Lu / Suburbia in the 21st century. From dreamscape to nightmare?, dirigé par Paul J. Maginn et Katrin B. Anacker

Louis Dall’aglio

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Suburbia in the 21st century. From Dreamscape to nightmare? porte un projet ambitieux, illustré par les deux parties de son titre : réaliser un état des lieux de la recherche en cours sur les suburbs (que l’on pourrait traduire par « périphérie urbaine » ou « banlieue »), et illustrer la façon dont cette recherche s’enrichit d’approches culturelles et représentationnelles. Ces approches sont parfois délaissées au profit de travaux quantitatifs et statistiques complexes qui tentent de répondre à la difficile question : qu’est-ce qu’un suburb ?

L’approche défendue au sein de l’ouvrage est celle d’une nécessaire imbrication de méthodes qualitatives et quantitatives, afin d’inverser la façon dont les chercheurs comme les habitants se figurent les suburbs. Dans la continuité de la Los Angeles School of Urbanism (incarnée, entre autres, par Mike Davis), les auteurs de l’ouvrage proposent de penser les suburbs non comme le corrélat d’une production urbaine qui se ferait depuis les centres vers les périphéries, mais bien comme des espaces propres tendant à prendre, de plus en plus, le pas sur les centralités autour desquelles ils ont été construits. Ce renversement démographique et économique se fait dans le même temps qu’un autre renversement, celui des représentations associées aux suburbs, représentations que les auteurs analysent au prisme de différents corpus (artistiques, publicitaires…). Ce double renversement est décrit au cours de trois parties. La première est consacrée aux représentations et aux imaginaires des suburbs et à leurs évolutions ; la seconde, à l’évolution morphologique des suburbs et de leur rôle ; la dernière, à la crise contemporaine traversée par les suburbs.

Cet ouvrage de 310 pages, lourdement sourcé et documenté, se présente d’abord comme un bilan riche à destination de spécialistes intéressés par les questions de développement urbain ; les études produites s’appuient sur de denses analyses de l’évolution des prix du foncier, des méthodes de financement du développement immobilier et de l’accès à la propriété qui nécessitent une compréhension préalable de certains concepts de démographie et d’économie.

Copernic dans son pavillon. Renverser les relations centre-périphéries

Au fil des chapitres se dessinent deux constats quant aux périphéries urbaines contemporaines. Le premier est celui de leur importance grandissante dans le paysage urbain et la géographie du peuplement ; le second est celui d’une difficulté croissante à associer à ces espaces une forme définie, tant sur le plan architectural que morphologique. Le modèle du suburb nord-américain, fondé sur le single family housing unit a certes inspiré bon nombre de politiques urbaines et immobilières, mais sa reproduction a donné lieu à des réalisations parfois très éloignées du modèle original, qui nécessitent de nouvelles approches. L’outil mobilisé pour une étude renouvelée de ces espaces est un outil mixte, qui mélange portraits quantitatifs ou historiques et méthodes qualitatives, entretiens, analyse iconographique. Les représentations des suburbs ne sont dès lors pas seulement envisagées comme des impensés à révéler sous la multiplicité des discours, reflets d’une situation socio-spatiale préexistante, mais comme des outils de la production de l’espace des suburbs, de leur capacité à être envisagés comme rentables et désirables, ou dangereux et rejetés. Les représentations incarnent donc des facteurs puissants de compréhension des suburbs et de leur développement, propres à expliquer les choix des acteurs immobiliers comme des habitants, et qui, comme l’espace lui-même, sont le fruit de processus de production, de manipulation et de luttes. Se dessine alors un portrait plus fin des suburbs.

