#6 / Le compteur d’électricité aux favelas : l’espace public entre normes et défiance
Francesca Pilo’
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Perçue comme un « problème urbain », la favela fait historiquement l’objet d’un processus de différenciation socio-politique du reste de la ville qui repose simultanément sur la non-conformité aux normes relatives à la production physico-spatiale de l’habitat, sur l’irrégularité du statut foncier et sur des représentations sociales stigmatisantes qui contribuent à perpétuer de véritables « dogmes » à leur égard (Valladares, 2006). Les réseaux techniques urbains participent doublement de la définition de ce processus de différenciation. En même temps que la précarité visible des réseaux urbains est un élément de définition de cette catégorie de quartier ou de forme urbain(e)1, les pratiques des branchements clandestins participent de surcroît à la construction d’un processus d’étiquetage (Becker, 1985) des habitants des favelas et à la persistance d’une construction sociale et spatiale des favelas en tant que marges urbaines. Dans le cadre de l’analyse du service d’électricité, la dimension commerciale de ces logiques d’étiquetage est évidente, car il s’agit d’abord de la règle du paiement des factures qui est en question. Dans la pratique, bien que les pertes commerciales ne soient pas uniquement attribuables aux favelas2, elles ont un poids non négligeable dans la construction des représentations sociales à l’égard de leurs habitants. D’une part, l’accès irrégulier au réseau est affirmé par l’entreprise de distribution et perçu au sein de la société comme une pratique qui contribue à différencier les contours de la « ville formelle » et de la « ville informelle ». D’autre part, il est également dénoncé comme à la charge des autres usagers du service, étant donné que, dans le système tarifaire brésilien, les pertes commerciales3 sont compensées par une augmentation généralisée des tarifs.
Cet article s’intéresse à un projet de régularisation de l’accès au service d’électricité dans les favelas de Rio de Janeiro, visant à mettre fin aux branchements clandestins et à réduire ainsi les pertes commerciales. Ce projet, censé participer à la production socio-spatiale d’un certain ordre urbain, sera interrogé à travers les modes de construction de la relation entre droits et devoirs rattachés au statut d’abonné. C’est donc bien la relation commerciale contractuelle qui nous intéresse ici. Comment cette « mise en ordre » par le réseau est-elle négociée entre l’entreprise et les abonnés ? La régularisation du service permet-elle de construire la confiance minimale nécessaire à l’adhésion à des règles partagées pour penser la durabilité de la relation commerciale de demain ?
Nous aborderons ces questions à partir de l’analyse du volet socio-technique de la régularisation : la réfection du réseau et l’installation des compteurs, outils ayant un rôle primordial dans le maintien de l’équilibre contractuel (Akrich, 1989) ainsi que dans la construction d’une relation de confiance entre les abonnés et l’entreprise (Hatchuel, 2000 ; Chatzis, 2006 ; Barraqué, 2013). Cet article s’appuie sur l’analyse du projet de régularisation du service d’électricité mis en place en 2010 dans la favela de Cantagalo, située sur une colline entre les quartiers très valorisés de Ipanema et Copacabana (zone sud de la ville) (photographie 1).
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Cet article repose sur des données empiriques produites à partir de l’observation directe portant sur les interactions entre les agents de l’entreprise de distribution et les abonnés dans le cadre d’un guichet commercial installé dans la favela de Cantagalo en 20114. Ce cadre d’investigation s’avère exceptionnel dans la mesure où il s’agit de guichets qui sont généralement installés dans les favelas uniquement de manière temporaire, lors des premiers mois de l’introduction d’un projet de régularisation du service. Ce dispositif commercial nous a ainsi permis de saisir la régularisation « en cours », « en situation », au cœur des négociations pouvant surgir dans la construction de la relation entre droits et devoirs et donc des règles régissant la relation commerciale entre les habitants de la favela de Cantagalo et les agents de la Light.
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La régularisation du service d’électricité dans un nouveau contexte socio-politique
Pour comprendre l’émergence des pertes commerciales comme enjeu à part entière, il est nécessaire de remonter au milieu des années 1990, lorsque la concession de la distribution du service a été confiée à une entreprise privée, dans le cadre d’une réforme plus large du secteur électrique. Dans ce contexte, Light, l’entreprise historique de distribution de l’électricité de la ville de Rio de Janeiro, met en place depuis 1998 des projets dits de régularisation de l’accès au service, afin de mettre fin aux branchements clandestins et de réduire ainsi les pertes commerciales. Ces projets n’ont pourtant atteint que des résultats partiels au cours de ces quinze dernières années. Les pertes commerciales persistent et la qualité du service est extrêmement faible.
