#7 / Bling-bling sur le rivage : la re-territorialisation de la consommation ostentatoire dans l’agglomération d’Ôsaka et la région du Kansai

Sophie Buhnik

 

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« Le majordome révérencieux est désormais un accessoire indispensable pour les nouveaux riches de Pékin, Shanghai et Chengdu, mais aussi de Moscou et Novossibirsk », constatait en 2012 le South China Morning Post dans un article traduit par Courrier international. « Immobilier : riches Américains à Paris et riches Français à New York », titre quant à lui Le Monde en 2010. Les lieux et les évènements privilégiés de mise en scène de la richesse en ville attirent une élite internationalisée, où les classes supérieures de certains des pays les plus puissants de la planète restent néanmoins surreprésentées. Et les mentalités collectives sont promptes à leur associer des modes d’appropriation de l’espace à la fois communs et singularisés en fonction des pays dont ces super-riches sont issus : Chinois sur l’avenue Montaigne, Russes en Côte d’Azur…

Sur cette liste des figures stéréotypées de la conspicuous consumption1, un pays fait défaut : quid, en effet, des riches Japonais et de leurs territoires de l’entre-soi ? Même les ghettos du gotha sud-coréen semblent plus faciles à identifier, depuis que le rappeur Psy s’est gentiment moqué de ses compatriotes rêvant d’habiter Gangnam à Séoul. Est-ce à dire que le Japon n’a pas de « top 1 % », que ses ménages aisés se seraient appauvris sous l’effet d’épisodes chroniques de déflation depuis le dégonflement de la bulle immobilière qui avait grossi de 1986 à 1990, plongeant le pays dans la Décennie perdue (1991-2002) ? Selon Miura Atsushi (2014), environ 1,3 million de Japonais, soit un peu plus de 1 % de la population du pays, gagnent plus de 30 millions de yen par an (240 000 € au taux d’échange de 2016) et possèdent un capital d’au moins 100 000 millions (798 000 €). La politique d’assouplissement monétaire prônée par le Premier ministre Abe Shinzō a fait reculer la valeur du yen et contribué depuis 2012 à une remontée des cours de la bourse de Tōkyō, facilitant l’accumulation d’actifs par des « super-riches » (chō-fuyusō).

Troisième nation par le PIB nominal en 2015 selon l’OCDE, le Japon absorbait au début des années 2000 un quart de la production mondiale de luxe2. Les jeunes Japonais ont aussi été les premiers consommateurs de clips de Korean-pop, dont l’esthétique clinquante n’a rien à envier à la R’n’B californienne. Mais à côté de signes d’appétence pour un luxe ostentatoire, l’évocation du Japon renvoie à un style de vie onéreux mais au charme discret, à la production d’aliments et d’objets artisanaux raffinés (bœuf de Kōbe, poisson lune, kimonos en soie brodée) et de plus en plus souvent, à des lieux de « luxe expérientiel »3 – comme les ryokan, auberges qui incarnent un sens du dépouillement à l’opposé du bling-bling (Illustration 1). Cette esthétique s’apparente au wabi-sabi, un goût pour « l’austérité des formes, des couleurs et des matières, à travers lesquelles s’exprime un idéal moral qui voit la véritable richesse dans le cœur de l’homme plutôt que dans les choses qu’il possède », mais aussi un rejet de la vie mondaine, ce qui en fait « un idéal inaccessible aux majorités » (Berque, 2014 : 523-524).

L’intérieur du ryokan Tarawaya à Kyōto, le plus fameux du Japon, qui a inspiré à l’écrivain Tanizaki son Éloge de l’ombre (Muramatsu, 2002). Une nuit dans une chambre standard avec dîner coûte en moyenne 850 euros (https://daringpenguin.com/1104)

1. L’intérieur du ryokan Tarawaya à Kyōto, le plus fameux du Japon, qui a inspiré à l’écrivain Tanizaki son Éloge de l’ombre (Muramatsu, 2002). Une nuit dans une chambre standard avec dîner coûte en moyenne 850 euros (https://daringpenguin.com/1104)

Le binôme visibilité/invisibilité caractérisant l’expression spatiale de la richesse (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2010) se nouerait donc au Japon d’une manière rendue obscure par un déficit d’informations, si l’on compare nos connaissances de l’archipel à celles dont on dispose sur « l’urbanisme de club » à Paris, Londres ou New York. L’article suivant propose un éclairage en relatant d’abord l’éclosion tardive des études sur les écarts de richesse au Japon, liée aux réformes libérales des années 2000 : celles-ci ont en effet stimulé des recherches sur la diversification des rapports des ménages au luxe depuis la fin de la bulle. Ensuite, il montre comment les mutations économiques et démographiques intervenues depuis 1990 ont poussé à la mise en place de politiques d’attractivité urbaine qui participent à une re-territorialisation de l’étalage et de la consommation de luxe dans les métropoles japonaises. On s’appuie à cette fin sur la cartographie de données publiques et sur l’exploration de deux types de territoires concentrant les ménages à hauts revenus au sein de l’agglomération d’Ōsaka-Kyōto-Kōbe (Illustrations 2 et 3) : un quartier pavillonnaire de banlieue, et des quartiers de gare au centre d’Ōsaka et Kyōto.