Le chapitre 6, rédigé par David L.A. Gordon, propose ainsi une nouvelle catégorisation des suburbs canadiens. La méthode utilisée, qui mêle analyse d’imagerie aérienne et terrain virtuel (via Google Street View), aboutit à la création d’une typologie : les suburbs se divisent entre des actives cores, proches des métropoles, des auto suburbs, marqués par l’utilisation de l’automobile, des transit suburbs où le déplacement se fait majoritairement grâce aux réseaux de transport public, et des exurbs, définis par leur faible densité et leur caractère plus rural. En approchant le territoire canadien au prisme de cette typologie, David L.A. Gordon montre ainsi que le Canada n’est ni un pays urbain, ni un pays rural, mais bien « a suburban nation » (p. 107) (« une nation périurbaine », traduit par l’auteur).

Le renouvellement de la pensée des suburbs s’enrichit également de comparaisons internationales, qui permettent d’élargir les limites de ce qu’est un suburb. Si le travail de Martín Barreiro et Valerià Paül sur la Galicie souligne que le suburb ne naît pas nécessairement d’un long travail de planification, mais peut au contraire présenter tous les traits d’un développement anarchique (chapitre 8), le travail d’Alex Schaffran et de Yohann Le Moigne (chapitre 12) interroge quant à lui la possibilité même de transposer les termes utilisés pour décrire les périphéries urbaines américaines dans d’autres cadres nationaux. À partir d’une recomposition du débat académique sur l’analogie entre banlieues françaises et ghettos américains, les auteurs proposent une nouvelle analogie, cette fois entre banlieues et suburbs. Si la première analogie permet de mettre en lumière les enjeux liés à la stigmatisation raciale propre à ces espaces, elle occulte la diversité des banlieues françaises, l’histoire de leur construction et de leur évolution démographique, et leur complexité architecturale. La reconstitution éclairante de ces débats est accompagnée d’un travail de photographie propre à illustrer les différences claires entre banlieues et ghettos, en proposant une vision des banlieues éloignée des stéréotypes paysagers qui y sont associés et en mettant en exergue leur spécificité en tant qu’espaces singuliers, contrastés et protéiformes. C’est dans la continuité de cette proposition que Mats Stjernberg (chapitre 9) reconstitue l’histoire du suburb à la finlandaise, en montrant la distance architecturale qui sépare le modèle du lahiö, un type de suburb marqué par des préfabriqués à plusieurs étages, du modèle étasunien. En cela plus proche de la banlieue française, le lähiö est d’abord promu comme un produit modèle du modernisme architectural, avant d’entrer, dès les années 1970, dans une période de déclin symbolique.

Suburbs au bord de la crise de nerf

La question portée par le sous-titre de l’ouvrage, From dreamscape to nightmare? (« Du paysage rêvé au paysage cauchemardesque », traduit par l’auteur), trouve en réalité une réponse relativement unanime au fur et à mesure des chapitres. Une des thèses avancées est en effet celle d’une crise des suburbs, tant dans leur fonctionnement que dans les représentations qui leur sont associées.

La première étape pour effectuer cette analyse est d’abord l’élucidation des valeurs qui ont fondé le développement de ces espaces. Le travail de Caryl Bosman et Keith Jacobs (chapitre 2) sur le développement des périphéries urbaines australiennes souligne ainsi la façon dont ce développement s’appuie sur la réactivation de grands récits nationaux, comme la conquête de l’Outerback ; c’est en raison du caractère générationnellement ancré de ces représentations que les auteurs parlent d’un gerontopian dream (« rêve gérontopique », traduit par l’auteur), fondé sur une division forte entre nature et culture. Le corpus intellectuel mobilisé, ancré dans le cadre de la psychanalyse, rapproche ainsi la méthode d‘analyse de celle déployée par Steve Pile dans Real Cities, qui propose de considérer les villes comme des « fantasmagories » et de les analyser comme telles – comme des rêves.