Sans revenir en détail sur les déterminants qui concourent à la faible durabilité de ces projets (Pilo’, 2015), nous avons pu constater que la territorialisation d’un large nombre de favelas par des narcotrafiquants est indéniablement un élément qui revient de manière prépondérante dans le discours de l’entreprise de distribution pour expliquer ces pertes commerciales. Particulièrement à partir des années 1990, l’expansion du trafic de drogue a été en effet accompagnée par l’installation progressive de gangs liés à cette activité dans les favelas. Au-delà d’une intense restriction de l’exercice de leurs droits par les habitants, les gangs imposent également des contraintes aux opérateurs des services urbains qui se matérialisent par des menaces exercées contre les agents de l’entreprise, notamment lors des opérations de débranchement pour impayé. Cela étant, le cadre d’action des projets de régularisation du service a pourtant considérablement changé depuis 2008, suite à la mise en place d’une politique de sécurité publique en direction des favelas par le gouvernement de l’État de Rio. Sous l’impératif de sécurisation de la ville, dans le cadre de l’accueil de plusieurs événements internationaux, l’État procède à l’installation « d’unités de police pacificatrice » (UPP) censées rétablir le contrôle territorial étatique, améliorer les rapports entre les populations et la police, historiquement marqués par le recours à une violence indiscriminée, ainsi que garantir le respect des droits fondamentaux.
Alors que, dans les faits, les violences policières sont encore courantes, le rôle de la police en tant qu’« institution de marché » (Foucault, 2004 : 343) semble rempli. La présence policière s’avère en effet un déclencheur du processus de régularisation des relations marchandes avec les opérateurs des services, auparavant ébranlées ou monopolisées par les gangs5. C’est dans ce contexte d’articulation entre contrôle spatial et reconstruction d’un marché que nous nous intéressons à la politique de régularisation de l’accès au service d’électricité dans les favelas de Rio de Janeiro.
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La régularisation socio-technique dans la favela de Cantagalo : une manifestation de confiance ?
S’intéresser aux modalités d’accès au service d’électricité dans les favelas de Rio de Janeiro nécessite d’abord de se confronter à des conditions hétérogènes en termes de statut face à l’entreprise de distribution. Alors que, dans certaines favelas, le nombre d’abonnés peut être très faible par rapport à l’ensemble de la population, le branchement clandestin sur le réseau étant la modalité principale d’accès, dans d’autres favelas, la presque totalité des habitants sont officiellement abonnés de l’entreprise. La favela de Cantagalo est un exemple concret de cette deuxième configuration : des 1 635 abonnés actuels, 1 045 l’étaient déjà lors de la mise en place du projet de régularisation de l’accès au service en 2011. Pourtant, les résultats commerciaux étaient tout de même très négatifs avant la mise en place du projet : les pertes commerciales s’élevaient à 68 % et le taux d’impayé à 79 % (Kelman, 2012).
Dans ce cadre, l’entreprise a effectué des choix socio-techniques qui peuvent être considérés comme plutôt classiques lors des actions de régularisation du service d’électricité dans les favelas depuis les années 1990. Seules les parties du réseau considérées comme étant les plus endommagées ont été modernisées et la puissance du système a été améliorée grâce à l’installation de trente-huit nouveaux poteaux et de cinq transformateurs, pour un investissement total d’environ 900 000 reais [environ 372 000 euros au taux de 2011] (Light, 2010). Ces actions sur le réseau ont été accompagnées d’un enregistrement des habitants, ce qui a permis une augmentation d’environ 600 abonnés (hausse de 56 %). Ces derniers ont été équipés de nouveaux compteurs individuels, alors que les abonnés qui avaient déjà été enregistrés auparavant ont fait l’objet d’une visite technique, afin de déterminer l’état de leur compteur et de leur installation domiciliaire. Seuls les compteurs en mauvais état ont été changés.
