#5 / Edito – Villes et châtiments

Léo Kloeckner et Flaminia Paddeu

L’édito en PDF


L’actualité récente nous rappelle que le monopole de la violence légitime détenu par certains acteurs urbains – forces de police et de sécurité, services de renseignement, représentants de l’ordre et de l’État – est contesté par les citoyens sur lesquels il s’exerce. Les émeutes d’avril 2015 à Baltimore déclenchées par une bavure policière, faisant écho à celles d’août 2014 à Ferguson, témoignent d’un équilibre de l’ordre urbain fragile, lorsque celui-ci repose sur la mise à l’écart et la stigmatisation presque systématique de groupes raciaux. Ce qui est en jeu dans ces événements, c’est la remise en cause d’un ordre urbain fondamentalement inégalitaire et violent, héritier d’un régime ségrégatif. On peut aussi y voir la contestation d’une certaine gouvernementalité sécuritaire, dont les modes privilégiés d’exercice du pouvoir sont la surveillance et la punition de catégories de population jugées criminelles, ou susceptibles d’être fauteuses de troubles (Foucault, 1975).

Le cinquième numéro d’Urbanités interroge la ville comme lieu d’exercice du châtiment. Punition sévère donnée à celui qui a – prétendument ou non – commis une faute, pour le corriger, le châtiment s’inflige aux humains à l’intérieur des enceintes des villes par l’exécution en place publique ; contre les murs des cités pour les détruire à coups de bombardements ; en y construisant des murs pour séparer un territoire d’un autre territoire, les détenus de leurs proches. Les travaux de Foucault sur le châtiment (1975) et sur l’hétérotopie (1994) ont ouvert la voie à des réflexions fécondes sur la place du châtiment corporel et des lieux qui lui sont consacrés, qu’il nous a paru urgent de poursuivre et de nourrir. Le châtiment touche inévitablement les corps humains – dans les villes et ailleurs – puisque le « châtiment comme les travaux forcés ou même comme la prison – pure privation de liberté – n’a jamais fonctionné sans un certain supplément punitif qui concerne bien le corps lui-même : rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups » (Foucault, 1975 : 23) ; mais il touche aussi la ville, l’utilisant comme dispositif du châtiment, la punissant par la même occasion en tant qu’incarnation du corps social châtié. Destructeur d’urbanité, le châtiment produit aussi de l’urbain, par la création de lieux qui lui sont dédiés : prisons, places d’exécution, camps de travail.

Les réponses à l’appel lancé par Urbanités et les contributions à ce numéro témoignent de l’intérêt partagé des sciences humaines et sociales pour la question des modalités, des acteurs et des territoires du châtiment en ville, « art des sensations insupportables » puis « économie des droits suspendus » (Foucault, 1975 : 18), compris comme un mode de « gouvernement » des populations urbaines (Foucault, 1994, n°306, 237). Les contributions à ce numéro consacré aux châtiments en ville sont le fait d’historiens, de géographes, de géopoliticiens, de sociologues, de linguistes et d’architectes. Nombreux sont ceux qui questionnent le châtiment comme mode d’exercice du pouvoir en se référant aux travaux de Foucault. La « boîte à outil » théorique foucaldienne y est confrontée aux travaux de philosophes, d’économistes, de politologues, de géographes qui se posent, aussi, la question des liens entre espace, société urbaine et pouvoir. Différents types et échelles des espaces urbains y sont interrogés comme cibles et arènes du châtiment, du monument (la bibliothèque de Sarajevo) à la ville entière (Amiens), en passant par les espaces publics et les pratiques spatiales qui y sont inscrites telles que les rassemblements (à l’occasion du spectacle de la mise à mort). Il est autant question ici des acteurs officiels du châtiment – les forces de police, l’administration d’État, les forces armées, la justice – que de ceux qui l’exercent de façon illégale ou parallèle – milices paramilitaires, fonctionnaires corrompus. La variété des situations étudiées, dans le temps (du 14ème siècle à nos jours) et dans l’espace (d’Amiens à Yaoundé, en passant par Belfast, Bruxelles, Lille, Lima, Lyon, Paris, Rome et Sarajevo) permet également d’envisager une grande variété de modalités d’exercice du châtiment, symbolique – stigmatisation, humiliation d’individus ou de groupes sociaux – ou matériel – destruction, enfermement, clôture, mise à l’écart.

La diversité des cas analysés ici témoigne de l’enjeu à poursuivre la réflexion, au-delà de ce numéro, sur la punition et son économie politique, en portant attention à sa dimension territorialisée. Marie Morelle, dans une perspective épistémologique, plaide pour la rencontre des outils théoriques hérités des écrits de Foucault avec les grands schèmes explicatifs de la géographie critique (voir son article « Gouvernement de la ville et économie de la punition »). Pour elle, « l’enjeu est de saisir selon quels processus des faits sont érigés en infractions pénales, conduisant à la mise en place de techniques de contrôle, avec quelles rationalités et intentionnalités, avec quelles adhésions ou résistances », tout autant qu’il est « nécessaire de montrer en quoi les processus liés à la sanction pénale participent de l’émergence et du maintien de pouvoirs urbains éventuellement très localisés et comment ces derniers interagissent entre eux et relèvent plus largement du gouvernement des villes ».

