Villes méditerranéennes / Edito

Coline Perrin et Christophe-Toussaint Soulard

Dossier coordonné par Flaminia Paddeu

L’édito au format PDF


Ce dossier s’intéresse aux espaces ouverts des villes méditerranéennes. Il illustre les représentations contrastées de ces espaces, leurs enjeux d’aménagement et la diversité des rôles qu’ils peuvent jouer dans la transformation des métropoles. Il se compose d’une série d’études de cas en France (Marseille, Montpellier), en Italie (Rome), au Maroc (Rabat), en Turquie (Istanbul), au Liban (Beyrouth) et en Grèce (Athènes).

Les espaces ouverts, objets d’un nouvel intérêt social et scientifique

Les espaces ouverts peuvent être définis comme l’ensemble des espaces non bâtis, qu’ils soient publics ou privés, situés en périphérie de la ville ou au sein du tissu bâti, aménagés (espaces verts, agricoles ou de loisirs, places et rues) ou non (garrigues, friches, délaissés urbains, terrains vagues). Ce terme d’espaces ouverts, courant en anglais (Maruani et Amit-Cohen, 2007), mais moins utilisé en français, exprime un point de vue urbain, en ce que « l’espace ouvert nous place dans le champ de l’aménagement, de la planification urbaine, de l’urbanisme, du paysagisme » (Banzo, 2015). L’adjectif ouvert évoque à la fois l’ouverture paysagère, l’accessibilité et un espace riche en potentialités : il souligne la « possible réversibilité des usages de ces sols non artificialisés et renvoie ainsi à leur multifonctionnalité susceptible d’initier un développement plus équilibré » (Poulot, 2013). En ouverture de ce numéro thématique, l’article de Monique Poulot revient sur la genèse de cette notion, sa polysémie ; l’auteure en propose une vision originale, ruraliste et agricole.

Après avoir été un « angle mort de la recherche » (Banos et Sabatier, 2010), les espaces ouverts métropolitains attirent depuis une quinzaine d’années l’attention des urbanistes et des chercheur·se·s de différentes disciplines. Ce nouvel intérêt s’explique d’abord par l’essor de l’échelle métropolitaine d’aménagement, où l’urbain est conçu comme un système territorial. À cette échelle, les espaces « non bâtis (friches, délaissés, vides, campagnes…) (…) sont légion et même souvent plus vastes que les pleins. (…) À tel point qu’on peut se demander si le plus urgent des chantiers n’est pas de parvenir à intégrer ces vides, cette campagne, cette nature, cette agriculture, au sein de la pensée et de l’action urbaines » (Lussault, 2009). En Méditerranée, en particulier, dans un contexte de forte croissance démographique, les extensions urbaines ont été très dispersées (Salvati et al., 2012) et souvent mal maîtrisées (Vallat, 2000 ; Crozat et al., 2006). Bâti et non bâti s’entremêlent. Les espaces ouverts périurbains sont « mités » par de l’habitat dispersé (Perrin, 2013), fragmentés par une ville « émiettée » (Charmes, 2011), « diffuse » (Indovina, 1990). L’essor de l’échelle métropolitaine d’aménagement a favorisé dans les années 2000 une inversion du regard (Jarrige et al., 2009) : les espaces ouverts ne sont plus considérés comme des espaces vides, en creux, délaissés ou en attente d’urbanisation (Brédif et Pupin, 2012), ils sont progressivement intégrés dans les projets d’aménagement urbains. Dans ce numéro, l’article de Lucette Laurens sur les garrigues montpelliéraines et celui de Jean-Noël Consalès et Alain Millas sur la métropole d’Aix-Marseille témoignent de ce cheminement. Ils montrent à la fois la fragmentation des espaces à caractère de nature et la manière dont la planification peut les prendre en compte à différentes échelles, depuis la région urbaine jusqu’au cœur d’un quartier dense. Autour de la Méditerranée, cette reconnaissance des espaces ouverts par l’urbanisme est toutefois variable (Soulard et al., 2017). L’intégration de l’agriculture au projet urbain s’affirme de différentes façons dans les métropoles d’Europe du Sud (Banzo et al. 2016), par exemple à travers la figure du parc (Giacché, 2014), mais elle apparaît encore comme un impensé au Maroc (Valette et Philifert, 2014). De même la transition écologique des villes méditerranéennes emprunte différents chemins selon le contexte national et les ressources politiques des collectivités locales (Donzel, 2015).

