Entendu / Entretien : L’urbanité à l’épreuve des aéroports

Entretien avec Jean-Baptiste Frétigny

L’entretien de J.-B. Frétigny au format PDF

Jean-Baptiste Frétigny est maître de conférences en géographie à l’Université de Cergy-Pontoise. Sa thèse intitulée Les mobilités à l’épreuve des aéroports : des espaces publics aux territorialités en réseau. Les cas de Paris Roissy-Charles-De-Gaulle, Amsterdam Schiphol, Francfort-sur-le-Main et Dubai International, soutenue en décembre 2013, a reçu le 1er prix de thèse CNU (Conseil national des universités, section 23) – CNFG (Comité national français de géographie) en 2014.

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Les aéroports sont souvent considérés comme des petites villes dans la ville. Le thème de l’urbanité est-il pertinent pour analyser et comprendre les espaces aéroportuaires ? Dans quelle mesure les aéroports sont des terrains de recherche urbains ?

La question de la ville et de l’urbanité aéroportuaires se pose effectivement avec acuité. Lucie Démettre prépare d’ailleurs une thèse concernant le positionnement complexe de l’aéroport à la ville. Une série de travaux parle de l’aéroport comme étant à la fois en ville et hors de la ville. Et c’est vrai qu’il y a une certaine ambiguïté dans le rapport à la ville de ces objets, notamment parce que les acteurs divisent soigneusement l’espace à l’intérieur des aéroports, entre la zone publique et la zone réservée aux passagers ou zone de sûreté à accès réglementé, placée ainsi discontinuité du reste de l’espace urbain. Pour cela, ils utilisent l’expression « côté ville/côté piste ». Cela en dit long sur la schizophrénie du rapport à la ville entretenu dans un tel lieu.

Les aéroports sont en profond décalage avec l’image archétypale de la ville héritée, mais ils sont bien profondément urbains par la densité et la diversité d’acteurs qui s’y concentrent, dans une conception relationnelle de l’urbanité, comme agencement dense d’interactions multiples évitées ou recherchées. À ce titre, à les étudier, il me semble que ce sont vraiment des terrains urbains, mais que c’est une toute autre urbanité qui s’y travaille que celle des quartiers historiques, en tant que terrains métropolitains au sens plein du terme. Ce sont des lieux qui nous permettent de comprendre, mieux que dans bien des lieux plus étudiés, de quoi ces urbanités métropolitaines sont faites. D’une manière ou d’une autre, dans un aéroport, on est plongé dans les relations de l’archipel métropolitain mondial, y compris dans les plus petits d’entre eux qui sont toujours reliés à des aéroports plus grands, eux-mêmes reliés à d’autres lieux clés de cet archipel, etc.

Les aéroports sont souvent présentés comme des équipements métropolitains par excellence, sans qu’on s’interroge souvent sur ce que cette participation à la métropolisation recouvre, bien au-delà d’une logique d’équipement. Plaidant pour une appréhension élargie de la métropolisation, Ludovic Halbert1  considère qu’il ne faut pas réduire l’investigation métropolitaine aux halls d’aéroport. Il incite par cette image à ne pas négliger, au-delà des réseaux de transport et des activités métropolitaines supérieures, la multiplicité des activités qui font la métropolisation, ce qu’il appelle la longue traîne métropolitaine. De même une formule récurrente employée par divers auteurs consiste à affirmer que penser la mondialisation implique d’aller bien au-delà de l’observation des aéroports.

C’est très juste de dire qu’il y a d’autres terrains de la métropolisation et de la mondialisation, mais s’est-on vraiment donné la peine d’approfondir la contribution métropolitaine des aéroports ? Ce changement de regard sur la métropolisation est essentiel aussi pour l’objet aéroport, toujours étudié comme équipement et non comme partie prenante de la métropolisation dans son fonctionnement quotidien et dans son expérience, loin de l’écume des choses à laquelle on le réduit. À l’étudier, on peut éclairer cette diversité d’activités et d’acteurs qui interagissent par la médiation de réseaux de circulation d’objets, d’individus et d’informations. C’est bien la constitution par ces acteurs d’espaces urbains en réseaux à de multiples échelles jusqu’à l’échelle mondiale que ces lieux nous révèlent, si l’on considère que l’urbain est avant tout un agencement, une construction de relations. C’est précisément parce que cette urbanité ne va pas de soi qu’elle est intéressante.

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Vous abordez dans votre thèse la notion d’aéroville. À quoi renvoie-t-elle précisément ? Quels enjeux soulève-t-elle en termes de développement urbain induit par les aéroports ?

