Les villes américaines / Un choix de « bien vieillir » au temps d’Obama : des villages dans la ville
Christian Pihet
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L’article de Christian Pihet au format PDF
Aux États-Unis, comme ailleurs, les effets du vieillissement des populations mettent en tension les ressources économiques et les interactions sociales et culturelles. Ils présentent néanmoins quelques particularités par rapport aux sociétés d’Europe occidentale. La protection sociale y est moins forte au point que des historiens ont pu évoquer un « semi-État providence » (Katz, 2008). La variété et la succession des vagues migratoires dessinent un modèle social où les origines et les appartenances culturelles produisent des attachements communautaires vivaces. Les mobilités résidentielles sont plus fréquentes et se déroulent dans un espace étendu. Elles tendent à mettre plus à distance les liens familiaux, voire à les recomposer. Néanmoins, comme en Europe, se posent de nombreuses interrogations sur la place et le rôle des plus âgés, sur les réponses à accorder à leurs besoins spécifiques comme le financement des pensions et la création de services spécifiques par exemple. Ces interrogations se traduisent en intentions ou en initiatives publiques et privées.
Les concepts de « bien vieillir », de « vieillir en restant actif » (active ageing) se sont ainsi développés au cours des années 1990. Dans cette perspective, eu égard au contexte américain, notre attention s’est portée sur des formes supposées innovantes de ce bien vieillir, les « villages pour aînés » (elder villages). Le nombre de ces villages, villages d’ailleurs largement situés en ville, a cru tout au long des dernières années. Il ne s’agit pas de communautés fermées à l’instar des Sun cities de la Floride ou de l’Arizona mais de logements et de services qui s’inscrivent physiquement dans la ville ou la banlieue déjà existante. Dès lors, les questionnements présentés dans ce texte portent sur la forme et le contenu de ces structures, sur leurs relations avec l’environnement urbain, avec les organisations sociales et sur leurs natures inclusive ou ségrégative dans la ville. Que nous indiquent-elles sur les évolutions récentes des rapports sociaux et générationnels ? En quoi la réponse à des besoins spécifiques d’un groupe d’âge peut-elle contribuer à une cohérence sociale plus forte dans les villes ? Y a-t-il eu un lien entre le développement de ces villages et l’alternance politique de 2008 ? Le développement de ces villages a débuté pendant la présidence Bush et s’est poursuivi pendant l’ère Obama sans discontinuer ou s’accélérer ; par ailleurs cette dernière présidence s’est efforcée de réaliser le projet promis depuis longtemps par les Démocrates d’une assurance-maladie universelle. Alors que les plus de 65 ans avaient majoritairement voté pour les Républicains en 2008 « Obamacare » a-t-il réduit la prévention des électeurs âgés vis-à-vis de ce parti et de son candidat ?
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Des villages pour aînés, virtuels et largement urbains
Le choix du terme de village est a priori paradoxal car plus de 90 % des Américains de plus de 65 ans vivent dans des aires urbaines et périurbaines. En fait s’il renvoie évidemment au bref passé rural du pays et à l’image démocratique qu’il représente dans la mémoire collective, il met surtout en avant le concept de communauté de voisins, d’entraide et de partage de valeurs (Wood, 2002). Les villages pour aînés, « elder villages » qui se sont développés au début des années 2000 sont cependant pour la plupart situés en milieu urbain et suburbain. Autre paradoxe, ces villages sont invisibles dans le paysage urbain. Aucun bâtiment emblématique n’en marque le centre, et les appartements et maisons qu’ils regroupent sont dispersés au gré des trajectoires résidentielles des adhérents. Franchissant les limites des quartiers, des municipalités et des comtés, ils relèvent parfois de plusieurs territoires administratifs, au grand dam des services sociaux ou sanitaires, qui lorsqu’ils ont à intervenir ne peuvent les traiter suivant les règles de leurs instances d’appartenance.
En fait, le village est bien un lieu, mais c’est un lieu fabriqué, un lieu virtuel qui se surimpose à son environnement sans physiquement le modifier. Le village est une représentation, un espace vécu au sens de Frémont et de Graham Rowles (Frémont, 1999 ; Rowles, 1978). Cependant, même virtuel, il dispose quand même d’une certaine assise spatiale. En effet parce qu’il est fondé sur les services à rendre et sur les interactions entre adhérents, il rencontre des limites que sont les distances et les coûts qu’elles imposent. Bien souvent donc, il coïncide avec le périmètre d’un quartier urbain ou d’une municipalité périurbaine.
