Les villes nord-américaines / La gestion de la ressource en eau dans les desert cities d’Arizona : un enjeu pour le rêve suburbain à l’heure du changement climatique

Eliza Benites-Gambirazio et Anne-Lise Boyer

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Depuis le début des années 2000, le territoire étatsunien est de plus en plus fréquemment touché par la sécheresse. Dans l’Ouest, l’allongement et l’intensification de ces périodes anormalement sèches pourraient bien être les signes d’une aridification de la région liée au changement climatique (Lasserre, 2001 ; Euzen et Morehouse, 2014 ; Hoerling et al., 2019). Une telle évolution vient peser fortement sur la disponibilité de la ressource hydrique pour les activités humaines, notamment l’agriculture irriguée et la croissance urbaine. Alors que la demande en eau urbaine s’accroit dès les années 1980, les villes des États-Unis sont forcées de mettre en œuvre des mesures pour assurer la durabilité de leur approvisionnement en eau. Les sites potentiels pour la construction de nouveaux réservoirs se faisant de plus en plus rares et dans le contexte de prise de conscience des bouleversements environnementaux impliqués par les grandes infrastructures, elles se concentrent désormais avant tout sur la réduction des consommations en eau des usagers. Depuis 2006, la gestion de la demande en eau est mise en œuvre au niveau fédéral par l’Agence de Protection de l’Environnement, à travers le programme WaterSense, qui promeut les économies en eau à l’échelle de l’habitation, notamment grâce à l’installation d’une plomberie hydro-économe.

Dans une réunion publique à Milwaukee, en janvier 2020, le Président D. Trump s’est attaqué à ces pratiques de régulation de l’usage de l’eau domestique : « Éviers, toilettes et douches. Vous n’avez pas d’eau. Ils ont installé des régulateurs de débit (…). Vous les ouvrez, il n’y a pas d’eau qui sort1». Cette diatribe à l’égard d’un usage raisonné de l’eau s’inscrit pleinement dans la rhétorique plus large du Make America Great Again. Celle-ci s’appuie sur un récit du déclin mis en tension avec une représentation mythique des États-Unis comme un Eldorado, une terre d’abondance où l’exploitation intensive des ressources naturelles aurait permis d’assoir la grandeur de la nation (Nash, 1967 ; Worster, 1985). Comme l’ont montré nombre d’analystes du champ politique étatsunien (Mort, 2016 ; Belin et Zajac, 2018), l’élection de D. Trump est apparue comme une pulsion identitaire face à ce qui peut être perçu comme une menace sur l’identité étatsunienne. Face aux épisodes de sécheresse et à l’émergence du problème climatique, les velléités de régulation de l’utilisation des ressources naturelles marqueraient ainsi un aveu de faiblesse et iraient à l’encontre d’un élément central de l’identité étatsunienne : la capacité des sociétés humaines, héritée des pionniers, à s’approprier et à domestiquer la nature « sauvage » (wilderness), dotée aux États-Unis d’une dimension civilisationnelle. C’est suivant cette logique qu’en 2017, D. Trump a retiré les États-Unis des Accords de Paris pour la lutte contre le changement climatique, au prétexte que leur mise en œuvre représenterait un frein à la croissance économique du pays (Azuelos et Ghorra Gobin, 2018).

Pendant son mandat, D. Trump s’est ainsi présenté comme un fervent défenseur du confort, à la fois matériel et social, notamment à travers la promotion du « rêve suburbain ». Ce mode de vie, qu’il fait correspondre de manière surannée à celui de la classe moyenne étatsunienne blanche, repose sur un ensemble de préférences résidentielles associées à un mode de vie individualisé (maisons, jardins plantés de gazon, véhicules particuliers, etc.), responsable du déplacement des populations des centres vers les périphéries. Si ce mode de vie s’incarne dans la maison individuelle, il repose largement sur l’abondance d’espace (étalement urbain) et de ressources naturelles (eau pour alimenter les pelouses et piscines, pétrole pour les automobiles). Il s’inscrit également au cœur des logiques économiques des acteurs locaux du développement urbain, avec l’aide de programmes fédéraux d’accès au logement visant à accroître le marché de la maison individuelle (Wiewel et Persky, 2002).

À l’heure où la prise de conscience des « limites de la planète2 » s’accentue (Rockström et al., 2009), la promotion de ce mode de vie individualiste et consumériste représente un défi certain, si ce n’est un véritable pied-de-nez aux analyses scientifiques évaluant les risques liés au changement climatique, à la fois environnementaux (augmentation des températures, multiplications des vagues de chaleurs et autres phénomènes extrêmes) et sociaux (montée des inégalités environnementales) (GIEC, 2018).

Pour analyser les tensions entre rêve suburbain hérité du XXe siècle et raréfaction des ressources naturelles qui en permettaient jusque-là le bon fonctionnement, cette contribution propose de se pencher sur le cas de Phoenix (4,5 millions d’habitants) et de Tucson (1 million d’habitants), en Arizona (Figure 1). D’après le Census Bureau, ces deux métropoles du sud-ouest des États-Unis sont classées aujourd’hui parmi les villes qui connaissent la croissance démographique la plus rapide du pays. Devenues attractives depuis le lendemain de la Seconde guerre mondiale, elles se développent selon une dynamique propre aux villes de la Sun Belt. Phoenix et Tucson représentent des espaces fortement attractifs en lien avec la croissance de l’emploi dans le secteur des hautes technologies (Big Tech) – particulièrement pour Phoenix avec un nombre grandissant d’entreprises qui y établissent leur siège social –, un coût de la vie particulièrement bas comparé à d’autres métropoles de la côté ouest ou aux grandes métropoles texanes, ainsi qu’un climat sec et ensoleillé toute l’année. Elles proposent ainsi un mode de vie de vacancier permanent – soleil, piscine et golf – qui se traduit par le développement d’un urbanisme peu dense et centré sur les activités récréatives. Alors que Phoenix et Tucson se situent dans le désert aride du Sonora, le succès de ces deux métropoles est en grande partie fondée sur la promotion d’un idéal suburbain rendu possible par le développement de l’air conditionné et la construction d’un réseau d’infrastructures hydrauliques qui transporte l’eau sur des centaines de kilomètres pour répondre aux besoins des espaces urbains en expansion. Cependant, dans le contexte actuel de sécheresse sévère, l’approvisionnement en eau de la région se fait de plus en plus incertain et vient questionner la soutenabilité de ces deux métropoles.