Le nouvel intérêt pour les espaces ouverts émerge ensuite en lien avec l’essor du paradigme du développement durable. Les espaces agricoles périurbains sont valorisés pour leur multifonctionnalité, leur production de biens et de services paysagers, environnementaux, économiques ou récréatifs (Zasada, 2011). Ils contribuent à améliorer la qualité de vie des campagnes devenues urbaines (Donadieu, 1998 ; Palazzo, 2005). Ils sont promus comme des « espaces publics en devenir » (Aragau et Poulot 2016). La trame verte urbaine devient aussi une des figures emblématiques de la ville postmoderne en quête de durabilité (Hajek et al., 2015). Les espaces ouverts peuvent être instrumentalisés comme des infrastructures vertes (Ernwein et Salomon-Cavin, 2014). Ils s’insèrent dans un système écologique ou alimentaire (Banzo, 2015). Mais ils sont aussi des lieux d’engagement citoyen, un engagement qui peut prendre la forme de mobilisations collectives éventuellement protestataires (Adams et al., 2015) ou d’un « environnementalisme ordinaire » (Blanc et Paddeu, 2018), de pratiques plus discrètes et plus quotidiennes de « cultures buissonnières » (Barthélémy et al., 2017).

Cette double clé de lecture, par l’aménagement urbain et par les pratiques citadines, est présente dans tous les articles de ce dossier. Elle permet de comprendre l’évolution des usages, des normes et des représentations des espaces ouverts métropolitains.

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Usages, normes et représentations des espaces ouverts métropolitains

En termes d’usages, d’abord, l’accessibilité des espaces ouverts métropolitains ouvre un premier champ de questionnements. Comment s’organise concrètement la mixité d’usages ? Les espaces ouverts métropolitains sont-ils des espaces de relégation sociale, de déviance et de pratiques illégales ? Sont-ils des lieux où se tissent du lien social et de nouveaux modes d’habiter ? Les articles de ce dossier apportent des réponses nuancées à ces questions. À Rome (Sachsé, infra) ou Istanbul (Oztürk, infra), les jardins potagers occupent des interstices délaissés par l’aménagement urbain. À Rome, ils ont été créés par des citadins avant d’être reconnus par les politiques urbaines, tandis qu’à Istanbul, les bostan, installés depuis des siècles le long de la muraille d’Istanbul, sont régulièrement menacés d’éviction, alors même qu’ils pourraient être reconnus comme un patrimoine historique. Ils se maintiennent toutefois car ils assurent un rôle de soupapes régulatrices de la vie urbaine en rendant possible des usages informels (habitat, activités économiques, pratiques individuelles) qui ne seraient pas tolérés ailleurs (Dorso, 2015). La mixité d’usages peut ainsi engendrer des conflits, mais aussi faire l’objet de compromis pratiques entre acteurs. On retrouve des pratiques informelles dans l’appropriation par les habitants des trottoirs ou des jardins pourtant publics du village olympique d’Athènes (Ballesta, infra) et les usagers déviants (baigneurs, vendeurs ou buveurs) tolérés sur les quais de Rabat (Moussalih et al., infra). En permettant une mixité d’usages tout en préservant l’anonymat, une co-présence sans forcément de lien social, les espaces ouverts sont pour Banos (2009) un idéal-type du vivre-ensemble témoignant de la pénétration des normes urbaines de la vie sociale, à l’opposé de l’idéal du microcosme villageois fondé sur l’interconnaissance.