On peut aussi définir le village comme l’expression territoriale et fonctionnelle de la volonté de ses adhérents. Il a été conçu par eux et se maintient au fil des années parce que, chaque jour, l’engagement des villageois le fait vivre. Cette volonté résulte de contraintes qui se comprennent par l’histoire de la création de ces villages.
Le premier village pour aînés a été créé en 2001 à Boston, dans le quartier central et historique de Beacon Hill. Les fondateurs étaient une douzaine de résidents qui souhaitaient rester chez eux le plus longtemps possible. Or, la ville américaine n’est guère favorable à l’avance en âge. Les villes sont étalées et conçues prioritairement pour l’automobile. Les commerces se concentrent en périphérie et les réseaux de transport en commun, souvent discontinus, ne desservent pas tous les quartiers, y compris à Boston. À ces contraintes, il faut ajouter la distance par rapport aux aidants naturels que sont les enfants et autres parents. En effet, l’étendue du territoire américain et les mobilités résidentielles, souvent indispensables professionnellement et donc plutôt fortes, se conjuguent pour que, assez fréquemment, ces aidants soient assez loin de leurs parents. Les réseaux informels amicaux et de voisinage sont aussi parfois structurés par l’appartenance commune à la même génération, avec comme caractéristique des difficultés identiques à maintenir son autonomie lors de l’avance en âge.
Ces Bostoniens se sont donc associés et en mobilisant leurs propres ressources, d’abord financières, ont fondé une organisation capable de leur fournir les services dont ils avaient besoin. Il s’agit principalement d’aides à la maintenance des logements, aux courses et repas et aux soins. Le village peut alors acheter ces services à des fournisseurs privés1 ou s’appuyer sur le bénévolat et l’échange mutuel. Le principe de l’entraide permet de mutualiser et de réduire les coûts et aussi d’obtenir des aides de qualité. En effet, ces types de services sont coûteux pour des ménages et peuvent représenter, par exemple dans une métropole de la côte Est, jusqu’au quart du revenu mensuel. Ils peuvent aussi être fournis par les collectivités mais selon les personnes interviewées la qualité des services est moindre. Cette organisation mutuelle a été ensuite reprise pour les villages créés à la suite comme le montre un manuel publié par celui de Boston et accessible sur le site web du village (voir fig. 1).
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Il résulte de cet épisode deux traits majeurs qui caractérisent ces villages :
- La priorité accordée au domicile pour réaliser le « bien vieillir » et par conséquence le refus des hébergements spécialisés.
- La conviction que le vieillissement actif sera mieux atteint s’il se fonde sur un regroupement communautaire appuyé par l’idée d’entraide mutuelle (self help). Les habitants, eux-mêmes organisés au sein d’une association coopérative, prennent les décisions sur leur territoire sans l’intervention d’une collectivité publique ou d’une quelconque entreprise, contrairement aux services sociaux qui appliquent les critères d’une politique nationale ou locale. C’est également l’affirmation de l’autonomie par rapport aux parents et enfants.
Cependant, s’il y a eu création de ce village c’est aussi parce qu’il a pu se développer dans un quartier plutôt aisé de Boston avec une forte représentation de personnes disposant de ressources monétaires suffisantes pour lancer et maintenir l’association. Les villages d’aînés sont d’ailleurs fréquemment assimilés à des initiatives dont l’accès se limite aux classes moyennes et supérieures. Par ailleurs, l’idéologie, très libérale – reaganienne ? – du « self help » correspond également à des fractions importantes de ces classes.
Il n’est guère possible en l’état imparfait de la documentation d’avoir des chiffres sur les répartitions sociales des villageois. Les registres des villages observés ne comportent pas de données relatives à ces questions. Une enquête menée par nos soins sur un village du centre de Washington, DC, comprenant une cinquantaine d’adhérents indique la prépondérance des retraités et actifs des professions libérales et des « Blancs », ce qui est en contradiction avec la physionomie plutôt afro-américaine et pauvre de la capitale fédérale. En revanche, les données sont plus précises concernant les âges. Les 70 ans et plus sont les plus nombreux, et les villages comptent aussi d’assez nombreux octogénaires. Les responsables affirment également que des personnes dépendantes physiques sont toujours partie prenante du village grâce aux services fournis à domicile.