Ōsaka-Kyōto-Kōbe, une agglomération de 20 millions d’habitants en 2010, structurée autour d’un réseau routier et ferroviaire étoffé. À droite, les densités moyennes par quartier (Buhnik, 2014).

2. Ōsaka-Kyōto-Kōbe, une agglomération de 20 millions d’habitants en 2010, structurée autour d’un réseau routier et ferroviaire étoffé. À droite, les densités moyennes par quartier (Buhnik, 2014).

 

Les modes de vie des ménages à hauts revenus dans le Japon contemporain : ostentation limitée, conscience de classe renforcée

Pourquoi la relation à la richesse des ménages japonais nous paraît-elle moins conventionnelle que celle de leurs homologues américains ou chinois ? Dans les années 1980, les conglomérats japonais défrayaient pourtant la chronique en rachetant des icônes de la culture américaine, comme les studios Columbia acquis par Sony (Aveline, 2008 : 53). Il existe de nombreuses biographies d’entrepreneurs des ères Meiji (1868-1912) et Taishō (1912-1926), parangons d’un capitalisme industriel qui fait entrer le pays dans la modernité : par exemple, Toyoda Kiichirō, qui posa les bases de l’entreprise Toyota en 1933. On est en revanche bien en peine de citer l’équivalent actuel des familles Kardashian, Mittal ou Pinault, même si Masayoshi Son, créateur de SoftBank, a été classé 45e homme le plus puissant du monde par le magazine Forbes en 2013. Les médias occidentaux retiennent plutôt la frugalité des patrons japonais ou leur philanthropie après la catastrophe de Fukushima, tout en notant la colère de l’opinion publique face aux scandales de corruption ou une sensibilité accrue aux inégalités, d’où l’immense succès rencontré par la traduction en japonais du Capital au XXIe siècle (Piketty, 2013)4.

Deux faisceaux d’arguments expliquent ce manque d’évidence : la première raison (1) est que les ménages japonais aisés dépensent leur argent d’une façon moins tangible qu’ailleurs. La deuxième (2) est que l’attachement à l’idée d’homogénéité du Japon d’après-guerre a ralenti la parution d’études sur les disparités de revenus et de pouvoir d’achat.

(1) L’absence de gated community s’inscrirait dans un attachement proverbial au groupe et à son unité. Les caractéristiques du modèle d’économie politique d’après-guerre incitent les individus à ne pas se détacher du reste du corps social, même si l’étalement des agglomérations atteint des niveaux impressionnants dès 19705. La politique d’emploi de long terme se substituant à un système de protection sociale universelle (Thomann, 2008 ; Suzuki, 2014), l’entreprise, la famille mais aussi les communautés de voisinage et les ONG assurent des fonctions d’entraide. Depuis la Décennie perdue, les collectivités locales ont renforcé leurs systèmes d’allocations (chômage, monoparentalité). Simultanément, sous les gouvernements de Koizumi Jun.ichirō (2001-2006) et du Parti Démocrate japonais (2009-2012) en particulier, les réformes de décentralisation combinées à des fusions communales confèrent plus d’autonomie locale, tout en conduisant à l’assèchement des transferts d’État, sous la forme de programmes de travaux publics qui étaient accusés d’être des vecteurs de corruption mais participaient au maintien de l’équité territoriale. De plus en plus de municipalités endettées ou des compagnies de transport délèguent partiellement à la société civile la fourniture de services tels que le transport par bus, là où l’entretien des réseaux perd en rentabilité (Takamura, 2009 ; Aveline-Dubach et al., 2015). C’est pour cela que l’isolement personnel définirait davantage la pauvreté pour de nombreux Japonais qu’un faible pouvoir d’achat (Iwama et al., 2011).