En termes de normes, et c’est là le second fil conducteur de ce dossier, les espaces ouverts métropolitains offrent un champ d’investigation fertile. Comment s’articulent régulations formelles et informelles, normes juridiques et sociales ? « Comment le système des règles formelles est-il mis en tension par l’existence de pratiques et d’usages locaux » (Maccaglia, 2014) ? Tant que les espaces ouverts ont un statut de marges urbaines, d’espaces impensés de l’action publique, ce flou autorise une diversité d’usages. Les normes sont avant tout sociales, ce sont des règles pratiques de coprésence, qui permettent la coexistence des acteurs ordinaires. À partir du moment où les espaces ouverts métropolitains ont une reconnaissance institutionnelle, on observe plutôt un bouillonnement règlementaire, avec un enjeu de définition juridique et une superposition de règles liées à l’urbanisme, à l’environnement et à l’agriculture par exemple. C’est ce qu’illustre l’intégration progressive des garrigues montpelliéraines en tant qu’espaces ouverts multifonctionnels dans les documents de planification urbaine (Laurens, infra). Sur un autre registre, le réaménagement des quais de Rabat a conduit à interdire formellement (par des panneaux) la baignade (Moussalih et al., infra), mais comme cette pratique est traditionnelle, elle se maintient. Les politiques urbaines d’inspiration néolibérales, qui se diffusent autour de la Méditerranée (Semmoud et al., 2014), produisent sur les quais de Rabat, comme dans les jardins suspendus d’Istanbul ou dans les rues de Beyrouth, une normalisation des usages des espaces ouverts qui ne tient pas compte des pratiques populaires : une telle politique « se traduit entre autres par un masquage de la marginalité et une mise sous contrôle des espaces publics » (Bonte, infra). L’article de Ballesta (infra) illustre quant à lui le tâtonnement juridique autour de la notion d’espaces libres, correspondant finalement aux espaces urbains « en plein air », c’est-à-dire non seulement des espaces verts mais aussi d’autres espaces à usage commun comme les rues et les places. Le statut juridique est ici défini par les usages et non par la propriété, qui peut être publique ou privée. De même, Marie Bonte (infra) évoque une définition plurielle de ce qui est public pour analyser la vie nocturne de Beyrouth. Elle propose notamment de penser le public et le privé non plus seulement comme des catégories juridiques et sociales, mais en termes de reconnaissance.

En termes de représentations, enfin, les points de vue des citadins, des acteurs publics et des chercheur·se·s sur les espaces ouverts sont souvent contrastés. Dans les villes méditerranéennes, il nous semble en particulier intéressant d’interroger la manière dont les espaces ouverts peuvent à la fois refléter des crises urbaines et être présentés comme des lieux d’innovation sociale et politique. Avec la fragmentation des paysages métropolitains, les espaces ouverts interstitiels sont parfois présentés comme des héritages d’une croissance urbaine mal gérée et d’un modèle urbain en crise, fondé sur l’étalement (Roux et Vanier, 2008) et sur un idéal de ville-campagne ou ville-nature insoutenable du point de vue éthique, esthétique et environnemental (Berque et al., 2006 ; Gibelli et Salzano, 2006). Toutefois, les appropriations citadines décrites dans les articles de ce dossier montrent qu’ils peuvent aussi être des lieux où s’inventent des réponses aux crises et peut-être de nouvelles modalités de vivre-ensemble dans la ville. À Athènes comme dans les jardins potagers de Rome (Sachsé, infra), Marseille (Consalès et Millas, infra) ou Istanbul (Oztürk, infra), l’appropriation par des citadins de portions d’espaces publics se traduit par un marquage de l’espace. Elle favorise une différenciation des formes urbaines, ce que Ballesta (infra) appelle une « choro-diversité », illustrant la créativité des citadins et dans certains cas des engagements citoyens collectifs, dans ce qui pourrait devenir des communs urbains (Festa, 2016). Toutefois, cette appropriation n’empêche pas l’accès à d’autres usagers, l’espace reste ouvert. Les espaces ouverts métropolitains questionnent ainsi la relation dialectique entre espaces urbains et citoyenneté, ces formes alternatives d’engagement et d’appartenance à la ville pouvant être à la fois source d’innovations politiques et de fragmentations socio-spatiales (Giband et Siino, 2013). L’interview de Marie Bonte (infra) montre notamment comment le réinvestissement des rues par des pratiques festives nocturnes dans le Beyrouth post-conflit revêt une dimension politique mais inclut aussi des formes de régulations privées socialement sélectives. La manière dont les politiques urbaines se saisissent des espaces ouverts traduit également cette tension, entre gentrification et laboratoires d’innovations sociales. Dans ce dossier, l’aménagement public d’un agriparc à Montpellier (Scheromm et Jarrige, infra) rappelle les figures récurrentes de la pensée urbanistique des espaces ouverts : le parc urbain, le panorama ou l’infrastructure verte (Banzo, 2015). Il illustre toutefois l’inflexion du projet politique initial : parti d’une vision de parc d’agrément mettant en scène une viticulture patrimoniale, la gestion du domaine a conduit à en faire un support d’insertion sociale puis un parc agroécologique nourricier en interaction avec les habitants du quartiers et des acteurs associatifs. Entre action publique top-down et initiatives bottom-up, les espaces ouverts métropolitains offrent ainsi un prisme intéressant pour analyser les transformations des villes méditerranéennes.