Ainsi à partir de Boston s’est ainsi formalisé un « Village movement » qui a essaimé dans tout le pays. Dans un premier temps ces villages sont restés indépendants les uns des autres.
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Mais au fil du temps il a fallu créer un modèle économique pour assurer la permanence de ces associations. Il a été mis au point avec l’aide de la banque coopérative « NCB Capital Impact », phare financier du secteur non-lucratif. Cette banque qui prête à des taux faibles aux communautés et aux associations à but non lucratif, s’est d’abord mise en relation avec le village de Beacon Hill. Ensuite avec le succès et le développement des villages, un partenariat étendu a été créé en 2010 avec la formation d’un réseau fédéral « Village to village Network » (VtVN). En 2015 la banque coopérative, estimant ses objectifs atteints, s’est retirée du partenariat et le réseau est devenu une société à responsabilité limitée dont le siège est à Washington, DC. Elle sert simplement de centre de coordination et d’information entre les villages.
Au total, si en 2010 il y avait 90 villages, il en existe en 2016 environ 331 déjà créés et 123 en cours de réalisation. Le « Village Movement » regroupe actuellement 30 000 personnes sur le territoire des États-Unis. C’est un mouvement principalement urbain. D’après l’annuaire des villages, disponible sur le site VtVN, 34 % d’entre eux sont situés en ville, 38 % en milieu suburbain et 22 % en territoire déclaré rural.
Comme le souligne la carte par État des villages, ces derniers se sont développés plus particulièrement sur les deux façades maritimes les plus peuplées, sur la côte Est et sur celle du Pacifique mais également plutôt dans les zones urbaines et suburbaines comportant des peuplements importants de classes moyennes et aisées. Il faut noter l’importance du mouvement en Californie avec 62 villages, 20 % du total, ce qui confirme le lien, outre l’attraction des régions touristiques littorales, entre village et territoire innovant et dynamiques économiques et culturelles. À l’inverse, le vide du Midwest traduit, outre la faiblesse des métropoles, une possible inertie des populations locales, rurales notamment, à l’égard de cette entraide mutuelle peut-être par manque de forces vives. Le petit nombre de villages en Floride exprime-t-il dans cet État, le plus vieilli de l’Union, la place dominante des hébergements lucratifs ou l’existence d’une retraite plus individualisée ?
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Le fonctionnement des villages : un modèle économique solidaire ?
Comme indiqué précédemment un village d’aînés est une association d’entraide à but non lucratif (non profit, charitable organization). Il comprend deux composantes, des adhérents qui élisent un conseil et un président et une équipe de coordination et de direction. Cette dernière est parfois composée de bénévoles choisis parmi les adhérents, soit plus fréquemment « professionnalisée » par des recrutements extérieurs à l’association et rémunérés par elle.
Chaque village est financé de deux façons : d’une part les cotisations des membres qui varient selon les situations et les types de villages entre quelques dollars et 1 000 par an, et également par des dons parfois importants de philanthropes ou d’entreprises et par des fondations dédiées. Ces dernières, alimentées également par des entreprises, prennent de plus en plus d’importance dans le modèle économique. Ce sont donc les intérêts dégagés par les placements des fondations qui permettent de développer des actions de solidarité comme payer la cotisation des membres à revenus modestes, mais aussi rendent possibles des investissements plus lourds sur les achats de services aux personnes (entretien du logement, aides ménagères…). Conformément à l’idéal du village, il n’y a pas de financement public et donc pas d’obligation à se soumettre à des réglementations ou des conditions gouvernementales. L’adage du président Reagan selon lequel le gouvernement n’est pas la solution mais le problème trouve ici l’une de ses illustrations. Néanmoins et paradoxalement, les villages reconnaissent l’intérêt de la protection sociale publique et le plus souvent défendent son extension. Sans doute en raison de leurs liens historiques avec l’économie solidaire qui les a financés au début du mouvement « villageois ». Ainsi, la plupart des responsables de ces villages ont soutenu en 2009-2010 le projet d’assurance-maladie obligatoire du gouvernement Obama, Affordable Care Act. Ils répondent également à des appels d’offre gouvernementaux sur des projets de cohésion sociale.