Si Las Vegas représente au sein des villes du sud-ouest étatsunien un cas emblématique d’une gestion urbaine peu soutenable (Nédélec, 2016 ; 2017), Phoenix – qualifiée par A. Ross (2011) de « ville la moins durable du monde » du fait d’un étalement urbain peu contrôlé – et dans une moindre mesure Tucson, constituent un terrain d’étude privilégié des processus d’expansion spatiale (Schipper, 2008 ; Vesselinov et Le Goix, 2009 ; Gammage, 2016). En effet, elles forment les noyaux principaux d’un corridor urbain hébergeant presque 7 millions d’habitants et étalé sur plus de 40 000 km2, l’Arizona Sun Corridor (Figure 1). Il s’agit ainsi d’espaces rapidement et fortement urbanisés dans lesquels les conséquences environnementales sont particulièrement sévères (pollution de l’air liée à la congestion du trafic, prédation sur les terres agricoles, disparition des espaces ouverts, etc.) (Johnson, 2001). Les travaux autour des coûts environnementaux des formes urbaines considèrent que l’étalement urbain constitue la forme de développement urbain la plus coûteuse en prestation de services (réseaux d’eau et d’électricité, collecte des eaux usées, etc.) (Bruegmann, 2005). Dans le contexte d’une région où les ressources en eau sont rares, Phoenix et Tucson se sont développées sur le modèle de l’oasis (Luckingham, 1982), d’abord structurée localement autour d’un réseau hydrographique pérenne et organisée aujourd’hui autour d’infrastructures massives qui transportent l’eau sur des centaines de kilomètres, depuis le fleuve Colorado notamment. Aujourd’hui elles correspondent à des desert cities, façonnées par la nécessité de gérer la rareté de l’eau, ce qui donne lieu à un assemblage complexe d’aménagements, de politiques publiques et d’attitudes particulières vis-à-vis de la ressource (Logan, 2006 ; Garcier et Bravard, 2014).

1. L’Arizona Sun Corridor (Sources : US Census, 2010 ; USBR ; USGS, 2015. Réalisation : A.-L. Boyer, 2020)

Le travail présenté dans l’article est tiré de deux recherches doctorales. En revisitant les matériaux accumulés à la suite d’un travail d’immersion de cinq ans s’appuyant sur des méthodes qualitatives incluant entretiens et observations auprès des acteurs de la gestion de l’eau (services municipaux, responsables régionaux et fédéraux) et de la fabrique urbaine (promoteurs immobiliers, urbanistes, city managers), l’article interroge les stratégies d’adaptation aux contraintes environnementales, à savoir la rareté de l’eau mais aussi l’ensemble législatif censé réguler les usages de la ressource à différents échelons (État fédéré et municipalités notamment). En effet, dans le contexte d’un État particulièrement attaché aux libertés individuelles, ce cadre législatif contraignant peut apparaitre comme paradoxal (Cortinas et al., 2019). On verra cependant qu’il fait surtout consensus puisqu’il permet de concilier croissance urbaine et écologisation des politiques hydriques afin de préserver une économie résidentielle devenue la colonne vertébrale de l’Arizona.

La première partie revient sur le modèle de développement urbain sans limite et étalé caractérisant les villes d’Arizona. Comme le montre la deuxième partie, ce modèle repose avant tout sur une illusion d’abondance de la ressource en eau. Enfin, la troisième partie aborde les transformations les plus récentes – à travers l’écologisation des politiques hydriques qui sous-tendent le développement économique de la région – qui, loin de remettre en cause l’étalement urbain, visent plutôt à le préserver : l’objectif étant de « faire mieux avec moins ».

Un étalement urbain sans limite

En Arizona, la nature est partout : le désert s’étale à perte de vue, la poussière et les cactus font partie du paysage et se nichent jusqu’aux recoins les plus urbanisés, à chaque intersection, près des pompes à essence ou entre deux lotissements pavillonnaires (Figures 2 et 3). Quand le thermomètre indique 48°C, comme c’est de plus en plus le cas certaines journées d’été, la question se pose de savoir comment presque 7 millions de personnes aujourd’hui ont choisi pour cadre de vie le désert de Sonora, le plus chaud des États-Unis. Dans l’Ouest étatsunien, et notamment en Arizona, se pose avec le plus d’acuité la question de la relation entre urbanisation et ressources naturelles, en effet, s’y dévoilent les logiques de la poursuite d’un développement urbain qui relève du non-sens environnemental (Davis, 2007).