Si ces choix socio-techniques peuvent être considérés comme conventionnels dans les actions menées par l’entreprise dans les favelas, ils ne sont plus la norme mais l’exception depuis 2009, depuis que l’entreprise a commencé à installer des technologies anti-fraude et à télémesure, dans le cadre de sa stratégie plus large de lutte contre les pertes commerciales (Pilo’, 2015). Confronter brièvement les choix socio-techniques effectués à Cantagalo avec ceux réalisés dans la plupart des favelas en voie de régularisation du service s’avère fructueux pour préciser la manière dont les outils socio-techniques peuvent être mobilisés pour reconfigurer les relations de pouvoir et introduire des normes de comportement conformes à un service public marchand.
D’abord, contrairement aux favelas où l’entreprise a misé sur la sécurisation du réseau par un système de mesures anti-fraude et centralisé, à Cantagalo, aucune technologie anti-fraude n’a été installée sur le réseau, via l’enterrement des câbles ou leur protection, et les compteurs sont un modèle électromécanique classique : la vulnérabilité à la fraude est avérée. De plus, dans le système anti-fraude, les abonnés n’ont pas un accès direct aux compteurs, qui sont installés dans des armoires blindées, localisées dans la rue et uniquement accessibles aux agents de l’entreprise. Au contraire, à Cantagalo, les compteurs ont été installés directement sur les murs extérieurs des habitations, permettant ainsi un libre accès des abonnés à ces équipements (photographie 2). Enfin, au niveau opérationnel, des tâches telles que la lecture, le débranchement et le rebranchement doivent nécessairement être effectuées par des équipes de l’entreprise, dépêchées sur place, contrairement au système centralisé où elles sont réalisées par voie télémétrique depuis le siège de l’entreprise.
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Ces choix socio-techniques doivent être confrontés à l’héritage d’une relation commerciale à enjeux spécifiques. Les opérations commerciales de lecture du compteur, de débranchement et de rebranchement peuvent en effet être des moments potentiellement délicats (et conflictuels) de la relation entre les abonnés et l’entreprise. Les importantes pertes commerciales dans les favelas montrent que l’entreprise n’est pas forcement gagnante dans ce rapport de force. Le système technique sécurisé et centralisé installé dans d’autres favelas révèle ainsi une volonté de reconfigurer les rapports de force dans le cadre du service, en procédant à une application stricte des règles régissant la relation marchande : celle du paiement des factures et de débranchement des clients en cas d’impayé. Dans les faits, ce système, censé minimiser le risque d’échec de la relation commerciale selon le point de vue de l’entreprise, se fonde sur une méfiance vis-à-vis des abonnés, qu’il participe à produire (Pilo’, 2015). Peut-on alors lire le projet socio-technique à Cantagalo comme l’expression d’une volonté de « faire confiance » aux abonnés dans une démarche de rétablissement de la relation commerciale contractuelle auparavant en échec ? S’agit-il d’une tentative d’introduire des règles régissant la relation commerciale par la confiance ?
Les raisons qui ont déterminé ces choix techniques sont plutôt à chercher dans des logiques financières propres à l’entreprise, qui a fait le pari suivant sur la régularisation de Cantagalo : « quels résultats commerciaux avec des investissements limités ? » (responsable de l’unité « régularisation et contrôle des communautés », Light, 5/9/2011). Ce pari est justifié par l’entreprise par deux facteurs principaux : un nombre relativement important d’abonnés déjà enregistrés auparavant et des conditions topographiques de la favela considérées comme peu adaptées à l’installation du système centralisé. En effet, la forte densité de la favela et la présence de voies très étroites sont avancées comme des obstacles techniques pour l’enterrement du réseau et le transport des poteaux. Les conditions du réseau après la régularisation du service montrent pourtant que cette régularisation « expérimentale » semble plutôt un palliatif qui n’a que faiblement amélioré la qualité du service (photographie 3).
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Ces modes de régularisation socio-technique ébranlent aussi la confiance des abonnés dans un système qui peine à instaurer les conditions nécessaires à leur adhésion à la nouvelle relation entre droits et devoirs. Les conflictualités qui en découlent s’expliquent d’abord par la place octroyée à l’espace public en tant que support territorial de la mise en œuvre des règles contractuelles.