L’identification des acteurs du châtiment en ville, de leurs discours et de leurs intentionnalités parfois concurrentes constitue ainsi un des premiers volets de ce numéro. Marie Morelle poursuit son questionnement théorique au prisme de l’exemple du trafic de drogue à Yaoundé au Cameroun, qui met aux prises les acteurs du pouvoir pénal, et les dealers, dans une forme « d’institutionnalisation du contournement de la loi ». Cet exemple est l’occasion de rappeler l’importance d’étudier les formes de l’illégalisme au même titre que la géographie du gouvernement pénal. Si les acteurs qui exercent le pouvoir localement peuvent être hors-la-loi, leur action n’en est pas moins nécessairement délégitimée. Guilhem Marotte analyse ainsi l’exercice du châtiment urbain à Belfast par les milices paramilitaires républicaines, acteur illégal dont les pratiques criminelles, notamment les punishment shootings, participent pourtant d’une forme de gouvernementalité urbaine et de justice alternative parfois sollicitée par les habitants (voir son article « Justice communautaire et châtiments dans un Belfast post conflit : la recherche de légitimité́ des dissidents républicains »). L’exercice de la violence donne lieu à l’élaboration d’une rhétorique de la part des châtieurs pour légitimer leur action, mais aussi des populations susceptibles d’en être victimes, réclamant l’instauration d’un ordre juste, parfois même quitte à en payer le prix. Boris Leval-Duché, via l’analyse des perceptions du bombardement de Paris du 3 mars 1942, questionne ainsi en contexte de guerre les stratégies de justification – tant du côté britannique que français – des victimes et dégâts collatéraux causés par les bombardements des Alliés britanniques sur la France (voir son article « Le bombardement de Paris le 3 mars 1942 : crime ou châtiment ? »).

Lorsque la force qui châtie est reconnue comme légitime, le châtiment peut pourtant devenir fondateur d’urbanité. Comme le démontre Maki Fukuda, le spectacle du châtiment – la mise à mort et sa ritualisation – dans l’espace urbain est l’occasion de constituer le public en communauté urbaine, tout en reflétant les enjeux sociaux et spatiaux du contexte dans lequel il s’inscrit (voir son article « Les lieux de l’exécution publique et la ville : le cas de Lille, de l’Ancien Régime au 19ème siècle »). Ainsi, en revenant sur les lieux d’exécution à Lille, elle propose une géographie sociale et politique de la ville. Dans sa conception biblique, le moment du rachat de la faute qui suit le temps du châtiment, peut être l’occasion d’une refondation de la communauté urbaine, mais également de son espace. Alexis Sierra le met en évidence en analysant le discours d’acteurs urbains de Lima qui font du risque sismique à la fois l’expression d’un châtiment divin ou naturel, et l’occasion d’une refondation urbaine dans l’éventualité d’une destruction de la ville par un tremblement de terre (voir son article « Le risque sismique à Lima : peur de la catastrophe ou désir d’un nouvel ordre urbain ? »).

Dans l’économie de la punition, le passage progressif du châtiment spectacle à la privation de liberté fait de l’enfermement et de l’assignation spatiale des modalités courantes d’exercice du châtiment en ville. Les espaces de la condamnation et des condamnés ne sont pas soumis aux mêmes règles que les espaces urbains dans lesquels ils s’inscrivent, alors même que les logiques de leur localisation obéissent aux dynamiques urbaines. Olivier Milhaud le donne à voir en dessinant une géographie des lieux d’emprisonnement, qui met en évidence leur périphérisation poussée au sein des espaces urbains (voir son article « La prison et la ville : divorce à l’amiable ? »). Cette mise à l’écart, destinée à soustraire au regard social l’application des peines, renforce les processus d’exclusion auxquels sont soumis les détenus. La difficile accessibilité des lieux d’enfermement rend la détention plus pénible, pour les détenus comme pour leurs proches. Pour ces derniers, également exposés à la stigmatisation sociale dont font l’objet les détenus, la distance représente d’abord une contrainte financière. Chloé Constant analyse ainsi les conséquences financières et sociales de l’enfermement sur les proches des détenus, en traitant de l’exemple des visiteurs de la prison pour femmes de Chorrillos à Lima (voir son article « Les châtiés indirects de l’incarcération : coûts et empreintes de la visite »).