Des facteurs environnementaux doivent aussi être pris en compte : à cause de l’exposition de l’archipel à des risques sismiques et climatiques majeurs, l’investissement « dans la pierre » est moins qu’ailleurs au fondement des stratégies patrimoniales. Avant 1990, l’argent des ménages est dirigé vers l’épargne postale et l’achat d’un terrain qu’on lèguera aux enfants, le foncier jouant par ailleurs un rôle de « quasi actif financier » pour les entreprises (Aveline-Dubach, 2014). La durée de vie d’un bâtiment construit dans les années 1950-1980 dépasse rarement 35 ans. L’euphorie spéculative des années 1980 a incité des centaines de milliers de ménages à emprunter des sommes énormes pour acheter une parcelle à plus de trente kilomètres des quartiers d’affaires des métropoles. Ces terrains ayant souvent perdu plus de 70 % de leur valeur entre 1990 et 2002 (Aveline-Dubach, 2008), le dégonflement de la bulle6 s’est soldé par une prodigieuse destruction de richesses. Les pertes ont cependant été amorties, pour les familles riches, par la détention d’actifs à l’étranger qu’il n’était pas nécessaire de déclarer jusqu’en 2013. La lourdeur des taxes sur les droits de succession stimule alors l’évasion fiscale. C’est pour ces raisons que les classes supérieures préfèreraient dépenser leur argent au Japon dans des œuvres d’art, des concerts ou des séjours dans des ryokan (Miura, 2014).

Certes, les maisons construites avec des matériaux ou des techniques architecturales d’excellente facture et situées dans les quartiers bourgeois des grandes villes accueillent en général les familles les plus fortunées du Japon, dont des membres de la dynastie impériale : Shirokane à Tōkyō, Tennōji à Ōsaka ou le centre-est de Kyōto par exemple. Mais les ruptures physiques entre ces quartiers et le reste du tissu urbain sont traditionnellement faibles, même s’ils se situent de préférence sur des collines ou des berges qui assurent leur ensoleillement et leur tranquillité. Cela n’empêche pas la fréquentation de leurs rues les plus étroites par des autochtones et des touristes curieux.

Enfin, la reproduction des inégalités sociales est aussi liée à la transmission de patrimoines plus intangibles que tangibles, à savoir les moyens de créer de la richesse grâce à l’éducation. À partir de 2000, la phase de « libéralisation » de la réforme scolaire, conçue pour sortir le pays d’une « course au diplôme », aurait en fait accru le poids des déterminants sociaux dans la réussite (Lechevalier et Nanta, 2011). 24 % des enfants (de 20 à 29 ans) de ménages japonais détenteurs de plus de 100 millions de yen de patrimoine jouent en bourse (contre 8 % de la population totale) (Miura, 2014).

(2) Jusqu’au milieu des années 2000, le manque d’études sur les spatialités des ménages riches provient du sentiment que la population japonaise appartient presque entièrement à une classe moyenne homogène et enrichie. Dans les années 1980, 90 % des femmes japonaises auraient possédé un sac Vuitton (Som et Blanckaert, 2015), et 90 % des Japonais se qualifiaient de chūryū, « au milieu du courant » (Schad-Seifert, 2010). Or, de 1990 à 2010, les inégalités inter- et intra-générationnelles de revenus au Japon seraient passées à un niveau similaire à celui des États-Unis (Shirahase et al., 2006 ; Lechevalier, 2011). Il s’en est suivi une explosion du nombre de travaux interrogeant l’approfondissement des disparités et les différenciations dans les comportements de consommation.

Les transformations du rapport des Japonais à la manifestation de leur richesse s’insèrent dans une déstabilisation des parcours de vie individuels, en raison de deux facteurs principaux. D’une part, les Japonais sont confrontés à de nouveaux clivages au sein du marché du travail, entre les détenteurs d’un emploi permanent et les travailleurs moins protégés7. D’autre part, le recul des ménages de type male breadwinner  accompagnant la baisse de la nuptialité, la dénatalité et le développement de l’emploi féminin8 font émerger de « nouveaux riches » (narikin). Les couples de jeunes seniors dont le mari touche un salaire à l’ancienneté, les célibataires occupant un poste bien rémunéré, les couples bi-actifs sans enfants, représentent toujours pour les marques occidentales un laboratoire des tendances du luxe, en raison des exigences que cette clientèle exprime. À l’inverse, les actifs non mariés n’ayant pas obtenu un emploi permanent après 35 ans forment selon Miura (2007) un groupe qui abaisse son niveau de vie et se tourne vers des chaînes discount comme Uniqlo, sans pour autant déclarer une insatisfaction systématique à l’égard de ce déclassement.