La notion d’aéroville est ambiguë. Cela tient au fait qu’elle est à la fois une notion du monde social, employée par ceux qui aménagent les espaces à proximité des aéroports pour qualifier leurs projets, et une catégorie académique. Certains chercheurs la mobilisent en effet pour rendre compte de l’émergence de nouvelles centralités secondaires en périphérie urbaine, dans un développement de plus en plus polycentrique des métropoles. Y participent de nombreux aéroports par toute une palette d’activités directes et indirectes qu’ils cristallisent, à l’origine de véritables territoires aéroportuaires. L’aéroville est un morceau de ville qui, parce qu’il est situé en périphérie, parce qu’il est relié à d’autres espaces à bien plus large échelle, serait un horizon des développements urbains futurs.

Le succès de la notion dans le monde social tient au fait que tout un imaginaire l’accompagne. Dans la mesure où les aéroports sont des objets finalement assez récents par rapport aux gares et aux ports, ils sont souvent envisagés comme des lieux précurseurs, qui participent d’un développement urbain innovant. Nathalie Roseau2  a ainsi montré l’existence d’un véritable imaginaire de la ville du futur comme aerocity, alimenté par les architectes et les urbanistes dès le début du XXe siècle, à travers de multiples projets urbains, comme ceux de Le Corbusier.

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Promotion sur les terrasses de Schiphol de l’Airport City. Source : J.-B Frétigny 2012

Promotion sur les terrasses de Schiphol de l’Airport City (J.-B Frétigny, 2012)

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Ce qui est frappant est que l’aéroville est devenue je crois une notion à valeur performative pour les acteurs institutionnels des aéroports. Elle prend sens dans le cadre de stratégies de développement où cet imaginaire est instrumentalisé pour un marketing territorial et urbain qui vise à attirer les investisseurs et à créer un consensus autour des projets d’aménagement. Les gestionnaires d’aéroport ont des logiques d’actions devenues largement entrepreneuriales qui les incitent à mener de vastes projets, dans le cadre d’une déréglementation et d’une libéralisation du transport aérien. La puissance publique, autorité régulatrice, est de plus en plus exigeante en termes de rentabilité et d’autofinancement de ces opérateurs, d’où le développement considérable des commerces, levier de diversification des activités. De plus, ces aéroports se font concurrence pour attirer les passagers en correspondance, qui sont de plus en plus nombreux avec la libéralisation du transport aérien, notamment en Europe depuis le milieu des années 1990. Pour cela, il leur faut déployer toute une série de services et donc faire beaucoup d’investissements pour inciter les passagers à choisir leur aéroport de correspondance plutôt qu’un autre.

Plus largement, cette privatisation de leur action les a incités à devenir non pas seulement des opérateurs de transport mais aussi des opérateurs fonciers et immobiliers pour des activités variées. Des plate-formes logistiques, business parks, des centres d’exposition ou de congrès sont mis en place, toutes sortes de stratégies sont testées et les projets se multiplient.

Mais surtout il y a de mon point de vue très souvent un décalage entre cet imaginaire et la réalité du développement urbain cristallisé par les aéroports. John Kasarda, chercheur en économie aux États-Unis, a contribué à nourrir cet imaginaire en forgeant la notion d’aerotropolis3 . Il considère que les aéroports jouent le même rôle dans la formation des villes de demain que les ports ont pu exercer autrefois. Beaucoup d’acteurs locaux placent de grandes espérances dans un développement local par leurs infrastructures aéroportuaires. Mais la croyance dans des effets structurants univoques des infrastructures de transport comporte bien des illusions et on peut mettre à l’actif de cette réflexion l’analyse de Jean-Marc Offner4 à ce sujet. C’est ce qui fait toute l’ambiguïté à déconstruire de la notion d’aéroville : l’espoir que les infrastructures puissent faire d’elles-mêmes la ville de demain telle qu’on l’appelle de ses vœux.

« Aéroville » est un label qui a été utilisé par exemple pour un centre commercial ouvert en octobre 2013 à côté de Roissy, présenté comme un lieu attirant et original de consommation pour les touristes et pour les salariés de l’aéroport, mais qui se révèle surtout un grand centre commercial pour un territoire qui en comporte déjà beaucoup. « Aéroville » est un terme qui est utilisé par exemple pour un centre commercial qui a ouvert il y a quelques mois à côté de Roissy, toujours dans cette idée que c’est un lieu attirant pour les populations, un lieu inspirant où on va pouvoir consommer, même si en réalité c’est d’abord un centre commercial classique. Toujours à Roissy, au cœur de la plate-forme, a été créé au début des années 1990 un centre qualifié de Roissypole, comprenant notamment tout un ensemble de bureaux, le Dôme, visant à attirer des entreprises variées. Ce programme a subi de plein fouet la crise de 1993 et n’héberge que des activités étroitement liées à l’activité aéroportuaire ou presque. D’ailleurs, de manière assez emblématique, ceux qui connaissent et pratiquent Roissy régulièrement prononcent « Roissypôle » et non « Roissypole ». Pour eux, c’est d’abord un pôle d’échanges, une gare routière importante et une station de RER, et non une ville en tant que telle.