Les multiples facettes des espaces ouverts métropolitains

Pour illustrer cette problématique, trois parties structurent ce dossier : la première aborde les espaces ouverts à l’échelle métropolitaine, dans l’histoire de la pensée scientifique et de l’aménagement urbain. La seconde analyse les appropriations citadines des espaces publics urbains interstitiels (rues, places, quais, etc.) et leur régulation. La troisième montre comment l’agriculture s’immisce dans les espaces urbains délaissés ou peu propices à l’urbanisation.

Les espaces ouverts, reconnus comme partie intégrante des métropoles

Cette première partie propose un cadrage de la notion d’espace ouvert, comme concept scientifique et comme catégorie d’aménagement, en l’abordant à l’échelle métropolitaine.

Monique Poulot interroge la place qu’occupent les espaces ouverts dans la fabrique métropolitaine. Cette notion est apparue dans les années 1960 pour qualifier les « qualités urbaines » offertes par les espaces naturels et ruraux situés dans les villes ou à leur périphérie. Délaissée pendant plusieurs décennies, elle connait un regain d’intérêt pour les urbanistes qui, au nom du développement durable, l’intègrent de plus en plus au projet urbain. Les chercheur·e·s montrent également que l’accès aux espaces ouverts et la diversité des usages qui s’y déploient deviennent des composantes à part entière de l’habitabilité urbaine. Cette lecture révèle l’actualité de la notion via les nouvelles territorialités qui se dessinent dans les espaces ouverts situés entre villes et campagnes, tout en reconnaissant les différentes postures d’appropriation qui sont à l’œuvre, entre mise à distance, reconnaissance, et transaction. Monique Poulot illustre son analyse théorique à partir du cas de l’agriurbanisme qui est à la fois une tentative conceptuelle et opérationnelle d’intégration des espaces agricoles au projet urbain, et une pratique habitante qui incorpore les espaces et les pratiques agricoles au mode d’habiter urbain.

Lucette Laurens prolonge cette lecture ville-campagne des espaces ouverts en se focalisant sur la reconnaissance des enjeux environnementaux des garrigues méditerranéennes. En s’appuyant sur les trajectoires de reconnaissance de ces garrigues par les politiques publiques, elle illustre comment les garrigues du Nord de Montpellier sont passées du statut d’espaces vides, simples interstices dans le maillage du projet d’aménagement, à la reconnaissance du statut d’espace ouvert, contribuant à la protection de la biodiversité et à la multifonctionnalité territoriale. Désinvestis par l’agriculture et oubliées du développement urbain, ces « vides agraires » seraient en train de se constituer en nouvelles infrastructures vertes de la fabrique métropolitaine contemporaine.

Cette lente intégration des espaces naturels et agricoles dans les projets de planification est au cœur de l’article proposé par Jean-Noël Consalès et Alain Millias qui aborde les espaces ouverts de la métropole d’Aix-Marseille Provence du point de vue de l’urbanisme opérationnel. Vus de la ville, les espaces ouverts constituent un « jardin ». La notion de Métropole Jardin est mobilisée pour lire le fait métropolitain au prisme des relations ville-nature. Au sein d’un territoire urbain polycentrique, l’espace métropolitain englobe plusieurs paysages à caractère de nature, nommés jardins : le jardin d’agrément (massifs), le jardin nourricier (plaines), les jardins de proximité (interstices urbains). Cette lecture fondée sur un paysagisme d’aménagement montre la diversité des interactions entre ville et nature à prendre en compte dans la planification et l’urbanisme métropolitains. Elle conduit à repenser l’urbanisme opérationnel, à innover pour valoriser la multifonctionnalité des espaces ouverts.

Les espaces publics urbains investis par les citadins

Cette deuxième partie analyse les appropriations citadines des espaces publics urbains interstitiels et leur régulation.