Si les villages relèvent tous du secteur non lucratif et de l’idéal du vieillissement actif, on peut néanmoins distinguer trois types de modèles :
- Le premier, a été initié dans les années 1990 par l’association « Community without walls ». Les adhérents sont nombreux, plusieurs centaines répartis sur un territoire assez vaste comme un comté, voire une ville. Les cotisations sont faibles et les services fournis se limitent au secteur sanitaire et social. Il s’agit par exemple de rabais sur les prix des consultations médicales et des médicaments ou bien encore de paiement d’heures de service à domicile.
- Un second modèle de village se fonde sur l’échange et le troc. Les adhérents ne paient pas de cotisations monétaires mais ils échangent des services et des savoir-faire.
- Le troisième dit classique, est le plus répandu. Le modèle est celui inauguré à Boston. Les cotisations sont plus élevées et donnent droit à des services concernant l’ensemble de la vie quotidienne. C’est la fourniture et la régulation de ces services variés qui donnent à ces villages une dimension politique avec des choix à effectuer et qui contribue également à son identification territoriale.
Ce dernier type de village pose évidemment la question de la soutenabilité économique de son fonctionnement. Il a davantage besoin de financements extérieurs que les types précédents et aussi d’adhérents solvables. Il en résulte que ces villages vont plutôt s’implanter préférentiellement dans les régions et aires métropolitaines concentrant des populations à revenus élevés. Le cas de Washington en fournit une illustration significative. À côté de zones massives de pauvreté, Washington regroupe aussi des populations aisées attirées par les institutions et services de haut niveau fournis par la fonction de capitale fédérale. Par ailleurs, ces personnes, si elles restent à Washington au-delà de leur retraite, n’ont guère de réseau familial à proximité car elles proviennent de tous les États de l’Union. Les relations amicales, souvent tout autant vieillissantes, ne peuvent non plus être pleinement mobilisées. Un cadre formel est donc nécessaire. Dans ce contexte et au fur et à mesure du vieillissement, la création des villages d’aînés devient indispensable pour continuer à y vivre. Il y en avait 5 il y a dix ans et 40 aujourd’hui.
En définitive, la création de villages d’aînés ne se limite pas à la réponse purement communautaire aux besoins créés par le vieillissement. Elle comporte aussi d’importantes contraintes financières évoquées précédemment et liées au coût des services. Il faut dépasser un seuil de solvabilité qui n’est franchi que par des adhésions en nombre et par l’intérêt des financeurs extérieurs. Cette quête implique alors des sélections sociales et géographiques qui entrent parfois en contradiction avec l’idéal démocratique et communautaire de départ. Quelques villages, en Californie par exemple, ont dû fermer, faute de soutenabilité économique.
Dès lors, la qualité et la variété des services offerts est un atout pour la visibilité et le développement des villages. Ainsi dans l’espace auto-délimité du village – qui parfois correspond soit à un « neighborhood », quartier urbain bien identifié, ou en banlieue à un ensemble de lotissements voisins – seules les personnes qui ont choisi de devenir membres et qui s’acquittent de la cotisation annuelle ont accès aux services mis en place et qui sont :
- des services de proximité (concierge) rendus par des volontaires et par des prestataires qui consentent sous condition de fidélité des réductions aux membres du village : petites courses, programmes de mise en forme, exercices physiques, informations sur les services et la vie du quartier.
- des services de santé de base avec achat de clientèle auprès d’un médecin, d’une pharmacie et développement d’une prévention médicale
- des activités culturelles et de socialisation, de lutte contre les préjugés âgistes, éventuellement d’aide à la recherche d’emplois d’appoint, voire principaux. En effet, 30 % des personnes entre 65 ans et 74 ans continuent à exercer un ou plusieurs emplois aux États-Unis. Les personnes de ces âges sont les plus nombreuses dans les villages et l’emploi leur permet de maintenir leurs consommations, donc de rentabiliser l’offre de services.