Enfin, la diversification des pratiques du luxe intervient dans un contexte de vieillissement exceptionnel de la population japonaise, qui compte 24 % d’individus de 65 ans et plus en 2015 et décline depuis 2008. Les septuagénaires, qui détiennent la majorité du capital mobilier et immobilier, défendent un certain patriotisme économique qui profite à l’artisanat japonais, notamment depuis la catastrophe du 11 mars 2011. Le plus petit dénominateur commun à ces modes de consommation plus segmentés consiste dans un déclin de l’engouement unilatéral pour le luxe européen, même si les jeunes femmes qui n’ont pas encore quitté le foyer parental demeurent des clientes privilégiées.

 

De la périurbanisation à la recentralisation des parcours résidentiels des ménages aisés : l’exemple de la conurbation Ōsaka-Kyōto-Kōbe

La géographie de la richesse dans la Préfecture d’Ōsaka

L’examen des comportements d’une société consciente de ses clivages internes a eu des impacts majeurs sur les études urbaines au Japon. Tout d’abord, la fin du mythe de l’homogénéité japonaise a battu en brèche l’idée selon laquelle beaucoup de concepts d’origine anglo-saxonne ne sont pas aptes à décrire l’organisation des villes nippones. Anthony Fielding (2004) a ainsi critiqué les résultats obtenus à l’échelle des arrondissements par Richard Hill et Fujita Kuniko dans leur article « Together and Equal : Place Stratification in Osaka » (1997), pour qui la notion de ségrégation ne s’applique guère aux dynamiques intra-urbaines japonaises. Fielding réplique qu’une cartographie de la concentration des emplois à l’échelle plus fine des quartiers de Kyōto met à jour des processus d’exclusion derrière la mixité des usages des sols dans les centres-villes denses, au foncier fragmenté. Une zone correspondant à un ancien hameau de burakumin ((À partir de l’ère Edo, le régime shōgunal met en place un système de statuts hiérarchiques, confucéen, hiérarchisant les individus en fonction de leur origine sociale et de leur métier. Les personnes exerçant une activité liée à la mort – boucherie, tannerie – forment une catégorie – eta puis burakumin – qui ne peut espérer changer de groupe et subit des discriminations jusqu’au XXe siècle. Après 1945, beaucoup de descendants de burakumin se sont enrichis en créant des entreprises, mais la découverte de leurs origines peut être un motif d’annulation d’un mariage.)) peut se situer à 300 mètres d’un atelier de confection de kimono de luxe, et y posséder une adresse représente toujours un obstacle à l’embauche.

La demande en études fines sur les inégalités intra-urbaines et des améliorations technologiques ont  facilité le libre téléchargement de données détaillées issues des recensements de la population. La cartographie des données sur les revenus moyens des ménages par quartier, calculés par la compagnie Japanese Planning Systems pour l’ensemble de la Préfecture d’Ōsaka (Ōsaka-fu), confirme l’importance des stratifications sociales dans la ville d’Ōsaka et ses banlieues. La zone la plus bourgeoise se situe au nord de la préfecture, dans la ville thermale de Minoo (Illustration 3).

La répartition des ménages gagnant plus de 10 millions de yen par an en 2010 dans la Préfecture d’Ōsaka, en pourcentage de la population par quartier (Buhnik, 2015 à partir de JPS co.ltd.)

3. La répartition des ménages gagnant plus de 10 millions de yen par an en 2010 dans la Préfecture d’Ōsaka, en pourcentage de la population par quartier (Buhnik, 2015 à partir de JPS co.ltd.)

Les communes limitrophes à l’ouest de Minoo, comme Takarazuka, font aussi partie des zones résidentielles les plus cotées de la région. Ces villes ont en commun d’être desservies par les réseaux de la société ferroviaire Hankyū : son fondateur Kobayashi Ichizō mit au point le concept de compagnie de transport généraliste dès 1910 (Aveline, 2003). Pour augmenter ses recettes d’exploitation et assurer un trafic régulier le long de ses lignes à partir de la gare terminale d’Umeda (quartier des affaires au nord d’Ōsaka), Kobayashi eut l’idée d’introduire dans cette gare un department store et toute une gamme de services pour les passagers. Puis il acquit les terrains entourant ses rails en banlieue pour les aménager en quartiers résidentiels chics, destinés aux cols blancs désireux de s’éloigner de l’air peu respirable d’Ōsaka, alors surnommée « Manchester de l’Orient » du fait de la puissance de ses industries. Kobayashi fait distribuer dès 1912 des publicités vantant les aménités de ces banlieues bourgeoises : vues imprenables, accès à des loisirs révolutionnaires, tels le Takarazuka gekidan, un music-hall qui se veut le pendant féminin du kabuki (tous les rôles sont joués par des femmes).