2. Vue sur le centre-ville de Tucson, vue depuis Tumamoc Hill (A.-L. Boyer, novembre 2016)

3. Vue sur Phoenix depuis les collines du South Mountain City Park (A.-L. Boyer, décembre 2019)

Pour comprendre cette trajectoire, une contextualisation historique est nécessaire. C’est à partir des années 1920 que les villes de Phoenix et Tucson se développent suivant un modèle économique commun structuré autour des 5 « C » historiques de l’État d’Arizona : citrus (agrumes), cotton (coton), cattle (bétail), copper (cuivre) et climate (climat) (Sheridan, 2012). Parmi les cinq « C » de l’Arizona, il nous faut insister ici sur le « C » de climat qui renvoie au fait que dès le tout début du XXe siècle, l’air sec et chaud du désert de Sonora est recommandé pour ses vertus curatives et attire de nombreuses personnes qui s’y installent pour soigner leurs maladies respiratoires (Dutton, 2017). Dans les années 1920, le Tucson Sunshine Climate Club, un lobby constitué de promoteurs immobiliers et d’agences de tourisme met en place un certain nombre de stratégies pour attirer visiteurs et nouveaux habitants, notamment à travers des campagnes publicitaires à l’échelle du pays qui vantent les hivers doux et ensoleillés de la région (Gober, 2006). C’est ainsi que l’Arizona commence à façonner son image autour d’une thématique d’abord rurale, celle d’un mode de vie qualifié de « western ranching lifestyle », peu dense et centré sur l’extérieur (cours, patios, paysages pittoresques du désert planté de cactus), qui évolue dans les années 1960 vers un modèle de ville-oasis inspiré de la Californie, doté de grands hôtels resort and spa (Schipper, 2008 ; Sheridan, 2012). Ce processus correspond à un rouage typique de la théorie de l’« urban growth machine » (Molotch, 1976). En effet, il illustre la naissance d’une « coalition locale de croissance » (Molotch et Logan, 1987) menée par les élites locales qui, réunies au sein des Chambres de commerce, sont à l’origine d’initiatives pour « vendre » la ville. Elles se trouvent ainsi en position d’influencer les politiques urbaines et environnementales dans le but d’attirer les flux migratoires et de capitaux (Nédélec, 2016). Avec ce partenariat public-privé, le but est d’encourager la croissance économique afin de bénéficier de la manne financière constituée par l’industrie de la construction résidentielle et commerciale (Shermer, 2011). L’expansion des villes d’Arizona s’explique donc par des initiatives volontaristes, au cœur de « fortunes urbaines » (Molotch et Logan, 1987) qui se construisent à partir de la vente de terres agricoles à des promoteurs immobiliers et de la spéculation sur les droits de l’eau qui y sont attachés. Dans l’Ouest, selon le principe d’appropriation première (prior appropriation3) qui régit le droit de l’eau, ce sont bien souvent les agriculteurs – les premiers à avoir mis la ressource en valeur à la fin du XIXe siècle – qui possèdent les droits sur l’eau les plus anciens et donc les plus durables (Lasserre, 2001). Les promoteurs achètent des parcelles de terre dans le but d’obtenir aussi les droits sur l’eau qui leur sont rattachés afin de sécuriser l’approvisionnement des nouvelles constructions et des nouveaux habitants. Ce système contribue ainsi à encourager des politiques d’expansion urbaine et d’annexions afin de s’approvisionner en eau (Worster, 1985) : l’annexion de nouveaux terrains permet aux municipalités de capter les résidents éloignés et de nouvelles sources de revenus sous la forme de recettes fiscales qui permettent en retour de financer la croissance de la ville (Abbott, 1987 ; Pincetl, 2012).

La croissance démographique des villes de Phoenix et de Tucson s’intensifie tout au long du XXe siècle (Figure 4). De 186 000 habitants en 1940, l’aire métropolitaine de Phoenix en compte aujourd’hui 4,5 millions. À Tucson, on passe de 73 000 habitants à 1 million sur la même période. L’étalement urbain se trouve encouragé par deux facteurs : la disponibilité et le caractère bon marché de la terre et les faibles contraintes qui pèsent sur la consommation, avec la présence d’un leitmotiv sur les bienfaits de la croissance urbaine et de l’accès à la propriété individuelle (Archer, 2005). Le climat agréable une bonne partie de l’année et les paysages originaux plantés de cactus, associés à un marché du travail porté sur l’électronique et les hautes technologies hérités de la spécialisation dans la défense, dynamisé par des pratiques actives de dumping social et fiscal pour attirer les entreprises, créent les conditions parfaites pour orienter une partie de l’économie sur le « marché de la maison individuelle », ou autrement dit, le marché à la fois de la promotion immobilière et de la construction, de la revente mais aussi de tous les produits dérivés (piscines, paysagisme, travaux de rénovation, assurances, sécurité, lutte contre les termites).

4. Croissance démographique dans les aires métropolitaines de Phoenix et de Tucson (1880-2019). Le nombre d’habitants se trouve sur l’axe des ordonnées. Les chiffres de 2019 sont une estimation du Census Bureau (Réalisation : A.-L. Boyer, 2020)

Cette importante croissance démographique repose donc en grande partie sur la dynamique d’étalement urbain qui vient étendre la superficie de la ville sous une forme peu dense et éparpillée et fait des zones périurbaines de la région l’un des moteurs de la croissance économique (Le Goix, 2002 ; Kupel, 2006). Par exemple, dans l’aire métropolitaine de Phoenix, entre 1990 et 2020, les surfaces urbanisées ont été multipliées par deux, passant de 2 000 km2 à 4 500 km2. Aujourd’hui, l’économie des villes d’Arizona est de plus en plus résidentielle. Suivant une logique d’héliotropisme, les villes de Phoenix et de Tucson attirent des snow birds – « retraités migrateurs » qui fuient le nord des États-Unis en hiver. La région est de plus en plus attractive pour une population hautement qualifiée et jeune dont une grande part arrive de Californie où le coût de la vie rend difficile l’accès au « rêve suburbain » et ne permet plus de vivre aussi confortablement que dans une ville comme Phoenix encore relativement abordable4. Les deux villes sont aussi devenues des pôles importants pour les immigrants d’Amérique latine, et notamment du Mexique voisin : à Phoenix et à Tucson, le pourcentage de population hispanique est aujourd’hui respectivement de 42,6 % et de 43,2 %5 en 2019 contre 20 % et 29,3 % en 1990.

