#7 / Entretien : « Le pouvoir social est un pouvoir sur l’espace »

Entretien avec Monique Pinçon-Charlot, par Flaminia Paddeu, Clara Piolatto et Charlotte Ruggeri

L’entretien au format PDF


Monique Pinçon-Charlot est sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS aujourd’hui à la retraite. Elle a travaillé toute sa carrière sur les grands-bourgeois et riches, en particulier dans l’Ouest parisien et francilien. Elle a co-écrit tous ses ouvrages avec son mari, Michel Pinçon, dont Les Ghettos du Gotha, Comment la bourgeoisie défend ses espaces (Seuil, 2007), La violence des riches – Chroniques d’une immense casse sociale (Zones, 2013) et Tentative d’évasion (fiscale) (Zones, 2015).

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COMMENT IMAGINEZ-VOUS LA VILLE « BLING-BLING », UNE VILLE OÙ LA RICHESSE EST PARTICULIÈREMENT TAPAGEUSE OU OSTENTATOIRE ? Y A-T-IL DES VILLES, DES QUARTIERS OU DES BÂTIMENTS, À PARIS PAR EXEMPLE, QUI SERAIENT EMBLÉMATIQUES DE CETTE VILLE « BLING-BLING » ?

Monique Pinçon-Charlot : La ville est forcément le reflet, plus ou moins déformé, des divisions dans l’espace social. On a l’espace social, qui va des plus pauvres aux plus riches, des ouvriers aux grands-bourgeois. Puis on a l’espace urbain, qui, par exemple, à Paris, oppose les quartiers de l’est, qui ont été populaires, aux arrondissements de l’ouest, qui, parce qu’ils se situaient sur des terres maraîchères, ont pu être construits comme des beaux quartiers par et pour les grand-bourgeois. Je ne me reconnais pas dans cette formulation « bling-bling » parce que je ne sais pas ce que cela veut dire pour Paris. Je reconnais en revanche qu’une partie des arrondissements de l’est correspondent au terme « bobo » parce que « bourgeois-bohème » désigne bien ces salariés qui ont de bons salaires, qui travaillent dans les nouveaux secteurs de l’activité économique et sociale que sont le design, l’architecture, les nouvelles technologies.

L’IDÉE ÉTAIT EN FAIT D’ESSAYER DE COMPRENDRE POURQUOI CERTAINS RICHES MONTRENT OU CACHENT PLUS OU MOINS LEUR RICHESSE. PENSEZ-VOUS QU’ON PEUT DISTINGUER UNE CLASSE BOURGEOISE PLUS TRADITIONNELLE, CELLE DES RICHES BIEN NÉS QUI ONT UN RAPPORT DE DISCRÉTION ET D’ENTRE-SOI, ET LES NOUVEAUX OU ULTRA-RICHES QUI ADOPTENT UNE NOUVELLE MANIÈRE DE MONTRER ET DE METTRE EN AVANT LA RICHESSE DANS LA VILLE ?

Il y a une différence entre le nord du 16ème arrondissement (avec le code postal 75 116) qui est très bourgeois, et le sud du 16ème (75016) avec des bourgeoisies moins fortunées. Les nouveaux et les anciens riches, au niveau de l’espace, se sont toujours mélangés parce que la réussite économique d’un nouveau riche s’inscrit immédiatement dans l’achat soit d’un bel appartement, soit d’un hôtel particulier dans les beaux quartiers. Si on reprend la définition des agents sociaux de Pierre Bourdieu, les habitants, c’est du « social incorporé », du « social qui fait corps », et l’architecture, tout ce qui vient marquer de façon différente, c’est du « social objectivé » dans des formes urbaines. Tout se passe comme s’il y avait une harmonie entre le « social incorporé », les corps de classe des grand-bourgeois et le « social objectivé », des immeubles à l’architecture décorée avec des grandes avenues très arborées et beaucoup d’espace pour déployer ses ailes. La différence des formes urbaines entre les beaux quartiers et les quartiers beaucoup plus modestes, c’est qu’évidemment, on vous montre que vous avez plus ou moins droit à l’espace. Le pouvoir social est un pouvoir sur l’espace.