Les conséquences d’une baisse de la population et des prix fonciers sur la démographie des quartiers aisés

L’agglomération d’Ōsaka présente ainsi une structure chicagolienne, puisque les quartiers concentrant le plus de ménages sous le seuil de pauvreté – comme Kamagasaki, un marché de recrutement de travailleurs journaliers – se trouvent juste à l’extérieur du métro circulaire entourant le quartier d’affaires d’Umeda et le pôle touristique de Namba plus au sud.

Cette distribution des ménages aisés connaît toutefois des changements substantiels depuis les années 2000, sous l’influence de projets de renaissance urbaine dont l’envergure est certes plus limitée au cœur d’Ōsaka, Kōbe et Kyōto qu’à Tōkyō. À partir de 2002, le vote de la Loi spéciale sur la renaissance urbaine permet au Quartier général de la renaissance urbaine, rattaché au cabinet du Premier ministre, de définir des périmètres à l’intérieur desquels des acteurs privés peuvent proposer des projets de développement aux municipalités, à condition que ces projets mêlent bureaux, commerces et « aménités », et améliorent ainsi les qualités environnementales des villes japonaises. Les promoteurs jouissent en retour d’un assouplissement des coefficients d’occupation des sols et d’autres mesures dérogatoires. Cette politique d’attractivité urbaine, initialement pensée pour redorer le blason de Tōkyō dans la hiérarchie des villes globales, a été la matrice d’une inversion de la gouvernance des villes japonaises (Hirayama, 2005 ; Aveline, 2008). Cette politique a soutenu les valeurs foncières au cœur d’Ōsaka, Kōbe et Kyōto (Illustration 4), mais elle accentue le déclin des prix du sol dans les banlieues, notamment au sud d’Ōsaka où des villes moins bien reliées au réseau régional (Illustration 2), comme Senboku New Town aménagée dans l’après-guerre, déclinent plus vite que la partie nord de l’agglomération.

4. L’évolution des prix du sol de 2000 à 2010 dans la région d’Ōsaka, à partir des données par points du Ministère du Territoire (MLIT) (Buhnik, 2015).

4. L’évolution des prix du sol de 2000 à 2010 dans la région d’Ōsaka, à partir des données par points du Ministère du Territoire (MLIT) (Buhnik, 2015).

Alors que la région d’Ōsaka stagne (soldes naturels et migratoires négatifs), ce sont les banlieues aisées et connectées qui conservent des taux de croissance positifs : les ménages qui suivent un parcours de vie de type male breadwinner tentent de se rapprocher des zones résidentielles où les promoteurs ferroviaires ont attiré des collèges-lycées et des universités de renom dès les années 1930. Ils tirent ainsi parti de la baisse structurelle des prix fonciers pour gagner des banlieues inaccessibles dans les années 1980. Les communes industrielles ou très périphériques affichent au contraire des bilans négatifs.

À l’intérieur d’Ōsaka (Illustration 5), les projets de rénovation ont permis à la ville de regagner des habitants tout en la verticalisant. Ils se fixent dans les quartiers de gare à l’ouest du château d’Ōsaka et se composent davantage de locaux commerciaux que d’immeubles de bureaux. Les métropoles japonaises reculent face aux villes globales d’Asie dans les secteurs de la finance ou des services aux entreprises mais gagnent en aura touristique malgré les tensions géopolitiques9 : attirer des « shoppers » étrangers à partir de l’aéroport du Kansai et au sein de ces pôles d’urbanité rénovés vise ainsi, pour les acteurs publics et privés concernés, à compenser le déclin numérique du marché des consommateurs japonais.

5. Les périmètres spéciaux de rénovation urbaine dans la ville d’Ōsaka et les réalisations architecturales qui y ont émergé depuis 2002 (Buhnik, 2015).

5. Les périmètres spéciaux de rénovation urbaine dans la ville d’Ōsaka et les réalisations architecturales qui y ont émergé depuis 2002 (Buhnik, 2015).

