Vu / Portfolio : Les ruelles de Ho Chí Minh Ville, envers métropolitain

Marie Gibert

Avant d’en arpenter les boulevards et les rues, d’en visiter les monuments ou les lieux de commerce, la rencontre avec une ville inconnue peut s’effectuer par l’intermédiaire de son plan, qui imprime aux yeux du visiteur une première image de la forme de la ville et de son identité. Le plan de ville de Hồ Chí Minh Ville présente de larges espaces blancs, à l’écart de la desserte par les grands axes. Ils révèlent alors immédiatement la hiérarchie incomplète du réseau viaire, où les rues secondaires font défaut : les grands axes structurants sont souvent directement raccordés à un important réseau de ruelles, trop étroites pour être représentées à cette échelle. Le recours à des images satellites confirme cette spécificité de Hồ Chí Minh Ville, dont seuls 2,5 % de la superficie urbaine sont dédiés à la voirie, parmi lesquels 14 % correspondent à des rues supérieures à 12 m de large.

Les ruelles (hẻm) forment ainsi le cœur de l’armature urbaine de Hồ Chí Minh Ville et constituent aussi le cadre de vie de la grande majorité de sa population. Elles se caractérisent par leur étroitesse : officiellement, une ruelle est une voie inférieure à 12 m de large, mais elles sont souvent bien plus étroites. Elles sont également associées à l’absence de trottoir et à la sinuosité de leur tracé irrégulier, pouvant nourrir un sentiment de cloisonnement, amplifié par l’extrême densité du bâti qui la borde. Le processus de densification de la ville a en effet été principalement guidé par l’impératif d’accès à la rue de chacune des habitations, dans une optique commerçante ; cela s’est traduit par la juxtaposition de maisons-compartiments mitoyennes, le long de ruelles de plus en plus étroites. Ces quartiers accueillent ainsi de très importantes densités de population, allant jusqu’à plus de 80 000 hab./km². La genèse informelle de ces ruelles est liée à l’instabilité politique qui caractérise l’histoire de la ville et à sa croissance non maîtrisée, qui aboutirent à la densification extrême des îlots bâtis et à des extensions urbaines non planifiées, le long des anciens chemins vicinaux.

Au-delà de la forme urbaine particulière que ces quartiers très denses impriment à la ville, les ruelles constituent des espaces vécus au sens fort, appropriés sur une base quotidienne par les populations riveraines. Une culture urbaine spécifique s’y est développée, associant des activités de natures très diverses, qui cohabitent avec plus ou moins de fluidité. Ces usages quotidiens participent à la définition de l’urbanité de Hồ Chí Minh Ville. Les rues et les ruelles remplissent en effet la fonction d’espaces publics dans une ville qui ne compte que peu d’espaces ouverts, ces derniers étant par ailleurs largement cantonnés aux espaces de la centralité historique et coloniale.

Porter le regard sur les quartiers de ruelles permet de souligner la diversité des configurations socio-spatiales, des types morphologiques, et des processus d’adaptation à la modernité métropolitaine à Hồ Chí Minh Ville aujourd’hui. Les mutations de cet « envers urbain », bien qu’invisibilisées dans les productions cartographiques comme dans les discours des autorités urbaines, permettent de prendre la mesure des effets polymorphes des processus de métropolisation dans les « quartiers ordinaires ».

Marie Gibert

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Cette série de photographies a été constituée entre janvier 2008 et juillet 2014, dans les districts péricentraux de Hồ Chí Minh Ville.

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Marie Gibert est docteur en géographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre associé du laboratoire Prodig (UMR 8586). Ses recherches portent sur les espaces publics des villes d’Asie-Pacifique et les recompositions de la figure de la rue dans un contexte de métropolisation. Sa thèse porte en particulier sur les mutations contemporaines du réseau de ruelles de Ho Chi Minh Ville (Vietnam). Elle poursuit actuellement des recherches post-doctorales dans le cadre du programme UKNA (Urban Knowledge Network Asia).

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