L’étalement est tel que les aires urbaines de Phoenix et de Tucson pourraient bientôt se rejoindre pour former une gigantesque conurbation de plus de 60 000 km2 : l’Arizona Sun Corridor, considéré comme l’une des onze « méga-régions » qui structurent désormais l’armature urbaine des États-Unis (Gammage et al., 2008) (Figure 1). L’État d’Arizona est donc en mutation, passant d’une période « extractive » autour de la mise en valeur minière et agricole du territoire à une « société urbaine » (Sheridan, 2012) fondée sur le développement immobilier et les services. Ces changements économiques et sociaux contribuent à expliquer pourquoi l’Arizona est considéré comme un swing state, un État qui d’une élection à l’autre peut changer de camp, démocrate ou républicain (Simonneau, 2020). Longtemps fidèle aux Républicains, l’Arizona a basculé en 2020 en faveur de Joe Biden.

L’illusion d’abondance de la ressource en eau

Phoenix et Tucson sont d’abord imaginées pour offrir des conditions de vie similaires aux villes bénéficiant d’eau en abondance dont sont originaires la plupart des premiers habitants (Midwest et côte est notamment) (VanDerMeer, 2002 ; Gober, 2006). À Phoenix, par exemple, à partir de la fin des années 1950, la suburb de Scottsdale connait un succès national grâce au « western ranching lifestyle » haut de gamme qu’elle propose6 (Figure 5a). La ville est approvisionnée par les eaux de la rivière Salée et parcourue de canaux. À Scottsdale, l’abondance de l’eau et le développement de l’air conditionné permettent de vivre la vie mythifiée des grands espaces et des cow-boys (Ghorra-Gobin, 2006) avec tout le confort offert par la modernité. Elle se classe aujourd’hui parmi les suburbs les plus huppées de Phoenix, le salaire moyen des habitants y est deux fois plus élevé que dans l’aire métropolitaine, la population y est en majorité blanche (à 80 % contre 50 % à l’échelle de l’aire métropolitaine).

5a. Entrée de la masterplanned community McCormick Ranch à Scottsdale, l’une des plus grandes d’Arizona avec plus de 14 000 habitants. Construit en 1970 sur un ancien ranch élevant des pur-sang arabes, ce lotissement planifié par de grands promoteurs, aménagé sur le modèle de l’enclave (comptant logements, commerces, écoles, activités récréatives, etc.) et de l’oasis (avec sept lacs artificiels et un golf à 18 trous), s’inspire largement du western ranching lifestyle (A.-L. Boyer, juin 2021).

5b. L’hôtel The Phoenician à Scottsdale doté d’un golf de compétition à 27 trous (A.-L. Boyer, septembre 2020)

Phoenix et ses suburbs mettent donc en avant l’image d’une « oasis artificielle », « luxuriante » (Hirt et al., 2008), « exotique » et « tropicale » (Larsen et Swanbrow, 2006) ou encore celle d’un « resort lifestyle » (Schipper, 2008) (Figure 5b). De ce fait, le volume d’eau consommé par habitants par jour en Arizona est parmi le plus élevé des États-Unis (USGS, 2015) : un résident d’Arizona consomme ainsi 567 litres d’eau par jour, alors qu’un New-Yorkais utilise en moyenne 250 litres et un Français 150 litres quotidiennement. À l’échelle urbaine, on peut observer des chiffres nuancés selon que l’on considère les villes-centres d’une part et les suburbs d’autre part. Par exemple, un habitant de la commune de Phoenix dépense 378 litres d’eau en moyenne alors qu’un habitant de Scottsdale en utilise 435 litres par jour. Cette différence s’explique par l’importance des usages extérieurs de l’eau domestique, notamment du fait de l’arrosage nécessaire au maintien de la végétation selon l’idéal étatsunien de la maison individuelle et du jardin (Ghorra-Gobin, 1992) qui accorde une valeur particulière à la pelouse bien entretenue. Dans le contexte semi-aride de la région, entre 50 % (à Phoenix par exemple) et 70 % (à Scottsdale en particulier) de la consommation d’eau des ménages sont consacrés à l’arrosage (Gammage, 2016).

Des années 1940 aux années 1990, l’approvisionnement en eau des villes du désert de Sonora repose entièrement sur les nappes phréatiques surexploitées (Néel et al., 2020). À Tucson, par exemple, pour faire face au boom démographique à partir des années 1950, Tucson Water, le service municipal des eaux, multiplie les puits pour assurer l’approvisionnement en eau potable de la ville. Dans les années 1970, le toit des nappes phréatiques est si bas que cela provoque en certains endroits des problèmes de subsidence et de fissures posant un risque pour les constructions (Comeaux, 1982).