À Rabat, Abdellah Moussalih, Luc Gwiazdzinski et Aziz Iraki étudient comment l’aménagement récent des quais en promenade de type waterfront, un lieu à visiter, « une scène où voir et être vu », conduit à remodeler les usages traditionnels des berges, auparavant perçues comme « des terrains vagues mal fréquentés, des lieux de marginalité ». L’article éclaire les conflits de représentations et d’usages de cet espace ouvert entre les stratégies de normalisation et de contrôle des autorités urbaines et les pratiques quotidiennes des habitants-usagers. Le quai est présenté par les auteurs comme « un lieu d’affrontements symboliques entre des logiques d’appropriations traditionnelles, déviantes, et un modèle plus conforme aux standards internationaux et aux clichés du marketing urbain ».

À Athènes, le portfolio de Jordi Ballesta permet de comprendre comment les habitants entretiennent et enrichissent le paysage des espaces publics à partir de deux cas concrets : l’aménagement des trottoirs de la banlieue de Pendelli par les riverains et la transformation des terrains vagues entourant les immeubles du Village Olympique en jardins d’agrément grâce à des ententes de voisinage. L’auteur souligne que « la puissance publique délègue tacitement aux habitants une part de ses compétences d’aménagement » en tolérant ces pratiques « vernaculaires ». Ces « débordements fonciers », ces « micro-aménagements » sont en effet réalisés par les habitants eux-mêmes spontanément sur des espaces publics que la ville ne gérait pas. Ils créent des paysages urbains composites : les photos de Ballesta montrent une grande diversité de formes, d’esthétiques, mais elles traduisent un marquage de l’espace par ses habitants. La végétalisation apparaît en particulier comme une forme d’appropriation consensuelle de ces « espaces libres ». Les limites deviennent floues entre espace domestique, privé et public, entre usages individuels et communs.

À Beyrouth, Marie Bonte montre comment les héritages des conflits passés influencent la vie nocturne, sa régulation et les espaces qu’elle investit progressivement, à mesure que la ville se reconstruit. L’auteure développe en particulier une réflexion sur les catégories d’espace ouvert/fermé et public/privé en comparant les pratiques festives dans la rue et dans les bars ou boîtes de nuit. La régulation passe par la sélection des usagers et un contrôle social fort, y compris dans les rues, dont l’accès est parfois surveillé par des vigiles privés qui filtrent les « individus indésirables » sous couvert de sécurité. Dans un contexte de rareté des espaces publics à Beyrouth, les rues la nuit apparaissent comme un espace de liberté et certains établissements nocturnes, pourtant des espaces juridiquement privés, peuvent jouer un rôle d’espace socialement public, permettant l’expression « d’affiliations ou d’affinités politiques » ou au contraire d’espace neutre, « terrain d’exercice idéal de citadinités en train de se refaire ». Les pratiques festives peuvent finalement être un mode de contestation, une forme de subversion morale et politique, quand elles sont destinées à être vues et entendues dans l’espace public.

Les appropriations citadines des espaces urbains interstitiels invitent ainsi à dépasser les catégories d’espaces publics ou privés. Elles illustrent aussi différentes modalités du vivre-ensemble dans la ville, allant de la cohabitation anonyme des usagers des quais de Rabat jusqu’à l’organisation des voisins du Village Olympique et à la différenciation des lieux où chacun peut ou non faire la fête à Beyrouth.

Cultiver les espaces ouverts délaissés par l’urbanisation

Cette troisième partie montre comment l’agriculture se développe dans des interstices délaissés par l’urbanisation. Ces pratiques, inégalement reconnues par les pouvoirs publics selon les villes, créent des liens sociaux favorables au vivre ensemble à l’échelle des quartiers.

Ümmühan Oztürk étudie les jardins urbains (bostan) de la muraille d’Istanbul. Elle retrace l’histoire de ces jardins classés au patrimoine mondial par l’UNESCO, investis par des familles de migrants ruraux, mais toujours menacés de destruction par la ville. Cette étude de cas illustre le décalage grandissant entre les jardiniers qui travaillent la terre et vivent des bostan, et les projets municipaux mus par une logique d’aménagement urbain néolibéral. Ces projets excluent les activités de jardinage, tout en se revendiquant de la protection du patrimoine culturel et naturel. Une lutte à l’issue incertaine oppose alors la municipalité aux habitants organisés en associations de défense du patrimoine, faisant des espaces jardinés un lieu où s’élaborent des solutions alternatives face aux modèles de croissance économique dominants.

