#9 / Sur les murs de la ville : édito

Léo Kloeckner et Daniel Florentin

 

L’Edito au format pdf


Dans son #9, la revue Urbanités porte le regard sur des objets souvent ignorés par les études urbaines, et qui sont pourtant sous nos yeux, en ville, à chaque coin de rue : les images qui couvrent les murs de nos villes.

Depuis les années 1980 les sciences sociales, les études visuelles ont produit une grande quantité d’écrits théoriques et méthodologiques sur les images, et notamment sur leur rôle dans la construction des imaginaires collectifs et des identités, individuelles et collectives (Gillian Rose, 2001). Les matériaux visuels sont des objets dont la complexité échappe en partie à l’analyse, parce que les mots ne sont pas satisfaisants pour parler de ce qui existe en étant vu et pas lu. Certains courants des études visuelles ont ainsi proposé de reconsidérer la capacité des images à constituer un récit du monde, à rendre visible, se refusant à considérer les images comme des objets inertes qui seraient de simples véhicules de significations qui les dépasseraient. W.J.T. Mitchell, par exemple, a ainsi affirmé que les images sont des êtres vivants, mettant en perspective leur dimension performative (Mitchell, 1986). La complexité des matériaux visuels tient aussi à la diversité des situations de réception, diversité qui tient au contexte spatial, social et culturel et historique dans lequel ils existent.

La présence des images en ville, leur existence matérielle dans l’espace urbain est rarement interrogée, même si les sciences sociales francophones se sont mis à questionner la performativité des matériaux visuels dans l’espace public depuis quelques années. Les articles que nous publions dans ce numéro d’Urbanités donnent à voir des modalités diverses d’existence de l’image dans l’espace urbain. La diversité des contextes culturels (France, Iran, Etats-Unis, Niger), politiques (démocraties libérales, régimes autoritaires), historiques (époque moderne, époque contemporaine) abordés par les auteurs de ce numéro, ainsi que la diversité des types d’images concernés permet de dégager des tendances, des récurrences dans les rôles sociaux et les manières d’exister dans l’espace public urbain de l’image. Comme le souligne Pauline Guinard dans le compte-rendu qu’elle fait du colloque « Que font les images dans l’espace public ? » organisé à l’université de Genève en janvier 2017, « le contexte spatial dans lequel s’inscrivent les images est essentiel pour saisir non seulement leur degré de visibilité mais aussi leur capacité à entrer en résonance avec le lieu dans lequel elles se trouvent, à prendre ou à perdre leur sens par rapport à lui ».

Territoires graphiques

Les images dont il est question dans ce numéro font figure de marqueurs territoriaux. Elles sont au cœur des enjeux de pouvoir qui déterminent la production de l’espace et son appropriation. Elles sont le produit de rapports de force, de relations de pouvoir. Lorsqu’un groupe social produit des images pour donner forme à l’espace, il exerce son pouvoir sur cet espace, et, ce faisant, se l’approprie comme territoire, en créant les images qui le composent, le cadrent, le bornent, le délimitent. Yohann Le Moigne l’illustre avec son étude détaillée des productions graphiques des gangs de Compton, dans l’aire urbaine de Los Angeles en Californie. Il scrute les graffitis sur les murs et le mobilier urbain, qui permettent de déchiffrer la territorialité des gangs et d’en voir l’une de ses composantes matérielles. Dans l’espace urbain de Compton ces graffitis participent des jeux de rivalités entre membres de différents gangs, qu’il s’agisse de graffitis « insistant sur une affirmation positive d’une appartenance à un gang ou de la supériorité d’un gang (assertive graffiti), (ou) de graffitis agressifs (aggressive graffiti) qui constituent des défis lancés à des gangs rivaux ». Marquer son territoire, délimiter les frontières du territoire contrôlé par le gang en réalisant un graffiti n’a presque rien de symbolique dans un contexte marqué par des conflits ouverts et violents entre gangs : la réalisation de graffitis peut se solder par la mort d’un graffeur, tant le graffiti est un marqueur central dans l’agencement des conflits et des territoires des différents gangs de Compton. Les graffitis de gang jouent ce rôle de marqueur, de signalement des territorialités pour les membres des gangs entre eux, mais contribuent également, par leur publicité, à rendre visible pour les habitants, et la police, les équilibres de pouvoir entre différents gangs. A ce titre ils mettent en évidence la dimension politique des gangs, qui constituent des formes d’encadrement territorial parallèles au système politique officiel.