Le maintien à domicile étant l’une des préoccupations majeures des villages, l’un des services de proximité le plus important est l’évaluation de l’habitat et des modifications à y apporter. Les aides à domicile proposées, d’une durée allant de deux heures par jour à 24 h sur 24, sont consenties à un tarif inférieur de 10 à 20 % aux prix habituellement pratiqués, toujours grâce à l’effet de mutualisation. Des rabais sont également consentis pour les services de soins gériatriques. Chaque village établit après consultation des membres ses propres critères pour déterminer à quel moment l’adhérent en perte d’autonomie requiert davantage de soutien. En général les personnes souffrant de démence légère peuvent être aidées, mais pas celles souffrant de démence sévère (Alzheimer évolués) qui relèvent alors des hébergements collectifs usuels. Ils sortent alors du cadre du village, même si les relations individuelles se poursuivent.
La cotisation annuelle varie selon les villages, mais la moyenne se situe à environ 500 dollars par personne et 700 à 1 000 par couple. Il est vrai que ce montant est souvent trop élevé pour les milieux défavorisés, notamment ceux des minorités visibles. Les ressources annuelles du village de Beacon Hill à Boston sont ainsi d’environ 400 000 dollars en incluant les dons et les intérêts des fondations. La moyenne nationale se situe à 200 000 dollars2 . Les cotisations servent pour l’essentiel à la rémunération des employés du village quand il y en a (souvent de une à quatre personnes selon les moyens des villages). Quand ce n’est pas le cas pour des villages moins dotés, il est fait appel au bénévolat. Ces bénévoles proviennent des nombreuses associations irriguant la vie sociale américaine. Mais beaucoup d’adhérents s’impliquent aussi dans le bénévolat quand ils le peuvent, ainsi que leurs enfants. À Washington, par exemple, le bénévolat auprès du village est inscrit dans le cursus de l’université voisine. Il faut aussi ajouter les églises qui fournissent ponctuellement des volontaires. En retour certains villageois participent à des activités charitables locales. Un des adhérents rencontrés sert régulièrement des repas à la soupe populaire de son voisinage. C’est, dit-il, son « service aux moins fortunés d’entre nous ».
Le bénévolat et la solidarité entre adhérents sont donc au cœur du concept du Village Movement et sans les bénévoles, beaucoup de villages ne pourraient pas survivre.
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Vivre et vieillir dans son village, sa ville, son pays
Dans le cadre d’un projet de recherche portant sur la vie sociale des personnes âgées, une enquête de terrain a pu être menée auprès d’un village en 2014. Elle a été actualisée en 2016 par des échanges de courriers électroniques. Onze adhérents ont accepté de répondre à nos questions ainsi que la totalité de l’équipe de gestion du village, soit trois personnes. Elle a permis d’appréhender plus finement la réalité vécue et perçue par ces « villageois urbains ».
Le village choisi est celui situé autour de Dupont Circle, dans le centre de Washington. C’est un quartier aisé3 , majoritairement blanc (73 %) avec des revenus supérieurs en moyenne à 60 000 dollars par ménage, donc quasiment le double de la moyenne nationale. Le niveau de diplôme universitaire de 92 % (28 % pour le pays). 35 % des habitants sont propriétaires de leurs logements, moins qu’en moyenne, mais les plus de 65 ans sont majoritairement des propriétaires-occupants, ce qui les met, au vu de la localisation du quartier et du marché immobilier, à la tête d’un patrimoine conséquent.
Le village d’aînés a été fondé en 2009 sous la forme d’une association permettant la déduction fiscale des cotisations, « tax-exempt organization ». Les limites géographiques le plus souvent évoquées par les adhérents sont celles du secteur de recensement « Dupont Circle, Connecticut Avenue » qui compte, en 2010, 17 318 habitants. En 2014, le village comptait 125 adhérents, pour la plupart disposant de revenus élevés – la moyenne annuelle est de 150 000 $ par foyer – et se situant pour la majorité entre 60 et 75 ans. Leurs revenus proviennent principalement de fonds de pension et d’investissements financiers antérieurs. Les minorités ne sont guère représentées dans l’éventail social du village : elles se limitent sans chiffrage précis à quelques Afro-Américains et à des couples gay.
Ces derniers sont souvent mis en avant dans les brochures du mouvement (voir photo de couverture) pour souligner l’intérêt accordé à la diversité. La présidente du village est également afro-américaine comme le montre le cliché ci-dessous des responsables du village.
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Les « villageois » sont habitués à se servir d’un ordinateur, 96 % d’entre eux en sont propriétaires. Beaucoup d’informations sur le village et ses activités circulent par Internet. Le village a créé sa page Facebook et son groupe sur Google. Il dispose très récemment d’un petit local (deux pièces dont une salle de réunion) dans un centre de quartier, « community center ».