Les urbains qui sont privés de leur droit à la ville sont soumis à des pratiques contraintes de l’espace urbain, même lorsqu’ils ne sont pas incarcérés. Aujourd’hui des dispositifs visent à limiter les effets sociaux pernicieux de l’incarcération et à encourager la réinsertion des condamnés, tels que le Placement sous Surveillance Électronique (PSE). Franck Ollivon en souligne à travers une étude de cas lyonnaise les exigences contradictoires, assignant les condamnés à domicile tout en leur imposant des mobilités quotidiennes visant à une meilleure réinsertion (voir son article « Purger sa peine en ville : enjeux et limites du placement sous surveillance électronique dans l’espace urbain »). Sabira Kakouch analyse un autre ordre de privation des droits urbains, la relégation dans des espaces périphériques de populations jugées indésirables par les autorités urbaines. Elle s’intéresse au rapport à l’espace urbain des populations roms, exclues des espaces centraux et assignées à résidence dans des camps de la périphérie de Rome (voir son article « La ville, espace d’exclusion et de punition : l’exemple de Rome et de ses campi nomadi »).

L’économie politique territorialisée de la punition menée dans ce numéro ne doit pas faire perdre de vue que l’exercice de la violence, même légitime, est loin d’être le seul mode de résolution des conflits et de gouvernement urbain. Lionel Francou et Quentin Verreycken rappellent ainsi que la ville est « d’abord un lieu de reconfiguration perpétuelle de jeux de pouvoir et de régulations ordinaires » (voir leur article « Espaces publics urbains et régulations ordinaires. Regard sociohistorique ») et mettent en perspective la pratique de la grâce royale dans le rétablissement des concordes urbaines avec le recours à la médiation sociale dans les sociétés urbaines contemporaines – cette dernière pouvant être également analysée comme l’expression d’une gouvernementalité sécuritaire. Mathieu Béghin analyse quant à lui dans le détail les enjeux et modalités du rétablissement de la paix et de la concorde urbaine à travers l’exemple du châtiment puis de la grâce d’Amiens par la puissance royale au 14ème siècle (voir son article « De la répression à la grâce royale : le sort des Amiénois au lendemain de la sédition de 1358 »). Le rétablissement d’un gouvernement urbain de concorde après le temps du châtiment nécessite des ajustements et des négociations complexes entre les acteurs impliqués dans l’exercice du châtiment et dans le processus de pardon, soit entre victimes et bourreaux. La gestion des stigmates urbains du châtiment cristallise les enjeux politiques de sa mémoire. Ce travail mémoriel est d’autant moins aisé que le châtiment est considéré comme illégitime et criminel. L’exemple de Sarajevo analysé par Nicolas Détry et Vincent Veschambre est fondateur puisque c’est à l’occasion de la destruction systématique de la ville assiégée par les troupes serbes, d’avril 1992 à novembre 1995 – dont le symbole fut l’incendie volontaire de la bibliothèque centenaire de la Vijecnica – qu’a été forgé le néologisme d’ « urbicide » (Chaslin, 1997) (voir leur article « De l’urbicide à la réparation : comment restaurer le patrimoine martyr ? Le cas de la Vijecnica de Sarajevo »). Ils analysent alors les désirs contradictoires au moment de la reconstruction de la bibliothèque de la Vijecnica : entre refonder l’urbain détruit, donner à voir les blessures du passé et faire la mémoire du crime contre l’urbanité (Jacques Lévy, 1996).

Nous espérons que ce numéro participera à enrichir la réflexion sur les liens protéiformes et irrémédiablement conflictuels entre villes et châtiments, plein de frottements âpres, de violences exacerbées, de stigmates douloureux. C’est un vaste chantier – déjà entamé – qu’il faut poursuivre, au croisement des études urbaines, des études carcérales, des fear studies et d’autres champs encore. Il s’agit d’y ouvrir des chemins de traverse, de susciter des pistes fécondes pour penser ensemble certains des enjeux contemporains essentiels qui animent et embrasent les villes aujourd’hui : le monopole de la violence légitime, la fondation d’une urbanité commune, la place des condamnés et de la condamnation en ville et les gouvernementalités urbaines qui s’élaborent, une fois le temps de la paix venu.

Léo Kloeckner et Flaminia Paddeu

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Image de couverture : Ville de Homs (Syrie) détruite, 2012 (Wikicommons)

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Bibliographie

Chaslin F, 1997, Une haine monumentale, essai sur la destruction des villes en Ex-Yougoslavie, Paris, Descartes @ Cie, 107 p.

Foucault M, 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 360 p.

Foucault M, 1994, Dits et Ecrits 1954-1988 ; Tome IV 1980-1988, Paris, Gallimard, 901 p.

Lévy J, 1996, « La Recherche sur la ville en Afrique du Sud », Les journées internationales du PIR Villes, Paris, 12-13 novembre 1996

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