Ce rôle de délimitation territoriale rempli par l’image lorsqu’elle est produite par des groupes sociaux dont l’existence en tant que collectif passe par l’affirmation de leur place dans l’espace public, on le retrouve dans le contexte nigérien décrit par Florence Boyer. Elle s’intéresse aussi à des bandes de jeunes, mais dont les activités ne sont pas criminelles comme celles des gangs. Les fadas qu’elle étudie à Niamey au Niger sont des groupes de jeunes hommes, pas encore reconnus pleinement par des adultes du fait de leur statut social (célibataires, encore non établis professionnellement). Ces groupes se retrouvent dans les rues de la ville, toujours au même endroit, et, pour certaines fadas, la production de graffitis sur le lieu de rassemblement fait office de signe de reconnaissance, de publicisation des thèmes chers au groupe et des valeurs dans lesquelles ses membres se reconnaissent. Les territorialités n’y sont pas marquées par la conflictualité décrite par Yohann Le Moigne dans le cas des gangs de Compton, mais néanmoins les graffitis de fadas leur permettent de se rendre visible spatialement et socialement et de trouver dans le dessin une manière d’exprimer une parole souvent minorée.

Paysages idéologiques

Les images sont un reflet des mondes sociaux qui les produisent et les affichent, en même temps qu’elles en sont un reflet inexact, imparfait, déformé, puisqu’elles donnent à voir les désirs, les fantasmes, les utopies, les projets, les exempla, les récits que ces mondes sociaux se font ou se sont faits d’eux-mêmes, du monde, de ce qu’il devrait être. Les images en ville sont parfois produites par les élites sociales, pour asseoir leur domination ou leur contrôle sur l’espace social et urbain, en produisant des exemplarités officielles ou par le biais de campagnes de propagande.

Agnès Devictor revient sur le rôle de « média du pouvoir » que remplissent les images présentes sur les murs de Téhéran en Iran, dans son étude des murs peints consacrés à la représentation de martyrs officiels. Elle remet en perspective dans son texte l’usage politique qui a été fait des murs peints en Iran depuis la révolution de 1978-1979, et interroge les évolutions iconographiques des représentations de martyrs sur ces murs au regard de la trajectoire politique et géopolitique du régime iranien. Elle revient dans le détail sur le contrôle exercé par les autorités sur le processus d’élaboration matériel et institutionnel de ces images, un contrôle qui se traduit parfois par une évolution contradictoire des modes de représentation, entre désidéologisation et tendance plus radicale, selon les acteurs de ce contrôle. Leur présence imposante dans la ville marque l’expérience urbaine, et en fait des repères dans l’espace urbain, et inscrit dans l’horizon visuel des Téhéranais le discours officiel.

Les paysages visuels officiels que l’on rencontre en ville font aussi parfois l’objet de contestations politiques et graphiques, des paroles concurrentes, subversives, calomnieuses venant s’afficher en regard ou par-dessus les images autorisées. Laurent Cuvelier rend compte de la polyphonie graphique que composent les placards affiches sur les murs de Paris au 18eme siècle. La multiplication des supports visuels accrochés dans l’espace urbain, notamment de l’image marchande et des enseignes, mais aussi des affiches séditieuses ou subversives, critiques du pouvoir monarchique ou des autorités locales conduit le pouvoir politique a réguler cette « ville des signes » naissante. Il montre dans son article que le développement de la présence de l’image sur les murs est concomitant de l’élaboration de nouvelles pratiques de police urbaine. Pour des raisons politiques, mais aussi pour des raisons pratiques, les autorités se montrant soucieuses de veiller à ce que les images et la nouvelle signalétique urbaine ne perturbent pas les flux des badauds en ville, ou ne viennent enlaidir les bâtiments.