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Les règles marchandes à l’épreuve de l’espace public : de l’individuel à l’épreuve du collectif
Dans le classique de la littérature brésilienne, A casa e a rua (« La maison et la rue »), R. da Matta (1997) analyse la perception de ce qui est de l’ordre de la maison, du privé, et de ce qui est considéré comme relevant de l’ordre de la rue, de l’espace public, selon une vision duale de la perception et du comportement individuel. Alors que la maison est l’espace de la cordialité et de la protection où l’on dicte ses propres règles, la rue, l’espace public, est considérée comme un espace « dangereux […], autoritaire, où s’exerce l’imposition de la loi qui, en rendant égaux, subordonne et exploite » (Da Matta, 1997 : 59). Les conflits que nous avons pu observer auprès du guichet commercial de Cantagalo relèvent également de la frontière entre espaces public et privé en termes de conduite et de normes à respecter. La dimension marchande de cette relation pèse pourtant dans la définition des enjeux sous-jacents à cette « mise aux normes » des comportements individuels. C’est la question de la confiance dans la mise en œuvre de la relation marchande qui est en jeu.
Les réclamations principales des abonnés auprès du guichet portaient en effet sur le montant affiché dans la facture, généralement considéré comme trop élevé par rapport à leur consommation. Si, dans ce contexte, ce sont d’abord les modes de consommation qui font l’objet d’une investigation de la part des agents, notamment le taux d’équipement et les usages, afin de comparer approximativement le montant consommé à celui facturé, la discussion glissait vite vers la remise en question de l’intégrité du compteur, censé « dire la vérité » sur le comptage. L’extrait suivant, issu de l’observation effectuée au point d’accueil commercial à Cantagalo, illustre bien cette dynamique.
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Arriver à une entente entre les abonnés et l’entreprise sur l’équilibre entre consommation et capacité de paiement est une question très délicate, notamment parce que la relation commerciale est relativement nouvelle. De plus, la localisation du compteur dans l’espace public contribue à nourrir la construction d’une défiance envers les voisins en même temps qu’elle fragilise l’adhésion individuelle au contrat. En effet, le principe d’individualisation de la consommation et de paiement suppose de garantir un environnement où le compteur ne peut pas être corrompu, notamment par « les autres ». Comme l’avancent P. Lascoumes et V. La Hay (2010) concernant le lien entre respect des normes et confiance : « plus les comportements des autres (individus et organisations) sont imprévisibles et potentiellement menaçants et plus la défiance générale est élevée » (p. 75). Or, dans l’équilibre souhaité par l’entreprise entre droits et devoirs, la localisation du compteur dans l’espace public suppose en effet un scénario idéal fondé sur deux processus antinomiques : soit l’absence de nécessité de surveillance du compteur, la confiance entre voisins étant suffisamment importante pour que le doute de corruption du compteur ne s’installe pas parmi les abonnés, soit une surveillance stricte de la part de l’entreprise, comme garantie d’une mise en ordre fantasmée des comportements illicites potentiels autour du compteur dans l’espace public. Il est alors d’autant plus nécessaire de s’intéresser aux responsabilités autour du compteur.
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La « mise en ordre » de l’espace public : qui surveille quand personne ne surveille ?
Explorer les conflits dans l’instauration de la relation commerciale à travers les responsabilités autour du compteur permet partiellement d’expliquer les limites posées par ces choix socio-techniques. D’un point de vue juridique, les responsabilités autour du compteur sont relativement claires. Selon la loi des concessions de 1995, les compteurs sont des outils dont l’intégrité est une responsabilité partagée entre l’abonné et l’entreprise. D’une part, les abonnés ont l’obligation d’informer les pouvoirs publics et l’entreprise concessionnaire des irrégularités éventuelles dans la prestation du service et de contribuer aux bonnes conditions de préservation des biens publics par lesquels les services sont fournis (art. 7, loi 8.987/1995). Par cette disposition, l’intégrité du compteur est donc d’abord sous la responsabilité de l’abonné, ce qui le responsabilise également en cas de constat de fraude. D’autre part, l’entreprise est responsable du contrôle de l’intégrité des biens publics liés à la prestation du service (art. 31, loi 8.987/1995). Par la responsabilisation conjointe de l’abonné et de l’entreprise, cette loi est finalement l’expression de l’engagement mutuel nécessaire au respect du contrat établi. Or, la mise en œuvre de cette règle contractuelle est remise en cause par les abonnés, car elle fait abstraction du contexte urbain spécifique dans lequel elle est appliquée. En effet, la mise en œuvre de cette disposition peut s’avérer faiblement problématique lorsque le compteur est installé à l’intérieur du logement, d’autant plus dans les quartiers formels où la majorité des bâtiments sont surveillés par des portiers. En revanche, dans le contexte des favelas, les conflits surgissent d’abord en raison des difficultés à contrôler individuellement un outil qui se trouve physiquement dans un espace accessible à un grand nombre de personnes. Cette configuration est dénoncée par les abonnés qui y voient l’expression d’une asymétrie des responsabilités entre l’abonné et l’entreprise. Des demandes de contrôle par l’entreprise sont ainsi souvent formulées par les abonnés.