Au voisinage de gratte-ciel spectaculaires et truffés de rappels ostensibles au patrimoine japonais (motifs muraux, pastiches de rues commerçantes traditionnelles, choix des essences végétales, etc.) (Languillon, 2013), l’érection de condominiums de haut et moyen standing entraîne un processus de régénération démographique qui évite toutefois les quartiers pauvres (Illustration 6). Si l’intérêt des acteurs de l’immobilier pour la vente de condos de luxe à une clientèle japonaise et asiatique est évident, cette offre stimule la baisse des prix des logements plus anciens (Hirayama, 2005). Il est donc malaisé d’assimiler la recentralisation en cours des mobilités résidentielles à une gentrification, puisque s’installent à Ōsaka des nouveaux riches mais aussi des actifs modestes qui ont réussi à quitter le domicile des parents en banlieue, et qui auraient été « chassés » du centre-ville dès les années 1970. En revanche, la construction de « mega-condo » de plus de onze étages dans les quartiers centraux les plus cotés a introduit au Japon les prémisses de vertical gated communities (Abe-Kudo, 2007) : certes, leurs promoteurs n’ont toujours pas le droit de privatiser la trame viaire qui donne accès à ces tours. Mais les plaquettes publicitaires vantant les mérites de ces immeubles insistent sur leur sécurisation (gardiennage, surveillance par caméra) et sur l’inclusion de services réservés aux résidents (crèches, gymnase, aires de repos, cabinets médicaux…), entretenus grâce à des charges additionnelles aux loyers.

6. Évolution démographique par quartier du centre d’Ōsaka et part des ménages au revenu supérieur à 7 millions de yen (56 000 €) par an (Buhnik, 2015).

6. Évolution démographique par quartier du centre d’Ōsaka et part des ménages au revenu supérieur à 7 millions de yen (56 000 €) par an (Buhnik, 2015).

Paysages opulents de la conurbation d’Ōsaka-Kyōto-Kōbe : l’externalisation de la conspicuous consumption

La diversification de la consommation de luxe par une société consciente de ses divisions, et la complexité des logiques politico-économiques derrière les processus de régénération urbaine, s’illustrent enfin dans l’entrecroisement des flux de consommateurs au sein des quartiers centraux des métropoles japonaises. La vente de luxe occidental ne diminue pas et le nombre d’enseignes tend même à augmenter dans les quartiers phares du luxe comme Ginza à Tōkyō, mais ce mode de consommation fonctionne de plus en plus comme une sorte de « sas » vers un art de vivre japonais que l’on rend plus accessible aux visiteurs étrangers.

D’abord, une visite de Minoo surprend : les maisons presque collées les unes aux autres ne donnent pas vraiment un sentiment d’opulence. Plusieurs indices permettent néanmoins d’identifier un univers bourgeois : emprise et taille supérieures des maisons d’un style occidental, dénomination en franglais des résidences (« Rivières heights »), enfants en costume marin sortant d’une école, boulangeries à la sortie des gares. L’univers reste horizontal, seuls les hauts lieux du loisir périurbain comme le théâtre Takarazuka ont accueilli des immeubles de grande hauteur (photographies de couverture et 7.). Les ressorts de la distinction jouent donc sur un imaginaire occidental datant de l’ère Meiji, qui se juxtapose à une zone de thermalisme célèbre, composée de sanctuaires shintō et de ryokan vieux de plusieurs siècles.

7. Minoo (Buhnik, 2016).

7. Minoo (Buhnik, 2016).

De ce fait, dans les quartiers résidentiels péricentraux ou périurbains chics de l’agglomération d’Ōsaka-Kyōto-Kōbe comme de Tōkyō, ce n’est pas l’allure des bâtiments qui impose – du moins aux yeux d’un visiteur étranger, même si la présence d’édifices en pierre de taille de style néoclassique (mairies, universités, manoirs construits par des magnats de l’industrie…) y est comparativement plus forte. L’offre locale de restaurants et de supermarché constitue en revanche un marqueur plus évident d’un mode de vie bourgeois : arrivée constante de produits locaux ou importés de terroirs renommés, disposés sur les étals avec élégance ou minutieusement cuisinés par des chefs étoilés.

Dans les quartiers de gare d’Ōsaka ou au cœur de Kyōto, l’offre rutilante des department stores à l’intérieur des gratte-ciel aboutit à des dispositifs plus hybrides, signalant une volonté de s’adresser simultanément à une clientèle japonaise et étrangère. Selon le magazine Challenges, plus du quart de l’achat de produits de luxe à Tōkyō et Ōsaka provient désormais d’une clientèle chinoise, taïwanaise, philippine, indonésienne, malaisienne, vietnamienne et même moyen-orientale attirée par l’image de sophistication du Japon. Avec la baisse du yen entamée en 2012, celle-ci vient acheter des produits occidentaux autant que des marques japonaises telles Shiseido ou Issei Miyake, d’autant moins chères qu’à Namba Parks par exemple (Illustration 5), les détenteurs d’un visa de tourisme bénéficient du duty free. Dans les department stores que les résidents japonais préfèrent aux boutiques mono-marques car ils y évoluent librement, les stands des marques occidentales envisagent d’arranger des vitrines différenciées en fonction des goûts des clientèles.