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Les aéroports peuvent-ils être considérés comme des espaces publics urbains comme les autres ? Le sont-ils, par les acteurs de l’aéroport et par leur aménagement ?

Paradoxalement, lorsque des acteurs aéroportuaires ou des chercheurs parlent d’aérovilles c’est pour évoquer les activités qui s’y concentrent, mais presque jamais leurs acteurs. Qu’est-ce qu’une ville sans acteurs, à commencer par ses habitants, qui sont ici les usagers de ces espaces ? Et qu’est-ce qu’une ville sans penser des espaces communs ou des espaces publics ? Si ce sont bien des morceaux de ville, pour qui sont-ils conçus et comment ses usagers sont pris en compte dans leur aménagement ?

Ces questions ne sont jamais posées et pourtant chaque acteur ou chercheur les tranche implicitement dans la manière dont il agit ou construit son objet d’étude. On pense et on construit souvent ces morceaux de ville très sélectifs pour des fractions étroites de passagers qualifiés d’hypermobiles, ce qui revient à faire l’impasse sur la diversité des passagers mais aussi plus largement des publics qui les pratiquent. Le nombre d’agents qui y travaillent est considérable : pour deux passagers qui prennent l’avion chaque jour on compte un salarié sur la plate-forme. Donc en ne tenant compte que des passagers, et surtout d’une petite partie d’entre eux, on oblitère au moins un tiers des personnes présentes. C’est aussi évacuer tout ceux qui accompagnent les passagers au départ ou les accueillent à l’arrivée, qualifiés d’attendants, de l’ordre d’un pour trois passagers à Roissy par exemple. C’est négliger également ceux qui viennent à l’aéroport prendre leur train ou leur autobus : l’aéroport de Londres Heathrow est aussi la première gare routière du Royaume-Uni. Les aéroports sont aussi des espaces dits de « rétention administrative » des migrants, enfermés dans certaines fractions calfeutrées de l’espace aéroportuaire. On peut penser également aux nombreuses personnes sans-abris comme à d’autres publics encore, comme les manifestants qui y protestent.

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Manifestation hebdomadaire contre les nuisances sonores du trafic aérien dans le hall du principal terminal de Francfort. Source : J.-B. Frétigny 2012

Manifestation hebdomadaire contre les nuisances sonores du trafic aérien dans le hall du principal terminal de Francfort (J.-B. Frétigny, 2012)

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L’aéroport est le morceau de ville de tous ces usagers, ce qui pose à nouveaux frais la question de l’accès à la ville, celle qui se construit dans la métropolisation et dans les lieux de passage qu’elle informe. C’est pour cela que la notion d’espace public me semble centrale et importante à revendiquer. Certes, ces espaces aéroportuaires sont la propriété de gestionnaires d’aéroport qui peuvent avoir des logiques de gestion privées même lorsqu’ils sont de capitaux publics, comme pour le gestionnaire de Schiphol, l’aéroport d’Amsterdam. Mais il n’en demeure pas moins que ce sont des espaces incontournables ou presque pour les mobilités d’échelle mondiale pour des populations variées. Ne pas les aborder comme des espaces publics ne reviendrait-il pas à les dépolitiser en acceptant leur limitation aux fonctions de transport, de consommation et de contrôle qui leur sont assignées et à négliger les enjeux collectifs qu’ils soulèvent, comme leur potentiel considérable d’interactions et d’évitement, de ségrégation entre des populations si hétérogènes ?

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Le cinéma véhicule tout un imaginaire de l’aéroport. Si des films comme Love Actually (Richard Curtis, 2003) ou Le Terminal (Steven Spielberg, 2004) offrent l’image romantique de rencontres intenses dans les aéroports, d’autres films comme Bird People (Pascale Ferran, 2014) mettent davantage en avant la mélancolie aéroportuaire, la solitude… L’aéroport est un lieu habité, mais ne souffre-t-il pas d’une certaine carence en urbanité ?

Ces représentations sont vraiment à prendre au sérieux mais en dépassant l’idée reçue selon laquelle les aéroports seraient forcément des lieux vides d’urbanité, de solitude, des non-lieux, par une logique implacable. Ils seraient comme frappés de malédiction et donc forcément des sites d’expérience négative.