Au fond, les suburbs ont peut-être toujours été un problème ; c’est là la thèse défendue par Mark Luccarello et Per Gunnar Roe dans leur étude sur le film noir et les périphéries urbaines (chapitre 5). Espace d’entre-deux et espace liminal, les suburbs sont le lieu d’une ambiguïté et d’une solitude existentielle dont le genre du film noir s’empare avec aisance, de Detour à, plus récemment, Mad Men. Les suburbs passent ainsi par un processus de « re-symbolisation », parallèle à celui qui affecte les métropoles, qui les fait passer d’espaces amènes et idylliques à des espaces de la peur, de la frustration et de la trahison.

Dans leur travail sur un suburb anglais, David Allen et Paul Watt (chapitre 7) posent cependant une question essentielle : et si c’était précisément la capacité des suburbs à opérer comme des non-lieux, ou comme lieux faciles à habiter et faciles à quitter, qui faisait leur intérêt ? À partir d’un large corpus d’entretiens, les auteurs notent que c’est souvent moins le suburb en tant que lieu que sa connexion à d’autres lieux qui font son attractivité, et que cette connectivité accrue se réalise au détriment de l’aménagement d’espaces de sociabilité. Autrement dit, la « crise » que vit le suburb ne serait que la mise à jour de ce qu’il aurait toujours été : une sorte d’hôtel très élaboré, un espace de passage fondé sur des logiques marchandes.

Conclusion

Surburba in the 21st century est donc un riche ouvrage, qui propose de repenser l’articulation entre les approches culturelles et économiques dans l’étude des suburbs, en valorisant l’entremêlement des méthodes et des concepts. Au-delà de l’étude des mécanismes de spéculation ou d’aménagement planifié, les différents chapitres permettent de comprendre comment la culture concourt non seulement à la production de l’espace périurbain, à sa valorisation et à sa mise en vente, mais également, de façon contemporaine à sa mise en question, sa critique et son désenchantement. Ce constat intervient paradoxalement en même temps qu’un autre, celui d’une société qui deviendrait de plus en plus périurbaine. Le chapitre conclusif, qui porte sur l’impact de l’épidémie de Covid 19 sur les centres urbains, va en ce sens : avec la généralisation du télétravail, l’épidémie a consacré le suburb, au détriment des centres, comme espace de vie et espace du travail.

Un des aspects les plus intéressants de la discussion ouverte par les auteurs, notamment en raison de l’importance accordée aux processus culturels dans leur analyse, reste la question de savoir si les suburbs, ou ce qui est désigné comme tel, existent en dehors de l’Amérique du Nord, et si les outils et constats qui y sont fait peuvent être transposés dans d’autres cadres nationaux. L’utilisation de ce terme en dehors de ce contexte économique et social relève-t-il de l’abus, ou bien conserve-t-il une pertinence pour repenser, ailleurs, le développement des périphéries urbaines ? Question qui reste hélas sans réelle réponse, bien quelques tournures, çà et là, semblent indiquer que l’Amérique du Nord reste, aux yeux des directeurs de l’ouvrage, la matrice véritable de ce type d’espace – les chapitres consacrés à l’Europe étant présentés comme présentant des « unusual suburban context » (p.13).

LOUIS DALL’AGLIO 

Louis Dall’aglio est doctorant et agrégé de géographie à l’ENS de Lyon. Ses recherches portent sur l’écologisation des pratiques funéraires et des espaces de la mort.

louis.dall’aglio@ens-lyon.fr

Référence de l’ouvrage : Paul J. Maginn et Katrin B. Anacker (dir.), 2022, Suburbia in the 21st century. From dreamscape to nightmare?, Routledge, 310 p.

Bibliographie

Pile S., 2005, Real Cities, SAGE publications, 232 p.

Couverture : photographie aérienne de Disneyland Paris (Dall’aglio, février 2022)

Pour citer cet article : Dall’aglio L., 2022, « Suburbia in the 21st century. From dreamscape to nightmare?, dirigé par Paul j. Maginn et Katrin B. Anacker », Urbanités, Lu, septembre 2022, en ligne.

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