Tout au long du XXe siècle, à Phoenix et à Tucson, les élites locales ont poussé leurs élus (gouverneur, sénateurs, etc.) à faire pression sur l’échelon fédéral pour construire les infrastructures hydrauliques susceptibles de sécuriser les sources d’approvisionnement en eau, condition sine qua non de tout développement (Le Tourneau et Dubertret, 2019). À la fin des années 1960, cette pratique porte ses fruits. Par le biais de leurs représentants au Congrès et avec le soutien du Secrétaire de l’Intérieur de l’époque originaire d’Arizona, elles obtiennent l’aide de l’État fédéral pour construire un gigantesque aqueduc qui apporte l’eau du Colorado jusqu’aux usagers d’Arizona : le Central Arizona Project (CAP) (Cortinas et al., 2016). Le canal, long de plus de 500 km, est terminé dans les années 1990, l’approvisionnement urbain se restructure alors autour de cette nouvelle ressource présentée comme « renouvelable » (Colby et Jacobs, 2007) – alors que la majorité des nappes phréatiques locales sont fossiles –, qui permet de sustenter ainsi une croissance urbaine « plus durable » (Kupel, 2006). La périurbanisation des métropoles de Phoenix et de Tucson dans la seconde partie du XXe siècle est ainsi indissociable de l’appropriation de ressources en eau qui ne sont pas disponibles sur place.

Composer avec les contraintes environnementales : Make urban sprawl great again

La situation particulière de l’Arizona l’oblige à composer de manière extrêmement fine entre appropriation des ressources disponibles et adaptation aux contraintes de la rareté. La construction des grands barrages et canaux, dont le CAP est l’exemple le plus marquant, laisse place à de nouvelles régulations qui limitent le pompage des eaux souterraines et imposent de nouvelles normes de construction résidentielles. En échange du prêt fédéral qui rend possible la construction du CAP, le gouvernement demande à l’État d’Arizona de prendre en charge le problème de surexploitation des nappes phréatiques et la résolution de conflits qui s’accentuent entre usagers de l’eau, notamment entre agriculteurs et municipalités en croissance qui grignotent de plus en plus de terres agricoles pour sécuriser leurs accès à de nouvelles ressources en eau (Benites-Gambirazio et al., 2016). En 1980, l’État d’Arizona promulgue ainsi le Groundwater Management Act, (GMA) un cadre législatif qui place au cœur de ses objectifs la gestion de la demande en eau. Elle définit notamment un programme ambitieux d’économies d’eau que doivent réaliser les différents usagers de la ressource, afin de limiter voire d’éliminer les pompages dans les nappes phréatiques dans des zones délimitées appelées Active Management Areas (AMA). Cette loi donne un droit de contrôle des pratiques des usagers à l’Arizona Department of Water Ressources nouvellement créé. Dans le contexte d’un État culturellement et politiquement très attaché aux libertés individuelles (Altheide et Johnson, 2011 ; Ross, 2011), ce cadre législatif contraignant peut apparaitre comme paradoxal (Cortinas et al., 2019). On verra cependant qu’il fait surtout consensus puisqu’il permet de concilier croissance urbaine et écologisation des politiques hydriques.

La mise en œuvre de la gestion de la demande en eau urbaine

À l’échelle intra-urbaine, la mise en œuvre des directives du GMA se fait autour de six axes principaux (Phoenix AMA, 1984 ; 2016 ; Tucson AMA, 1984 ; 2016). Le premier vise la réduction de la demande en eau par habitant. À l’échelle des habitations, les directives du GMA s’appuient sur la promotion d’une plomberie hydro-économe. Depuis 2006, ce dernier point s’inscrit dans le programme WaterSense de l’EPA qui promeut les économies en eau et labellise la plomberie et l’électroménager à faible débit à laquelle s’est attaquée D. Trump dans son discours de Milwaukee en janvier 2020. Le deuxième axe concerne l’échelle du système entier et exige des opérateurs l’amélioration de l’efficience de leur réseau de distribution (lutte contre les fuites, maintenance des infrastructures, etc.). Ensuite, il est demandé aux municipalités de réduire l’approvisionnement en eau des installations où dominent les pelouses (terrains de sport et surtout de golf). De même, il devient interdit d’approvisionner en eau souterraine les piscines, les lacs et étangs privés. Dans le cas où les pratiques d’arrosage sont nécessaires et maintenues, des techniques d’irrigation efficientes (par exemple, goutte-à-goutte) doivent être mises en place. Il est recommandé de transformer les paysages urbains sur le modèle du xéropaysagisme (xeriscaping), avec des plantes sans arrosage adaptées aux conditions arides (jardins secs à entretien minimum).

On note qu’une attention toute particulière est portée aux paysages urbains : dès le GMA, il s’agit d’en finir avec la ville-oasis luxuriante (Figure 6). À Tucson, ce modèle est remis progressivement en cause depuis les années 1970 à la suite d’un épisode de sécheresse pendant lequel certains quartiers, notamment les plus en hauteur de la ville, subissent d’importantes coupures d’eau. La ville a donc aujourd’hui un temps d’avance sur sa voisine dans la mise en œuvre des pratiques de gestion de la demande et d’économies en eau. Elle est citée au rang d’exemple aux cotés de Portland pour la mobilisation de ressources alternatives comme les eaux de pluie ou les eaux grises (Meehan et Moore, 2014 ; Boyer et Le Lay, 2019). Depuis 2008, un décret local oblige tout nouveau lotissement à équiper les habitations de dispositifs qui permettent de collecter ces eaux issues des activités ménagères faiblement polluantes (vaisselle, douche…) pour être réutilisées.

6. Jardin de démonstration en faveur des jardins secs (xeriscapes), plantés d’espèces aux conditions arides à Glendale, une suburb du nord de Phoenix (A.-L. Boyer, mai 2018).