Du street-art au marketing urbain

Ce souci des autorités urbaines de ne pas offrir aux visiteurs l’image d’un désordre urbain, qui serait rendu visible par une prolifération de graffitis non désirés par exemple, se traduit par une lutte parfois acharnée contre la présence de ces derniers lorsqu’ils ne sont pas autorisés. Les autorités locales de Compton, appuyées par des acteurs associatifs, s’efforcent d’effacer les graffitis de gangs, même si leur budget limite leur marge de manœuvre comme le rappelle Yohann Lemoigne. De la même façon les autorités municipales et de police décrites par Laurent Cuvelier se livrent à une sorte de jeu du chat et de la souris avec les colleurs de placards, inspectant les rues, recouvrant et arrachant les affiches non autorisées. De façon plus contemporaine dans le monde occidental et dans les pays anciennement industrialisés, où le tissu urbain des grandes villes est marqué par des processus de ségrégation sociale et spatiale accentués suite au mouvement de désindustrialisation amorcé dans les années 1970, le graffiti est indésirable. Tardivement reconnu comme forme graphique artistique de rue, identifié comme manifestation d’un art de rue spontané, de nombreux travaux mettent aujourd’hui en évidence le changement de perspective des acteurs de la fabrique de la ville quand à ces types d’images.

Que ces acteurs soient publics, qu’il s’agisse des autorités municipales ou de promoteurs immobiliers et de sociétés foncières, l’art de rue est désormais un argument de vente, et est associé dans de nombreux discours et projets de renouvellement urbain à des valeurs plus positives que dans le passé, et à un potentiel de gentrification juteux pour ces mêmes acteurs. Aux Etats-Unis des sociétés privées de redéveloppement urbain n’hésitent pas à jouer la carte du street-art pour redorer l’image de quartiers désindustrialisés en déshérence. Aurélie Delage l’illustre à travers son étude du quartier de Wynwood à Miami, où la société Goldman Properties s’est appuyé sur une tradition locale de street-art pour faire du graffiti un argument de vente et un facteur de gentrification. Ces retournements d’image s’appuient sur l’organisation d’évènements culturels et marchands associés au street-art, sur la mise en place parfois d’une certaine muséification de représentations graphiques relevant à l’origine d’un art de l’éphémère. En France certaines municipalités ont également fait du street-art un argument de marketing urbain, y voyant là le moyen non seulement de réinvestir des espaces perçus négativement et de mobiliser le tissu associatif local, mais aussi de faire leur publicité. Léa Sallenave livre ainsi dans son article consacré au Street-Art Fest une analyse détaillée de la politique menée par les acteurs grenoblois en matière de street-art. Ce dernier occupe une place importante dans la politique culturelle des pouvoirs municipaux, et dans les stratégies locales de marketing territorial. Cette récupération par les pouvoirs publics du street-art semble être devenue un ressort classique des politiques de redynamisation urbaine. Sophie Blanchard l’illustre également à travers l’analyse de deux projets situés dans l’agglomération parisienne, l’un à Pantin dans la zone d’aménagement concerté du Port, et l’autre rue d’Aubervilliers dans le 18ème arrondissement dans le cadre de l’opération « Rosa Parks fait le mur ». Cette récupération brouille donc les pistes, et l’institutionnalisation du street-art dans le cadre de projets de rénovation urbaine explique qu’il coexiste désormais avec des images plus évidemment institutionnelles, celles qui font la promotion de la ville de demain sur les palissades de chantier. Lise Serra, dans son article consacré aux images de chantier, à partir de cas situés à Lyon et à Saint-Etienne, met en perspective les discours produits par ces images, vues d’artistes du chantiers, simulations 3D lisses des projets urbains en construction.

Léo Kloeckner et Daniel Florentin

Sommaire

Introduction

Edito par Léo Kloeckner

La folie des images… et leur(s) raison(s) d’être ?, par Pauline Guinard

Territoires graphiques

Les graffitis de gangs comme marqueurs de rapports de force politiques sur le territoire. L’exemple de Compton (Californie), par Yohann Le Moigne

Quand les fada se peignent sur les murs. Les jeunes hommes dans l’espace public à Niamey, par Florence Boyer

Paysages idéologiques

Du gros plan au hors champ : évolution iconographique et idéologique de la présence des martyrs sur les murs de Téhéran, par Agnès Devictor

Recouvrir la ville et surveiller les murs, les luttes pour le contrôle de l’affichage à Paris au XVIIIe siècle, par Laurent Cuvelier

Du street-art au marketing urbain

Wynwood, Miami : murals et revitalisa(r)tion exogène d’un quartier, par Aurélie Delage

Le Grenoble « Street Art Fest » catalyseur d’images institutionnalisées et détournées. Enjeux discursifs et territoriaux, par Léa Sallenave

Street art, rénovation urbaine et gentrification dans le Nord-Est parisien : entre marketing urbain et gender mainstreaming, par Sophie Blanchard

Images de villes, images de chantiers, par Lise Serra

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