Autour de ces fleurons occidentaux, les marques japonaises mises en avant (les meubles Momo natural, les cosmétiques Yojiya) ont en commun de diffuser des valeurs qui entrent en résonance avec l’esprit plus ou moins bien défini du « Cool Japan », au cœur des stratégies de soft power nippon depuis une quinzaine d’années. Dans le magasin BAL qui a rouvert ses portes à Kyōto, des salons feutrés et des vérandas à l’italienne invitent à se « reposer » entre deux séances de shopping chez Helmut Lang mais aussi Muji, qui a réactualisé l’art de vivre wabi-sabi. Au sein de Namba Parks, l’un des emplacements en terrasse les plus désirables pour un café a été remporté par une chaîne vendant des légumes locaux sous le terme de « slow food », ce qui s’harmonise avec l’univers végétalisé mi-italien mi-japonais conçu par un cabinet californien (Buhnik, 2015). Dans le cadre des stratégies de city rebranding qui chapeautent les projets de rénovation urbaine au Japon, les « faiseurs d’images urbaines » (Waley, 2006) que sont les architectes, designers, promoteurs ou acteurs publics intéressés, contribuent ainsi à mettre la consommation de produits japonais à la pointe d’un luxe expérientiel axé sur la lenteur. Enfin, à l’échelle régionale et sur le temps d’un séjour plus long, les quartiers de gare régénérés ponctuent un parcours d’immersion graduelle vers un art de vivre typiquement japonais. Cela est illustré par l’extrait du guide mis à disposition par la compagnie Nankai à partir de l’aéroport du Kansai (Illustration 8) : c’est elle qui gère la ligne menant à sa gare terminale de Namba et à Namba Parks ; elle cherche à y retenir pendant quelques heures des touristes en route pour Kyōto ou Nara au nord-est et à l’est de la carte de son réseau.

8. Un plan du réseau de la compagnie Nankai, avec Namba Parks en haut du dessin ; en haut à droite, la terrasse d’un « slow café » à l’une des entrées de Namba Parks (Buhnik, 2012) ; en bas à droite, un stand de la marque kyôtoïte Yojiya, née en 1904, en vente dans les grands magasins du Kansai (https://www.japan-experience.com/city-kyoto/yojiya).

8. Un plan du réseau de la compagnie Nankai, avec Namba Parks en haut du dessin ; en haut à droite, la terrasse d’un « slow café » à l’une des entrées de Namba Parks (Buhnik, 2012) ; en bas à droite, un stand de la marque kyôtoïte Yojiya, née en 1904, en vente dans les grands magasins du Kansai (https://www.japan-experience.com/city-kyoto/yojiya).

En conclusion, on assiste bien à une re-territorialisation de la consommation de luxe au Japon, qui traduit l’ampleur des mutations socio-spatiales qu’ont connues les métropoles japonaises depuis trente ans, en lien avec la restructuration du modèle de croissance d’après-guerre. Le vieillissement de la population nippone et la montée des disparités de revenus induisent de nouvelles exigences par rapport à l’achat de luxe. La promotion de marques occidentales onéreuses se réaffirme cependant à l’intérieur des « rives » internationalisées que forment les grands projets urbains articulés à des hubs ferroviaires, tout en servant de préliminaire spatial à une offre de luxe japonais matériel et expérientiel. La conspicuous consumption en déclin depuis la bulle s’y trouve en quelque sorte déléguée en partie aux touristes, de sorte que les métropoles japonaises restent arrimées au marché global du luxe. Les logiques de vente de luxe ostentatoire reflètent ainsi les spécificités territoriales des politiques d’attractivité urbaine et d’ouverture aux investissements étrangers en cours au Japon : renforcer l’internationalisation de l’archipel, tout en la contrôlant.

SOPHIE BUHNIK

Docteure en géographie, aménagement du territoire (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, C.R.I.A., UMR Géographie-cités), directrice éditoriale de la revue Japan Analysis. Sophie Buhnik s’intéresse à la question des mobilités et de l’accès aux ressources urbaines dans les banlieues japonaises en déclin, notamment dans la conurbation d’Ōsaka-Kyōto-Kōbe.

Couverture : En haut à gauche : résidences faisant face au théâtre de la ville de Takarazuka (Buhnik, 2016). En haut à droite : le magasin BAL reconstruit à Kawaramachi dans Kyōto (source : http://sharing-kyoto.com/shop_Kyoto_BAL/). En bas : plaque à l’entrée d’une résidence à Minoo, nord d’Ōsaka.