L’adhésion annuelle est de 500 $ pour une personne et 700 pour un ménage. En moyenne, les dépenses annuelles pour les services proposés s’élèvent à 833 $ par personne, soit un total de plus de 100 000 $. Au vu des difficultés financières et économiques du district de Columbia, il serait impossible pour l’association d’obtenir cette somme par des subventions. Donc les dons et l’autofinancement sont les moyens essentiels pour faire vivre ce réseau. Quand on analyse le budget du village, il résulte que plus de 60 % provient des cotisations et 40 % de donations, de ventes de produits (vide-greniers, boissons et plats préparés, vêtements etc.) pour lever des fonds. Les recettes dégagées contribuent à l’animation du village dont un point fort est le gala annuel.
Sur le plan fonctionnel, ce village est vécu par ses adhérents comme économiquement efficace car il offre un excellent rapport qualité-prix au vu de tous les services proposés, et permet d’éviter ou de retarder le placement en institution. Les gestionnaires du village pensent plus largement, au-delà de Dupont Circle, que ce « business model » villageois permet sur un plan global aux deux grands services d’aides fédérales publiques, Medicare (assurance santé pour personnes âgées) et Medicaid (assurance santé pour les plus modestes) de faire des économies en intervenant peu dans ce type auto-organisé et communautaire de maintien à domicile. Les villages, en étant le plus souvent en dehors du recours systématique à ce système de protection, contribuent donc à son maintien pour la population générale. Cet apport indirect est d’autant plus paradoxal que les villages tiennent au principe de base de leur « bien vieillir » communautaire, l’implication minimale des services publics.
Le recours aux services publics est évité afin que les adhérents restent responsables de leurs projets et aussi que le recours aux bénévoles soit une composante majeure de ces villages. Sur le fond, cet évitement correspond à une méfiance profonde envers le « gouvernement » dont beaucoup d’adhérents ne retiennent que les dysfonctionnements. Un adhérent nous a notamment cité la phrase de Reagan désignant le gouvernement comme problème… En revanche le bénévolat, parce qu’il est perçu comme un engagement communautaire libre de toute attache administrative, est très apprécié. Les bénévoles sont donc très présents dans le fonctionnement. Ils représentent 30 à 40 % des adhérents selon les moments à Dupont Circle. D’ailleurs les adhérents sont constamment invités à consacrer du temps, même partiel, au bénévolat. Cette logique a le mérite aussi de maintenir les plus âgés dans une vie sociale active. Les adhérents rencontrés définissent en quelques mots les objectifs et les bénéfices du village. Ce sont ceux de participation, d’autonomie, de dignité et de libre choix. Ils pensent que le pays – et eux particulièrement – vivent une période difficile. Invités à approfondir cette formulation, ils craignent un interventionnisme débridé du gouvernement fédéral qui limiterait leurs libertés d’action et d’association. Si les responsables des villages, notamment le réseau VtVN ont soutenu le projet d’assurance-maladie obligatoire, en revanche sept sur onze de nos adhérents pensent qu’il peut conduire vers le « socialisme » et une société d’assistés. En fait, ils n’attendent pas grand-chose du « gouvernement » sinon qu’il leur laisse la liberté d’agir comme ils l’entendent dans leur village et dans leur pays. La meilleure réponse pour eux, pour « bien vieillir », est de promouvoir des idées et des expériences innovantes (Mc Callum et Haddock, 2016). Ce qui, pour eux, est le cas de ces villages pour peu qu’on y respecte la liberté d’entreprendre.
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Ils constituent ainsi un réseau souple et de tonalité fédérale. En effet, ils sont en interconnexion, de façon régulière, car le besoin d’échanger sur les problèmes et leurs solutions se fait sentir. Chaque année, à l’initiative du réseau VtVN, est organisée dans une ville accueillant des villages, une rencontre annuelle de tous. C’est un lieu d’échange d’informations et de convivialité. Il n’y a pas d’organisation centralisée du réseau, simplement un relais implanté à Washington, DC, animé par des salariés, qui coordonne et fournit des informations basiques. Conformément à l’usage américain, il pratique aussi le lobbying auprès des instances fédérales, notamment pour les questions fiscales. Le réseau s’appuie également sur des partenariats politiques comme l’association des retraités (AARP), qui, riche de 50 millions d’adhérents (Viriot-Durandal, 2003), développe par ailleurs ses propres communautés de retraités mais sur des effectifs plus importants et dans une logique moins libérale. Le partenaire financier de départ, Capital Impact, réalise des maisons de retraite médicalisées appelées « Greenhouse project » qui peuvent constituer une extension des villages. Ces maisons hébergent chacune une dizaine de résidents. Dans un des projets ces maisons seraient situées dans les villages existants, ou à proximité, pour créer un « continuum des soins » centré sur un territoire familier aux résidents.