Assurer l’étalement urbain à travers le Central Arizona Groundwater Replenishment District

Les nouvelles régulations obligent les acteurs économiques locaux comme les promoteurs à adopter des stratégies de contournement. En limitant fortement les pompages des eaux souterraines, l’un des objectifs en creux du GMA était de circonscrire l’expansion urbaine aux espaces desservis par l’eau du CAP. En effet, seuls 2 % de la demande urbaine peut désormais être satisfaite en mobilisant les nappes phréatiques. Dans le contexte de promotion de l’utilisation des eaux du CAP – il faut bien rembourser le prêt fédéral de 4 milliards de dollars – au début des années 1990, les groupes de pression organisés autour des grands promoteurs immobiliers qui font avancer le front d’urbanisation force la création du Central Arizona Groundwater Replenishment District (CAGRD). Le CAGRD correspond à une nouvelle entité gouvernementale qui fournit un mécanisme pour que la construction de nouveaux lotissements aux limites des villes puisse se conformer aux objectifs de gestion durable de la ressource. Il est considéré comme un dispositif innovant, voire d’avant-garde par les gestionnaires de l’eau en Arizona (Colby et Jacobs, 2007 ; Megdal et al., 2014). Moyennant une contribution financière qui repose sur les propriétaires qui achètent dans les lotissements concernés, le CAGRD se charge de renflouer artificiellement les nappes phréatiques avec de l’eau renouvelable – l’eau du CAP – pour compenser les pompages nécessaires au développement de nouveaux lotissements dans le désert (Boyer et Bernat, 2020). Rendue possible par les progrès techniques des pompages et renflouages des aquifères, il fonctionne ainsi comme une solution aux problèmes de la tension croissante entre urbanisation et raréfaction des ressources en eau.

Ce dispositif suit une logique de compensation poussée à l’extrême, en effet l’eau pompée dans une nappe phréatique ici est la plupart du temps renflouée ailleurs, dans un site différent, au sein de la même AMA. Ainsi, si le CAGRD permet de répondre à la demande en eau lié à l’étalement urbain aux franges désertiques des villes, il ne résout en aucun cas les problèmes écologiques lies à la surexploitation des nappes phréatiques. De plus, il induit une dépendance à l’eau du CAP et donc du fleuve Colorado. Lui aussi surexploité (Kenney, 2009), son débit est de plus fortement affecté par les effets du changement climatique, notamment le réchauffement des températures et la raréfaction des précipitations qui alimentent le fleuve. Le 16 août 2021, le gouvernement fédéral a annoncé une réduction de 20 % dans l’allocation en eau de l’Arizona en déclarant un état de pénurie de niveau 1 pour tout le système du bassin du Colorado. Cette réduction ne touche pas directement les usagers mais concerne précisément l’eau destinée au renflouement des nappes phréatiques par le CAGRD, elle met ainsi en sursis l’expansion périurbaine (entretien avec un employé du CAP, mai 2019). Ainsi, même si le CAGRD cherche à diversifier ses ressources en eau renouvelable, grâce aux eaux urbaines recyclées, il reste à voir si cette stratégie sera suffisante pour continuer d’alimenter l’étalement urbain et le « rêve suburbain » arizonien alimenté par le Colorado.

Le green sprawl : une forme originale de périurbain produite par les tensions entre croissance des villes et raréfaction de la ressource hydrique

La gestion de la demande en eau et le CAGRD sont ainsi les deux ressorts principaux de la mise en œuvre d’une forme originale de périurbain sur les fronts d’urbanisation d’Arizona : le green sprawl (Beuschel et Rudel, 2009 ; Cadieux et Taylor, 2013), qui consiste à poursuivre la croissance tout en tenant compte des normes environnementales. Incitée par le contexte de sécheresse qui sévit depuis le début des années 2000, une coalition d’acteurs, élus locaux, professionnels de la ville, de l’eau et acteurs économiques, travaillent ainsi de concert autour d’objectifs apparemment irréconciliables – limitation de l’usage en eau et développement économique – pour maintenir à flot, au moins encore un peu, le « rêve suburbain ».

En effet, le développement périurbain ne se trouve pas remis en cause par les nouvelles réglementations techniques et juridiques en matière d’environnement. Au contraire, ces normes permettent de répondre à la question qui obsède les deux villes de Phoenix et Tucson « Avons-nous assez d’eau pour croître ? » (entretien avec Sun Corridor Inc., août 2016). Elles permettent même aux promoteurs immobiliers de vendre un style de vie respectueux de l’environnement dans leurs communautés, les technologies « vertes » des nouvelles constructions résidentielles constituant dès lors un argument de marketing supplémentaire en faveur du développement périurbain (Cadieux et Taylor, 2013) (Figure 7).

Dès 2004, dans le contexte de la première période de sécheresse sévère que connait la région au XXIe siècle, la gouverneure d’Arizona, J. Napolitano, propose de façonner un nouveau « lifestyle » qui devrait désormais caractériser le mode de vie arizonien. La presse locale explique ainsi qu’« économiser l’eau est un changement de style de vie pour beaucoup de gens. Cela exige qu’ils changent consciemment leurs habitudes. Il faut un leader fort pour convaincre les électeurs qui aiment les larges pelouses vertes ou les longues douches chaudes de changer leurs habitudes » (Article du 07/01/2005 dans l’Arizona Republic). La mobilisation de ce vocabulaire du lifestyle montre bien que l’enjeu est de changer les habitudes des habitants sans pour autant les effrayer : non seulement cela pourrait être contre-productif, mais, comme le rappelle la citation ci-dessus, ils représentent aussi des électeurs que les décideurs ne veulent pas perdre. Habilement, le terme de lifestyle ne place pas l’impératif de réaliser des économies en eau dans le domaine de la régulation et de la contrainte, mais il la présente bien plutôt comme une évolution positive et une nouvelle proposition attractive dans la lignée du western ranching lifestyle et du resort lifestyle dans le contexte d’un État qui se promeut depuis les années 1920 comme une lifestyle destination (Sheridan, 2012).

