays de tendre.

Enfin, l’exposition se termine sur les différentes façons de vivre avec les risques. Vivre avec les risques, c’est le quotidien de milliers de professionnels dont le travail est de surveiller différents capteurs, signaux et alertes. Ces « gardiens du risque » – du nom du documentaire-scientifique réalisé par Mélanie Pitteloud et diffusé dans l’exposition – ont un quotidien qui oscille entre routine et crise, entre attente et réactivité. Le documentaire est une entrée originale dans ces métiers de l’ombre et l’absence de voix off offre une description authentique. Un autre regard sur la vidéosurveillance qui ne se réduit pas à la vision moderne d’un panoptique tout puissant, et qui rappelle que la technique ne surdétermine pas l’humain et ses actions (ce qui donne envie de (re)lire la philosophie des objets techniques de Simondon).

L’exposition, par son caractère interactif et son dispositif original, réussit son pari de nous faire entrer dans le quotidien des risques et l’ordinaire de la sécurité. Le visiteur ne manquera pas de questionner sa propre relation aux risques et celle de notre société qui voudrait s’en prémunir à tout prix. Alors que nos sociétés occidentales n’ont jamais été aussi sûres (du moins, ont-elles développé des mesures de protections et des systèmes assurantiels sans précédents), la conscience des risques et la peur de l’avenir demeurent élevées. Ce faux paradoxe tient certainement à ce que, comme l’explique Robert Castel, la sécurité est un rapport aux protections que donne la société. « Le sentiment d’insécurité n’est pas exactement proportionnel aux dangers réels qui menacent une population. Il est plutôt l’effet d’un décalage entre une attente socialement construite de protections, et les capacités effectives d’une société donnée à les mettre en œuvre. L’insécurité, en somme, c’est dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité » (Castel, 2003, p. 7, nous soulignons). Sécurité et insécurité constituent un équilibre précaire, ce qui rend toute fragile la gestion du risque. C’est ce que nous rappelle l’installation à l’entrée de l’exposition, dans laquelle un tronc d’arbre de 100 kg est suspendu par de simples feuilles de papier. Tiendra ? Tombera ?

Florent Castagnino

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Florent Castagnino est doctorant en sociologie au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) de l’Université Paris Est. Ses travaux de recherche portent sur les dispositifs de sécurité et de sûreté dans le milieu ferroviaire en combinant sociologie de la surveillance et études sur le risque.

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Exposition Risk inSight, conçue par Valérie November, exposée à l’École d’architecture, de la ville et des territoires de Marne-la-Vallée jusqu’au 3 mars 2015. Entrée gratuite.

L’exposition a été montée pour la première fois à l’EPFL en Suisse à l’automne 2012 avant d’entamer une tournée à la HES-SO de Sierre du 19 novembre 2013 au 22 janvier 2014.

Image de couverture : montage photo des oeuvres de Gilles Perez, Tony Arborino, Mélanie Pitteloud et Axel Meunier.

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Pour aller plus loin sur les questions de risques et d’incertitude, quelques références :

Beck U., 2001, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion [1986 pour l’édition originale allemande]

Callon M., Lascoumes P. & Barthe Y., 2001, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil.

Castel R., 2003, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, La République des Idées.

Gilbert C., 2012, « Une autre approche des risques : passer par l’ordinaire de la sécurité ? », in Valérie November (dir.), Risk inSight : Catalogue d’exposition sciences, arts et société, Lausanne, PPUR, pp. 10-13.

Goffman E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit.

November V. (dir.), 2012, Risk inSight : Catalogue d’exposition sciences, arts et société, PPUR, Lausanne.

November V., Penelas M. & Viot P. (dir.), 2011, Habiter les territoires à risques, Lausanne, PPUR.

Simondon G., 2012, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, [1958].

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