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Or, si l’entreprise ne se charge pas du contrôle, c’est alors aux abonnés de se débrouiller pour que cette défaillance ne soit pas à leur désavantage.
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Ces dialogues permettent de faire émerger la dimension normative et éthique sous-jacente aux conflits exposés. En effet, la remise en discussion du paiement de la part des habitants et la demande de surveillance des compteurs auprès de l’entreprise sont des formes de justification qui se réfèrent à des principes du juste et de l’injuste traitement des abonnés d’abord dans le cadre de la relation commerciale. Mais, au-delà, les justifications des abonnés contestent le bien-fondé d’une vision de la citoyenneté reposant sur des logiques marchandes. Cette contestation relève d’une importance particulière dans les favelas, puisque l’usage de cette notion y est souvent territorialisé et instrumentalisé par les acteurs institutionnels (pouvoirs publics et opérateurs de services) pour induire une « mise en ordre » des comportements. Finalement, ces justifications semblent renvoyer à des valeurs d’économie morale6 (Thompson, 1971) qui remettent en question le système de normes de comportements supposées par la régularisation du service, lorsque les conditions de sa mise en œuvre sont considérées par les habitants comme injustes.
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L’analyse du volet socio-technique de la régularisation a permis d’explorer partiellement les modes de construction de la relation commerciale contractuelle et de dévoiler les limites de ce processus en termes d’instauration progressive d’une relation de confiance auparavant en échec. Les objectifs de « normalisation » et de « mise en ordre » par le réseau semblent en effet évacuer le fait que les outils socio-techniques représentent une forme de médiation entre l’homme et son environnement mais aussi qu’ils s’inscrivent dans un espace dont l’héritage, en termes de méfiance au sein de la relation commerciale, est un enjeu premier à prendre en compte dans le retissage de cette relation. Finalement, cette analyse fait émerger la dimension relationnelle du rapport, entre ordre et normes, qui est en jeu à travers la régularisation du service. Plus qu’un consentement intériorisé ou des protestations contestataires, la régularisation à Cantagalo semble faire l’objet de négociations quotidiennes qui font apparaître des conceptions en tensions entre un traitement juste ou injuste dans le maintien d’une relation marchande caractérisant la délivrance d’un service public. Cela invite finalement à réfléchir sur les modes d’appropriation et d’interprétation des normes par les usagers, dont l’analyse peut permettre de comprendre les freins et les limites de l’approche mobilisée.
FRANCESCA PILO’
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Francesca Pilo’ est chercheur associé au LATTS (Université Paris-Est) et post-doctorante au CESSMA (Université Paris Diderot) dans le cadre du programme DALVAA financé par le programme Émergences (ville de Paris). Ses recherches portent sur l’étude des politiques de gestion et d’accès au service d’électricité dans les quartiers irréguliers des villes du Sud.
francescapilo.p AT gmail DOT com
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Couverture : le réseau d’électricité dans la favela de Cantagalo, zone sud de Rio de Janeiro (Pilo’, 2011)
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Bibliographie
Akrich M., 1989, « De la position relative des localités. Systèmes électriques et réseaux socio-politiques », Cahiers du Centre d’Études pour l’Emploi, 117-166.
Barraqué B., 2013, « Le compteur d’eau : enjeux passés et actuels », Revue SET, no10, 98-109.
Becker H. S., 1985, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Editions Métailié, 248op.