7. Billboard financé par Phoenix Water dans le cadre de leurs efforts de gestion de la demande (Phoenix, Autoroute I-10, A.-L. Boyer, décembre 2019). Ce panneau promeut notamment le recyclage et la réutilisation des eaux traitées pour reconstituer les écosystèmes et les paysages aquatiques disparus du fait des pressions urbaines sur les cours d’eau.

Les techniques de recyclage et de conservation de l’eau sont ainsi reprises et utilisées comme des arguments d’autorité par les promoteurs pour la construction de nouvelles résidences dans les villes en expansion à la périphérie des deux métropoles de Phoenix et Tucson : « Je vois la gestion de l’eau comme un succès. En 2015, nous avons la même consommation moyenne qu’en 1987. Nous avons baissé notre consommation d’eau et même, avec les politiques de gestion de la demande en eau, nous avons encore jusqu’à 2040-2050. L’eau est un bien important, nous avons donc besoin d’être efficients en termes d’eau, et nous le sommes » (entretien avec un promoteur, avril 2015). Promoteurs et élus se montrent donc plutôt optimistes concernant la situation des ressources, et soutiennent les campagnes des organisations favorables à la croissance économique, comme les chambres locales de commerce ou l’Arizona Homebuilders Association. Ces organisations contribuent à promouvoir ce consensus sur la possibilité d’un développement « durable ». Les avocats spécialisés en droit de l’immobilier, représentant les promoteurs pour la négociation avec les municipalités partagent également cet enthousiasme : « L’eau est un problème dans la région mais nous en conservons déjà beaucoup (…). Si la solution c’est de stopper la croissance, ce n’est pas une solution, nous devons avoir des gens qui vivent et travaillent ici, y compris dans la conservation et pour trouver en même temps des sources alternatives d’eau » (entretien avec un avocat spécialisé en droit de l’immobilier, juin 2015).

Beaucoup d’événements publics organisés par les services des eaux municipaux, les universités locales (Arizona State University à Phoenix et University of Arizona à Tucson) ou même par des associations environnementalistes contribuent à porter ce message qu’une croissance urbaine verte, plus respectueuse du désert, est possible. Par exemple, lors d’un atelier de formation à la collecte des eaux de pluie à Tucson, l’animateur pourtant militant dans une association environnementaliste insiste : « Nous vivons dans un environnement bien plus urbanisé, et c’est bien. J’ai grandi à Détroit, je sais ce qu’il se passe lorsque la croissance stoppe et ce n’est pas beau à voir ». Pour lui, Tucson doit diversifier sa ressource en eau, en intégrant des ressources alternatives comme l’eau de pluie, pour s’assurer qu’elle en a assez pour maintenir sa trajectoire d’expansion. Les problèmes liés au modèle même de croissance et à la surexploitation de la ressource ne sont donc que très peu mis en débat, ce qui témoigne sans doute de la réussite du green sprawl qui fonctionne comme un compromis entre impératif de régulation des usages de l’eau et croissance économique dans un contexte de rareté de la ressource.

On aurait pu penser que les efforts de gestion durable de l’eau mis en place dans un espace soumis à des problèmes de rareté permettraient de limiter la croissance urbaine mais ce n’est pas le cas : comme à Las Vegas (Nédélec, 2017), on observe une absence de volonté politique de régulation de la croissance urbaine. Ce mode de fonctionnement, où ce n’est pas la quantité d’eau disponible qui influence les modes de mise en valeur du territoire mais plutôt l’occupation des sols qui oriente la mise en valeur des ressources en eau, continue d’interroger. À l’aune du changement climatique et des menaces qui pèsent sur l’approvisionnement en eau des villes d’Arizona (Euzen et Morehouse, 2014), notre article proposait d’analyser la mise en place de nouvelles configurations dans l’assemblage d’aménagements, de politiques publiques et d’attitudes particulières qui caractérise la relation à l’eau des desert cities.

En Arizona, la question des économies en eau et plus largement de l’adaptation à la sécheresse permanente et au changement climatique dépasse les clivages partisans. Elle témoigne d’une nécessité pour la survie des modes de développement choisi – métropoles millionnaires en plein désert – plus que d’un quelconque engagement politique en faveur de pratiques plus respectueuses de l’environnement. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que le vocabulaire du changement climatique n’est mobilisé que depuis 2012 dans le domaine de la gestion de l’eau et seulement depuis 2017 dans les documents d’aménagements urbains de Phoenix et de Tucson. Dans un contexte politique où le concept lui-même ne fait pas encore consensus, il semblerait que les acteurs cherchent à éviter de faire face aux raisons plausibles de questionner la viabilité de ces deux villes. Plus concrètement, et sur le plus court terme, l’enjeu pour les acteurs de la croissance en Arizona est d’éviter à tout prix les restrictions et les limitations obligatoires comme elles ont parfois lieu en Californie lors des pics de sécheresse (interdiction d’arrosage des pelouses ou des lavages de voitures). Présentés comme un argument promotionnel – « c’est devenu beaucoup plus chic d’avoir un xeriscape plutôt qu’une pelouse dévoreuse d’eau » nous explique un agent de Phoenix Water (entretien, avril 2018) –, ce sont donc bien les efforts d’écologisation de l’étalement urbain qui permettent paradoxalement d’assurer l’attractivité des oasis au service de la liberté d’entreprendre que représentent les villes d’Arizona. Il apparait donc que si pour certains, partisans de D. Trump, le rêve américain renvoie à un âge d’or du développement et de la croissance sans règle et sans limite, d’autres voient dans les nouveaux défis (liés aux changements globaux) et cadres réglementaires, l’opportunité de donner à voir un nouveau visage de l’Amérique qui ne renierait pas totalement ses rêves de démesure, de grandeur et de consommation, mais qui vivrait dans une harmonie plus grande avec la nature, et qui se saisirait des opportunités technologiques pour proposer un modèle urbain nouveau, celui du green sprawl et de la ville-désert.