L’essentiel est donc dans l’action locale et associative car, dans le contexte américain, elle leur semble être celle qui permet à la fois le vieillir sur place et un vieillissement actif. Elle est l’antidote à l’emprise du gouvernement jugée comme égalitariste et étroitement régulatrice.
Dans cette société urbanisée et mobile, il existe pour des retraités et personnes âgées issus des classes moyennes une attraction pour la stabilité résidentielle et le maintien de liens communautaires forts. Les villages pour aînés répondent à ces besoins. Ils se sont développés pendant le mandat d’Obama mais le mouvement a débuté auparavant. L’action publique semble donc plutôt accompagner éventuellement que précéder ce mouvement. Il est cependant évident que l’une des réalisations majeures du président, l’accès de tous à l’assurance-maladie, favorise le bien-être des personnes âgées et contribue au maintien à domicile. Néanmoins ces villages se sont construits en dehors de l’action publique, voire même en la récusant. S’ils contribuent à la persistance de la mixité générationnelle dans les villes et banlieues et s’ils refusent le modèle des communautés fermées pour groupes d’âge, ils ne constituent pas non plus un facteur majeur du changement urbain. Les sélections sociales et « raciales » sur lesquelles ces villages peuvent fonctionner contribuent au statu quo social des villes. Toutefois, leur existence prouve le succès d’initiatives de proximité, sans murs et délocalisation et fondées sur une forme de solidarité, celle de l’entre soi fondée sur l’appartenance à un même groupe d’âge.
CHRISTIAN PIHET
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Christian Pihet est professeur de géographie sociale à l’Université d’Angers et mène sa recherche dans l’UMR CNRS Espaces et sociétés (ESO). S’intéressant aux populations vulnérables, dont celles âgées, il a publié Vieillir aux États-Unis aux Presses Universitaires de Rennes (2003). Il a également dirigé l’Atlas des Pays de la Loire, 2013, paru aux éditions Autrement.
Christian.pihet AT univ-angers DOT fr
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Couverture : Quelques adhérents du Dupont Circle Village (brochure de présentation, http://www.dupontcirclevillage.net)
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Bibliographie
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Bahrampour T., « Through a growing number of seniors’ villages in the DC area, aging in place becomes easier », The Washington Post, Feb 6, 2014
Crotty W., Berg J., Butler L., Caswell B., Moakley M., Morone J., Nunnally S., Paulson A., Reardon L., 2013, The Obama Presidency: promise and performance, New York, Lexington Books, 242 p.
Del Casino V., 2009, Social geography, Oxford, Wiley-Blackwell, 319 p.
Dupont Circle Village, http://www.dupontcirclevillage.net/, consulté pour la dernière fois le 12/09/2016
Frémont A., 1999, La région, espace vécu, Paris, Champs/Flammarion, 288 p.
Katz M., 2008, The price of citizenship. Redefining the American Welfare State, University of Pennsylvania Press, 528 p.
Mc Callum D., Haddock S., 2016, Social innovation and territorial development, London, Routledge, 188 p.
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Rowles G., 1978, Prisoners of space, exploring the geographical experience of older people, New York, Westview Press, 225 p.
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Viriot-Durandal J-P., 2003, Le pouvoir gris : sociologie des groups de pression de retraités, Paris, PUF, Le lien social, 528 p.
Wood J., 2002, The New England Village, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 248 p.
- Certaines sociétés d’aides ménagères sont cotées en bourse. [↩]
- Entretien avec la responsable financière du réseau, Washington, mars 2013 [↩]
- Tout en étant plus favorisé que la moyenne par les ressources de ses adhérents, Dupont Circle Village n’est pas « exceptionnel » : entretien avec l’animatrice du village, mars 2013. Les données sont issues du recensement de 2010. [↩]