DANS VOYAGE EN GRANDE BOURGEOISIE (1997), VOUS ÉVOQUIEZ LES SOUPÇONS AUTOUR DE VOTRE INTÉRÊT POUR LES RICHES, VU COMME UN OBJET ILLÉGITIME. VOTRE TRAVAIL DE RÉFLÉXIVITÉ ET D’AUTO-ENQUÊTE A-T-IL FAIT ÉVOLUER LA MANIÈRE DONT LES TRAVAUX SUR LES RICHES SONT PERÇUS PARMI LES SOCIOLOGUES ET DANS LES AUTRES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES ? DEPUIS QUE VOUS AVEZ RÉDIGÉ CET OUVRAGE, Y A-T-IL AUJOURD’HUI EN FRANCE UN CHAMP STRUCTURÉ DE CHERCHEURS QUI TRAVAILLENT SUR LES LIEUX, LES PRATIQUES ET LES ACTEURS DE LA RICHESSE ?

Oui ! Il y a eu un changement très important en trente ans. Nous avons commencé à travailler en 1986 et notre journal d’enquête publié au PUF date de 1997. Nous l’avons écrit assez vite après avoir publié Dans les beaux quartiers (1989), Quartiers bourgeois, quartiers d’affaire (1992), La chasse à courre (1993), Grandes fortunes (1998). Les réactions de nos collègues n’ont pas été pas très tendres… Il fallait qu’on réagisse en sociologues, c’est-à-dire qu’il fallait qu’on comprenne pourquoi nos collègues, surtout les plus proches de nous, réagissaient ainsi. La violence symbolique s’exerce jusqu’au cœur des chercheurs en sociologie au CNRS. Puis les choses ont évolué, notamment depuis notre départ à la retraite, parce que cela a calmé les jalousies, il n’y a plus d’enjeux de promotion, de poste, tous ces petits meurtres symboliques qui sont liés à la bagarre de tous contre chacun.

Notre départ à la retraite nous a également permis d’intégrer le champ politique et le champ économique dans notre approche de la classe dominante, ce que nous ne pouvions pas faire avec notre devoir de réserve de chercheurs au CNRS, le CNRS étant une institution publique qui a besoin de crédits d’État pour vivre. Ce moment-là a coïncidé avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République et à la très grave crise financière, liée à la spéculation des plus riches et de leurs banquiers : à savoir une dette privée énorme liée à la seule spéculation, qui a été transformée, avec la complicité des hommes politiques au plus haut niveau de notre pays, en dette publique. Ces années ont marqué une aggravation de la violence dans les rapports sociaux de domination. D’une part, cela a fait que nos collègues trouvent que notre travail a pris tout son sens et se situe en phase avec l’actualité, dont ils sont eux aussi conscients de la gravité et qui les désespère. D’autre part, il y a désormais beaucoup de travaux d’étudiants et de jeunes chercheurs sur le sujet. Ces travaux sont certes parcellaires parce qu’ils n’ont pas eu tout le temps qu’on a eu, d’autant qu’on était deux, ce qui nous a permis d’avoir une approche transversale de la classe dominante. Il y a même, dans l’Organisation Internationale de Sociologie, un groupe qui s’appelle « Sociologie des élites ».

À LA PREMIÈRE PAGE DES GHETTOS DU GOTHA (2007) VOUS FAITES RÉFÉRENCE À UNE ANECDOTE À PROPOS D’UNE GALERIE COMMERCIALE QUI DEVAIT ÊTRE CONSTRUITE DANS LE 8EME ARRONDISSEMENT, À LAQUELLE LES RIVERAINS SE SONT OPPOSÉS. LE MILITANTISME GRAND-BOURGEOIS, QU’ON VOIT AUJOURD’HUI RÉAPPARAITRE AVEC LE PROJET DE CENTRE D’HEBERGEMENT D’URGENCE DU 16EME ARRONDISSEMENT, EST-IL FINALEMENT ANCIEN ? DEPUIS QUAND PEUT-ON OBSERVER CETTE OPPOSITION DES RIVERAINS DU 8EME OU DU 16EME À DES PROJETS URBAINS ? AUSSI, COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS CETTE OPPOSITION AUSSI FORTE DES RIVERAINS DU 16EME ALORS QUE LA MAIRIE DE PARIS CONSTRUIT, A PRIORI, SUR DE LA VOIE PUBLIQUE, SOIT DES TERRAINS QUI NE SONT PAS DES TERRAINS PRIVÉS ?