Bibliographie

Abe-Kudo J., 2007, « Vertical gated communities in Tokyo », actes de la 4e conférence internationale Private urban governance & gated communities, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 5-8 juin 2007.

Aveline N., 2003, La ville et le rail au Japon. L’expansion des groupes ferroviaires privés à Tôkyô et Ôsaka, Paris, CNRS Éditions, 238 p.

Aveline-Dubach N., 2008, L’Asie, la bulle et la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 319 p.

Aveline-Dubach N., 2014, « New Patterns of Property Investment in ‘Post-Bubble’ Tokyo : The Shift from Land to Real Estate as a Financial Asset » in Aveline-Dubach N., Jou S.-C. et Hsiao H.-H. M. (dir.), Globalization and New Intra-Urban Dynamics in Asian Cities, Taipei, National Taiwan University Press, 265-294.

Aveline-Dubach N. (dir.), 2015, Vieillissement et déprise urbaine au Japon. Les nouveaux défis de l’aménagement, Paris, La documentation française, 106 p.

Berque A., 2014, « Wabi/sabi (le dépouillemen

  1. Ou consommation ostentatoire, terme introduit par Thorstein Veblen en 1899 afin de désigner une consommation dont le mobile primordial est de donner à autrui une image valorisante de soi par l’étalage de richesse []
  2. Principalement les marques Hermès, Vuitton, Chanel, Armani, Mercédès et Porsche selon le Luxury Institute de New York. []
  3. Défini par les acteurs du luxe comme une recherche accrue de « moments » d’émotions (gastronomie, spa, voyages…), taillés sur les attentes d’un individu, à rebours de la consommation standardisée d’un artefact permettant d’afficher son niveau de vie. Selon le rapport « Shock of the New Chic » publié par le Boston Consulting Group en 2014, la hausse de la demande en luxe expérientiel par une population au capital économique, culturel et social élevé oblige l’industrie à redéfinir ses codes et son fonctionnement, tandis que pour d’autres experts, le phénomène n’a rien de révolutionnaire, le luxe étant par définition l’offre d’un moment inoubliable et d’un service exceptionnel autour de l’achat d’un produit ou d’une prestation. []
  4. Voir le numéro 38 de Japan Analysis, « Le creusement des écarts de richesse au Japon, un enjeu pour les Abenomics ? », novembre 2015, en ligne. []
  5. L’accent mis sur la volonté de « ne pas être un clou qui dépasse », qu’on prête à l’ensemble de la population, minimise toutefois l’importance des formes de contestation dans le Japon contemporain. Depuis 2011, des manifestations contre l’énergie nucléaire ou contre la réforme de l’article 9 de la Constitution de 1946 (qui dispose que le Japon renonce à la guerre) peuvent réunir plus de 300 000 personnes dans les rues de Tōkyō. []
  6. Pour comprendre les mécanismes qui ont conduit au gonflement puis au dégonflement de la bulle, et à la « drôle de crise », voir Dourille-Feer, 2007. []
  7. La question de la précarisation de l’emploi au Japon depuis 20 ans suscite de nombreuses discussions. Au niveau agrégé, les statistiques mettent en exergue une hausse du nombre d’emplois à durée déterminée. Parallèlement, le taux de chômage est demeuré inférieur à 5 % ; l’emploi irrégulier aurait couvert la demande en contrats à temps partiel d’un nombre croissant de femmes mariées et de seniors autrefois auto-employés dans des fermes ou des magasins.  Les « bons emplois » n’auraient donc pas diminué mais à l’intérieur de chaque classe d’âge et sexe, les écarts se creusent entre les individus qui décrochent un emploi stable après avoir obtenu un diplôme d’une université prestigieuse, et ceux qui alignent les contrats courts, notamment dans le secteur de la vente ou de la construction.  Pour une revue de la littérature, voir Blind et Lottanti, 2015. []
  8. Soit un ménage dont les revenus reposent d’abord sur le salaire du mari, la carrière de l’épouse étant plus irrégulière (elle s’occupe du foyer après la naissance du premier enfant, et retrouve un emploi à mi-temps lorsque les enfants ont grandi). []
  9. À l’automne 2012 et à la suite de la tentative de rachat d’une partie des îles Senkaku par le gouverneur de Tōkyō, l’ultra-nationaliste Ishihara Shintarō, des campagnes de boycott des produits japonais en Chine mais aussi en Corée du Sud ont durement affecté le secteur du tourisme, alors que Kyōto s’apprêtait à recevoir des milliers de visiteurs pour la fête de la Lune. []

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