À Rome, Victoria Sachsé observe aussi que les espaces ouverts jardinés sont portés par un mouvement social qui renouvelle l’habiter urbain. Son enquête géographique suggère que l’urbanisme fragmentaire, caractéristique des villes méditerranéennes, a permis le développement interstitiel du jardinage urbain dans des espaces verts, notamment des parcs abandonnés et négligés par les services de la ville. Véritables innovations sociales, ces expérimentations jardinières reposent sur un agir commun qui renouvelle la pratique d’aménagement et le rapport à la propriété. Elles sont mues par la crise alimentaire qui a poussé des habitants à investir des lieux inoccupés et à s’auto-organiser pour aménager des jardins collectifs urbains.

Mais, a contrario, la reconquête d’un espace agricole urbain peut aussi être le fruit d’une politique volontaire d’aménagement. C’est l’exemple d’un agriparc urbain étudié par Pascale Scheromm et Françoise Jarrige à Montpellier, programmé dans l’aménagement d’une zone d’aménagement concertée (ZAC). Les fonctions et la gestion de cet espace ouvert ont cependant évolué en dix ans, avec l’invention chemin faisant d’une gouvernance multi-acteurs. À l’inverse des cas précédents, c’est la municipalité qui est à l’origine de l’espace ouvert, l’implication citoyenne s’affirmant plus tard, à côtés d’opérateurs économiques aux profils variés : une association écologique et humaniste, une entreprise d’insertion par l’agriculture, un viticulteur prestataire et une association de jardiniers du quartier. À la différence des cas précédents, la sécurité foncière de l’agriparc, qui n’est pas menacé d’urbanisation, a pour corollaire un certain retrait des habitants pour qui cet espace municipal ressemble plus à un parc urbain qu’à un lieu où ils expérimentent de nouvelles pratiques agri-urbaines.

Conclusion

Au fil des articles, ce dossier dévoile quelques spécificités méditerranéennes des espaces ouverts. Si dans la plupart des cas, ces espaces connaissent une revitalisation récente, ils correspondent parfois à des formes agraires historiques de la ville méditerranéenne, à l’image des bostan irrigués intra-urbains d’Istanbul, ou des garrigues et massifs périurbains de Montpellier et Marseille. Explorer les espaces ouverts métropolitains nécessite alors de combiner les échelles temporelles chères à Fernand Braudel (1958) : la longue durée pour comprendre l’histoire de ces espaces et le poids des héritages dans certaines pratiques encore observables aujourd’hui ; et les temporalités plus courtes qu’éclairent des ruptures récentes reconfigurant les formes et fonctions des espaces ouverts. Ainsi, le conflit libanais, les Jeux Olympiques de 2004 à Athènes, la crise économique de 2008, mais aussi les agendas des injonctions politiques autour du développement durable, ont infléchi la reconnaissance des espaces ouverts suivant des trajectoires propres à chaque contexte. Cette imbrication des temporalités explique la double dynamique d’institutionnalisation et d’appropriation citoyenne des espaces ouverts autour d’enjeux pluriels tenant à la vie urbaine, à la nature, au patrimoine, à l’agriculture et l’alimentation, notamment.