Plus récemment, à l’échelle du pays, le vaste programme d’investissement public dans les infrastructures prévu par Joe Biden comprend un volet sur les questions hydriques conséquent. La toute première étape de la mise en œuvre de ce plan d’investissement ambitieux – surnommé Green New Deal – concerne les problématiques liées à l’eau. Voté en avril 2021, le Drinking Water and Wastewater Infrastructure Act prévoit notamment l’injection de 35 millions de dollars dans la réparation des réseaux de tuyauterie vieillissants et la modernisation des installations qui assurent l’approvisionnement en eau saine (stations d’épurations, usines d’eau potable, etc.). Si les mesures concernent avant tout la qualité de l’eau (potable mais aussi la bonne santé écologique des cours d’eau), elles contribuent aussi à la lutte contre les fuites et le gaspillage pour construire un système plus efficient tout en étant plus respectueux des personnes – en incluant notamment une dimension de justice environnementale – et de l’environnement. Reste à savoir comment ces mesures seront mises en place au niveau local, et éventuellement négociées ou contournées, afin de maintenir ou d’adapter le « rêve suburbain » à de nouvelles contraintes écologiques.

ELIZA BENITES-GAMBIRAZIO ET ANNE-LISE BOYER

 

Eliza Benites-Gamborazio est post-doctorante au LATTS (Université Gustave-Eiffel), associée au Centre Max Weber. Au moyen de l’ethnographie des pratiques de travail de marché, ses recherches conceptualisent les mécanismes de valorisation en jeu sur les marchés de l’immobilier et du logement et leurs effets sur les inégalités sociales, environnementales et urbaines. Dans le contexte de la pénurie hydrique dans le Sud-Ouest des États-Unis, ses travaux ont montré la façon dont la gestion des ressources en eau est travaillée par divers groupes – agriculteurs, promoteurs, gestionnaires de l’eau, mais aussi élites locales – qui visent à influencer et à s’adapter aux régulations en place, afin de garantir la poursuite de la croissance économique et urbaine. Ses recherches se situent au croisement des études urbaines et environnementales, de la sociologie économique et de la sociologie du travail.

eliza.benites@enpc.fr

 

Anne-Lise Boyer est chercheuse associée au laboratoire Environnement Ville Société (EVS – UMR 5600) à l’ENS de Lyon. Ses travaux de recherche, en partenariat avec l’IRL iGlobes (CNRS/University of Arizona) se penchent sur l’adaptation urbaine à la rareté de l’eau dans le contexte du changement climatique. Mobilisant une approche d’urban political ecology qui considèrent l’urbanisation comme une mise en ressource intensive de la nature, ils questionnent la relation des villes à l’eau. Alors que les villes sont à la fois les espaces moteurs et les plus vulnérables aux changements environnementaux globaux, ses recherches analysent les conditions du développement urbain et questionnent les processus d’adaptation à travers les rapports de pouvoir.

annelise.boyer@ens-lyon.fr

Image de couverture : L’étalement urbain dans le désert de Sonora en Arizona, ici à Ahwatukee Foothills Village, une suburb du sud de l’agglomération de Phoenix (A.-L. Boyer, mars 2020).

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Pour citer cet article : Benites-Gambirazio E. et Boyer A.-L., 2021, « La gestion de la ressource en eau dans les desert cities d’Arizona : un enjeu pour le rêve suburbain à l’heure du changement climatique », Urbanités, Dossier / Les villes nord-américaines à l’ère de Trump, novembre 2021, en ligne.

  1. Voir : https://edition.cnn.com/2020/01/15/politics/donald-trump-toilet-sinks-dishwashers/index.html, consulté le 3 janvier 2021. []
  2. Rockström et al., 2009 proposent de définir des « limites planétaires ». Le franchissement de ces seuils (perte en biodiversité, destruction de la couche d’ozone, acidification des océans, consommation d’eau douce par les sociétés, etc.) provoquerait des modifications de la surface de la terre et des dommages importants pour les sociétés. []
  3. Initiée lors de la Ruée vers l’or, au milieu du XIXe siècle, et définie en 1853 par la Cour Suprême de Californie à l’issue du procès Irwin vs. Phillips, la doctrine de l’appropriation antérieure détermine une règle simple : « premier arrivé, premier servi » (first in time, first in right). Ceux qui revendiquent pour la première fois l’accès à l’eau peuvent en faire ce qu’ils veulent, du moment qu’il s’agit d’un usage économique et productif (beneficial use). []
  4. Au sujet de cette mutation récente, voir cet article du New York Times, de mai 2021. []
  5. Ces chiffres correspondent aux estimations calculées par l’US Census pour 2019. []
  6. Voir le reportage Sands of the Desert Turn Gold. []

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