Le bois de Boulogne est un immense espace public qui a été squatté par les grand-bourgeois dès sa création sous le Second Empire, en soustrayant au public parisien 25 hectares pour le seul profit de l’oligarchie, des nantis, des riches à travers le cercle du Bois de Boulogne, le Polo de Paris, le Racing Club, le Cercle de l’Étrier. Le rapport à la défense des beaux quartiers est extrêmement ancien. Dès le Second Empire se met en place une législation qui permet par exemple à Vincent Bolloré, qui est le président de l’Association Syndicale Autorisée de la Villa Montmorency1 de ne pas avoir à prélever lui-même les cotisations des copropriétaires parce que c’est le percepteur du 16ème qui les prélève directement. Il y a une protection des intérêts oligarchiques au cœur de l’État qui est très ancienne. Ce que vous appelez « anecdote » de la rue du Cirque n’est pas vraiment une anecdote, c’est l’ordinaire de ces gens-là. Il n’y a pas de petit combat pour eux, ils sont sur tous les fronts et dans tous les instants. Ils sont absolument toujours mobilisés, à un point que l’on ne peut pas imaginer.

Carte de la « privatisation » du Bois de Boulogne (Piolatto, 2016)

Carte de la « privatisation » du Bois de Boulogne (Piolatto, 2016)

Ce qui est nouveau en revanche, c’est la violence verbale exprimée le 14 mars [date de la réunion publique du centre d’hébergement à l’université Paris-Dauphine]. Cela se faisait toujours en douceur jusque là, dans les conciliabules des cercles et des salons grand-bourgeois. On discute, et que vous soyez socialiste ou de la droite conservatrice n’a strictement aucune importance, on s’arrange entre amis de classe. Tandis que là, les grand-bourgeois ont été mis devant le fait accompli, et ça, pour eux, ce n’est pas possible. Ils ont tellement l’habitude de faire les lois, que les lois soient toujours leurs lois, de transformer leurs intérêts particuliers en intérêt général à travers le travail législatif. Là, il n’y avait plus rien à faire. Le permis de construire était accordé, les autorités étaient décidées à marquer ce coup de force symbolique. Pourquoi les autorités socialistes en la personne d’Anne Hidalgo et Ian Brossat, le maire communiste avec qui elle travaille main dans la main, étaient aussi décidés à faire cela dans le 16ème arrondissement ? Parce qu’il y a une tension européenne. C’est une tension assez générale sur la planète qui est aujourd’hui aux mains de 65 personnes qui concentrent autant de richesse que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Ces gens-là spéculent sur le réchauffement climatique, et c’est la perte de l’humanité et de la planète qui est en jeu. Quelque chose d’assez grave se met en place et il en ressort une tension que l’on sent aujourd’hui, à laquelle répond cette volonté, même si elle est symbolique et même si c’est de façon éphémère pour trois ans, d’imposer la mixité sociale aux habitants du 16ème arrondissement2.

POUVEZ-VOUS REVENIR SUR L’AFFAIRE DES PANAMA PAPERS, EN LIEN AVEC VOTRE OUVRAGE TENTATIVE D’EVASION (FISCALE) (2015) ? UN ARTICLE DU MIAMI HERALD MONTRE LE LIEN ENTRE L’ÉVASION FISCALE ET LA PRODUCTION DE L’IMMOBILIER DE LUXE, LES CONDOMINIUMS OU LES VILLAS PAR EXEMPLE. EN SAIT-ON PLUS AUJOURD’HUI GRÂCE AUX PANAMA PAPERS SUR LE LIEN ENTRE ÉVASION FISCALE ET IMMOBILIER DE LUXE ?

Je peux répondre avec l’exemple des Balkany. On voit bien que l’évasion fiscale permet le blanchiment d’un argent dont les origines peuvent être douteuses. L’évasion fiscale permet aussi le blanchiment de la fraude fiscale elle-même, qui ressurgit justement sous la forme de l’immobilier, d’achat d’œuvre d’art, de lingots d’or ou de terres agricoles en Afrique. La fraude fiscale doit, pour être intéressante, être blanchie et ressortir sous la forme d’éléments qui relèvent de l’économie réelle. On ne crée pas de la monnaie mais c’est quand même de l’argent. C’est le gros problème de ce qui se passe avec la planète finance, la spéculation effrénée, la création de titres financiers, les produits dérivés. Il y a une énorme bulle au-dessus de notre tête qui représente peut-être des dizaines de milliers de fois le Produit intérieur brut mondial. Quand ces gens-là veulent que leur argent se transforme en immobilier de luxe, en œuvres d’art (et c’est pour ça que le marché de l’art s’enflamme), en choses du monde de l’économie réelle, tout peut s’écrouler.