Ces trajectoires témoignant d’une reconnaissance accrue des espaces ouverts métropolitains ne sont pas propres au monde méditerranéen. Il s’agit en effet d’une tendance globale, ou plutôt de manifestations locales en réponse à un phénomène de métropolisation qui élargit l’espace urbain bien au-delà des limites bâties. Des spécificités méditerranéennes apparaissent cependant dans les formes prises par certaines trajectoires des espaces ouverts. Une première spécificité tient à la richesse paysagère et écologique des espaces naturels et agricoles qui environnent les villes méditerranéennes, juxtaposant de vastes espaces de nature « vides d’habitants » (garrigues, massifs) avec des plaines agricoles sous forte pression urbaine, exiguës et fortement aménagés (vignoble, verger et maraîchage irrigués), en plus des interstices urbains que l’on retrouve ailleurs. Une autre spécificité tient au contrôle public intermittent ou partiel, ne régulant pas tous les usages de l’espace public. Ce flou tient en partie à une incomplétude de l’action publique, mais il tient aussi à des caractéristiques culturelles du monde méditerranéen où l’espace domestique s’étend traditionnellement au-delà du domaine de la maison et du jardin privé. En atteste le grand nombre de bancs et placettes occupés en journée par les habitants. Les espaces ouverts sont parfois des lieux cachés (à l’ombre des murailles d’Istanbul) ou des espaces si vastes qu’ils permettent l’anonymat (les garrigues, les quais de Rabat). Les habitants y trouvent des lieux pour des pratiques intimes ou ludiques qu’ils ne peuvent pas exercer dans l’espace domestique. Ceci souligne le rôle clé de l’informalité (Bennafla, 2015) dans la régulation des espaces ouverts métropolitains, l’importance des normes sociales par rapport aux normes juridiques. L’informalité peut être sous-entendue dans le droit, à l’exemple des « espaces libres » grecs. Elle peut aussi conduire à un contrôle privé de l’espace de la rue, comme illustré à partir de la vie nocturne à Beyrouth. Ainsi, les espaces ouverts offrent un prisme d’analyse original de la fabrique urbaine par ses marges, permettant de questionner les liens entre ville et nature, entre normes et usages en Méditerranée.

Remerciements

Les réflexions autour de ce dossier spécial ont bénéficié des activités réalisées dans le cadre de l’axe 4 du programme de l’École Française de Rome « Métropoles : crises et mutations dans l’espace euro-méditerranéen », qui porte sur la gouvernance des espaces ouverts métropolitains.

COLINE PERRIN ET CHRISTOPHE-TOUSSAINT SOULARD

Coline Perrin est chargée de recherche en géographie à l’INRAE (UMR Innovation) et enseignante-consultante à Montpellier Supagro depuis 2010. Ses recherches portent sur l’interface entre l’urbanisme et l’agriculture, et sur les systèmes alimentaires urbains en Méditerranée.

coline.perrin@inrae.fr

Christophe-Toussaint Soulard est ingénieur de recherche HDR en géographie à l’INRAE (UMR Innovation). Ses recherches et les thèses qu’il dirige portent sur les dynamiques agricoles autour des villes, sur les politiques alimentaires urbaines, et sur les enjeux de justice alimentaire, en France, en Méditerranée, et aux États-Unis.

christophe.soulard@inrae.fr

Illustration de couverture: Un interstice urbain non bâti à Valencia (quartier Cabañal) en Espagne (C. Perrin, 2018)

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Sommaire du dossier

Les espaces ouverts, reconnus comme partie intégrante des métropoles

Les espaces ouverts dans la fabrique métropolitaine : quels questionnements ? Par Monique Poulot

Les garrigues nord montpelliéraines : des espaces ouverts métropolitains ? Par Lucette Laurens

Aix-Marseille Provence : une Métropole-Jardin, par Jean-Noël Consalès et Alain Millias

Les espaces publics urbains investis par les citadins

Entre fabrique d’espace public et émergence de l’individu métropolitain, la transformation du quai de Rabat (Maroc), par Abdellah Moussalih, Luc Gwiazdzinski et Aziz Iraki

Portfolio : Créer de la chôro-diversité urbaine dans les espaces libres athéniens, par Jordi Ballesta

Entretien : Espaces publics, espaces ouverts ? Pratiques festives, régulations et normativité dans un Beyrouth post-conflit, avec Marie Bonte

Cultiver les espaces ouverts délaissés par l’urbanisation

Vulnérabilité et résistance des bostan (jardins potagers) millénaires d’Istanbul, par Ümmühan Öztürk

L’agriculture comme nature en ville ? Le cas de l’Agriparc du Mas Nouguier, Montpellier, France, par Pascale Scheromm et Françoise Jarrige

Planification informelle dans la ville de Rome : l’émergence des jardins partagés comme nouvelles formes de communs, par Victoria Sachsé

Pour citer cet article : Perrin C. et Soulard C.-T., 2020, « Villes méditerranéennes : regards sur les espaces ouverts métropolitains », Urbanités, Villes méditerranéennes : regards sur les espaces ouverts métropolitains, janvier 2020, en ligne.

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