Cabanes R., 2014, Économie morale des quartiers populaires de São Paulo, Paris, L’Harmattan, 122op.
Chatzis K., 2006, « Brève histoire des compteurs d’eau à Paris, 1880-1930 », Terrains & travaux, vol.o11, no2, 159-178.
Da Matta R., 1997, A casa e a rua, Rio de Janeiro, Rocco, 163 p.
Foucault M., 2004, Sécurité, territoire, population : cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 435 p.
Hatchuel A., 2000, « Les métamorphoses de la confiance dans l’échange marchand. Petite histoire des compteurs d’eau », in Laufer R. & Orillard M. (éds.), La confiance en question, Paris, L’Harmattan, 353-370.
IPP-Rio, 2013, « Panorama dos Territórios UPP Pavão Pavãozinho/Cantagalo », rapport disponible sur : http://www.riomaissocial.org/territorios/pavao-pavaozinho-cantagalo/
Kelman J., 2012, « The Long and Winding Road. Rio Slums & the Electric Utility », Harvard Brazil Studies Program, 19 avril, présentation Power Point disponible sur : www.kelman.com.br/pdf/22JKinHarvard.pdf
Lascoumes P. & Le Hay V., 2010, « Chapitre 3 – Tolérance de la fraude et relations de confiance », in Boy D., Cautrès B. & Sauger N. (éds.), Les Français, des Européens comme les autres ?, Paris, Presses de Sciences Po, 73-108.
Light, 2010, « Light finaliza 1a etapa das obras de melhoria da rede elétrica da comunidade do Cantagalo », 29 décembre, article de journal on-line disponible sur : http://www.agenciario.com.br/materia.asp?cod=87981&codEdit=6#.VgpV73v9bmA
Pilo’ F., 2015, La régularisation des favelas par l’électricité. Un service entre Etat, marché et citoyenneté, thèse de doctorat en aménagement urbain et économie, Université Paris-Est, 505 p.
Thompson E. P., 1971, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century. », Past & Present, no50, 76-136.
Valladares L., 2006, La favela d’un siècle à l’autre, Paris, Editions de la maison des sciences de l’homme, Horizons américains, 229 p.
- L’IBGE, l’institut brésilien de géographie et statistique définit les favelas comme des agglomérats « hors normes » (aglomerados subnormais) constitués d’un minimum de 51 habitations caractérisées par l’absence de titre de propriété et ayant l’une des caractéristiques suivantes : irrégularité du tracé urbanistique et/ou précarité des services publics essentiels (collecte de déchets, eau et assainissement, électricité et éclairage public). [↩]
- Il est nécessaire de préciser que si la fraude d’électricité est essentiellement associée au segment de la population considérée comme « pauvre » et habitant dans les favelas, en réalité, c’est, dans le contexte brésilien, une pratique assez répandue chez plusieurs « catégories » d’usagers, appartenant tout autant au secteur commercial qu’aux classes sociales aisées. [↩]
- Les pertes commerciales, nommées également « pertes non techniques », sont attribuées à des stratégies de fraude, de vol ou d’erreur de lecture du compteur et sont ainsi directement liées à la gestion commerciale du service. Il s’agit de l’électricité fournie mais non facturée. [↩]
- L’agence commerciale était installée à Cantagalo auprès du siège de l’association des résidents de la favela, une fois par semaine (le jeudi) de 10 à 13 heures. Nos observations ont été réalisées entre septembre et octobre 2011, pendant cinq matinées. [↩]
- Après la mise en place de cette politique de sécurisation et dans le cadre de projets de régularisation du service que nous avons étudié, les gangs n’ont plus d’influence dans la gestion de la relation commerciale. [↩]
- La notion d’économie morale a été introduite pour la première fois par E. P. Thompson (1971) pour rendre compte des logiques et des valeurs sur lesquelles les classes populaires anglaises s’appuyaient dans le cadre des émeutes du prix des céréales dans l’Angleterre de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il entendait par cela s’opposer à une vision réductionniste de ces émeutes comme résultant du stimulus mécanisme de la faim et affirmer que ces révoltes exprimaient des conceptions de justice en matière de transactions économiques. Voir Cabanes (2014) pour une mobilisation de la notion dans les quartiers populaires de São Paulo. [↩]