 

POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE PLUS SUR LES PORTS-FRANCS, DONT ON PARLE MOINS SOUVENT QUE LES PARADIS FISCAUX, MAIS QUI PRENNENT TOUT LEUR SENS AVEC LA DÉCOUVERTE RÉCENTE D’UN MODIGLIANI3 ? DANS TENTATIVE D’EVASION (FISCALE), VOUS RACONTEZ QU’ILS PRENNENT LA FORME D’IMMENSES ZONES COMMERCIALES PÉRIPHÉRIQUES, AVEC HANGARS ULTRA-SÉCURISÉS ET PISTES D’AÉROPORT. QUEL EST LEUR RÔLE, OU SE SITUENT-ILS ET SURTOUT QUEL TYPE D’ESPACES URBAINS PRODUISENT-ILS ?

Ce qui est intéressant, c’est que ce ne sont quand même que des containers de logistique de luxe. Ça ressemble étrangement à tout ce qu’on voit au bord des autoroutes, sauf que là c’est hyper protégé parce qu’on y trouve vraiment des choses extraordinaires. C’est l’idée des poupées gigognes : vous êtes déjà dans un paradis fiscal au Luxembourg ou en Suisse mais avec toutes les lois qui existent, il faut encore protéger les biens des plus riches sous formes de secrets absolus. C’est pour ça qu’il y a maintenant beaucoup de ports-francs qui se construisent dans les paradis fiscaux. On n’a rien à déclarer, c’est hors-droit, tous les échanges peuvent se faire à l’intérieur sans aucune taxation, on y perd la trace du propriétaire. Le port-franc finalement, c’est un paradis fiscal à l’intérieur des paradis fiscaux, c’est le secret qui s’empile au sein des poupées gigognes. Il n’y a pas du tout l’équivalent en France, mais ça doit exister de manière différente. Avec les coffres forts dans les banques, j’imagine ça très bien. Là, ce sont vraiment des lieux qui sont construits pour héberger un million d’œuvres d’art de très grande valeur par exemple.

PENSEZ-VOUS QUE LA RICHESSE DANS LA VILLE, QUAND ELLE EST PARTICULIÈREMENT TAPAGEUSE COMME À DUBAÏ PAR EXEMPLE OÙ ON CONSTRUIT DES PISTES DE SKI, PEUT DÉCLENCHER UN SENTIMENT DE RÉVOLTE ET D’INJUSTICE DANS LA SOCIÉTÉ CIVILE, VOIRE MOBILISER ? OU PENSEZ-VOUS QU’AU CONTRAIRE ELLE PARTICIPE À PERPÉTUER LA FASCINATION PAR LES DOMINÉS POUR LA RICHESSE ET LES FORMES QU’ELLE PREND ?

C’est vrai que quand on ne connaît pas la grande bourgeoisie, c’est un univers absolument fascinant. On a toujours reconnu que c’était un univers très intéressant et on continue malgré la retraite à travailler dessus parce que c’est aussi en phase avec l’actualité. En même temps, ça peut susciter des révoltes. Il faut voir en fonction des contextes géopolitiques, sociaux et je ne suis pas capable de répondre. En France, il est clair que des richesses trop tapageuses, ça ne peut pas passer, parce qu’on est un peuple frondeur. 

ENTRETIEN RÉALISÉ EN AVRIL 2016 ET MIS À JOUR EN MAI 2016 PAR FLAMINIA PADDEU, CLARA PIOLATTO ET CHARLOTTE RUGGERI

Illustration de couverture : La Villa Montmorency dans le 16ème arrondissement de Paris (wikicommons)

  1. La Villa Montmorency est une enclave résidentielle fermée du 16ème arrondissement qui comprend une centaine de maisons abritant des grands patrons ou des stars. []
  2. À propos du projet de Centre d’Hébergement Provisoire du 16ème arrondissement, voir l’entretien réalisé les architectes Olivier Leclercq et Cyril Hanappe. []
  3. Voir http://abonnes.lemonde.fr/panama-papers/article/2016/04/11/panama-papers-le-modigliani-cache-a-ete-place-sous-sequestre_4900132_4890278.html. []

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