S’arrêter à ce constat n’est pas satisfaisant. C’est projeter un point de vue individuel qui n’est pas celui de tous ceux qui le pratiquent, à commencer par les agents qui y travaillent, de même que d’une part importante des passagers, si l’on veut bien se livrer à un travail d’investigation empirique de leurs expériences de sujets mobiles. C’est pourquoi j’ai mobilisé un dispositif de recherche multiforme avec les passagers croisant les techniques d’observation, d’entretien, de questionnaire, de parcours et de schématisations (« cartes mentales »).

L’idée des chercheurs des mobilities studies est de voir en quoi les pratiques mobiles sont signifiantes, quel que soit leur champ d’investigation. Pour les aéroports, cela implique de les interroger sous l’angle de stratégies sécuritaires et commerciales subies, mais également de prêter attention à la manière dont les usagers les investissent à leur manière et les habitent effectivement, même transitoirement. Dans la mesure où les aéroports sont des espaces publics, l’enjeu est alors de souligner l’importance de prendre en compte mais aussi de faire participer les divers usagers du lieu de passage à son aménagement, en leur donnant la possibilité de mieux s’approprier cet espace et surtout d’y affirmer une place et un droit à la ville.

Poser la question de l’urbanité de l’aéroport c’est éviter les approches réductionnistes trop fréquentes du lieu de passage pour au contraire souligner toute la portée des pratiques et de son aménagement à bien plus large échelle que celle qu’on envisage habituellement. Un exemple particulièrement aigu est celui de la rétention aéroportuaire des migrants. Elle est placée en retrait des espaces publics aéroportuaires et de son urbanité. L’invisibilisation de ce type d’expérience du lieu soulève la question de la transparence et de la justice sociale des régimes de mobilité mondialisés de l’archipel métropolitain mondial.

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Mettre à distance les voyageurs des classes affaires et première des autres passagers dès leur arrivée à l’aéroport. D’après le plan public du terminal d’Emirates à Dubaï.

Mettre à distance les voyageurs des classes affaires et première des autres passagers dès leur arrivée à l’aéroport. D’après le plan public du terminal d’Emirates à Dubaï.

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L’urbanité des lieux de passage est aussi mise à l’épreuve par les formes de hiérarchisation et de ségrégation sociale dans et par la mobilité spatiale qui s’y opèrent, dont l’analyse me semble pouvoir être largement mobilisée à l’actif de bien d’autres lieux que les aéroports, qui en sont des révélateurs et des moteurs d’activation. À se pencher sur les populations ciblées par l’aménagement des espaces aéroportuaires, on mesure qu’il est surtout pensé par rapport à une fraction très étroite des usagers, certains passagers en mobilité de travail tout spécialement, voyageant en classe affaires. Cela a pour conséquence un marquage social très fort de ces lieux, qui contribue à en véhiculer une représentation de sites d’exclusivité sociale au profit d’individus aux statuts sociaux très élevés. Certes, la mobilité aérienne est sélective socialement, ce qui avait été négligé dans la littérature et que j’ai pu mettre en évidence au regard de diverses enquêtes. Mais cette situation a conduit la plupart des acteurs institutionnels des aéroports à se focaliser sur certaines figures de passagers et à nourrir un imaginaire de la mobilité aérienne comme forme de distinction sociale. Or les acteurs aéroportuaires sont confrontés quotidiennement à l’hétérogénéité de ces publics et à la manière d’agencer la distance sociale et physique entre les uns et les autres, ce qui soulève des enjeux sociaux, politiques et culturels profondément urbains.

Si les aéroports ne sont pas forcément les lieux déprimants qu’on a pu décrire, cela ne veut pas dire que la mobilité n’est pas pour autant une expérience intense sur le plan émotionnel. Passer d’un lieu à un autre par l’aéroport est encore l’expérience d’une rupture pour beaucoup d’enquêtés. Les aéroports sont les grandes portes d’accès à de nouveaux horizons pour les migrants aujourd’hui comme l’avaient été jadis des lieux comme Ellis Island et qui sont aujourd’hui patrimonialisés. Cela n’est pas intégré dans l’aménagement de l’aéroport en dehors des espaces d’application des régimes de mobilités, du contrôle des passeports aux centres de rétention administrative. Cela renvoie à une certaine conception de l’urbain et de nos territoires, dans lesquels la place des populations migrantes n’est pas vraiment reconnue. Or l’aéroport est aussi leur morceau de ville. Ce sont des lieux de retrouvailles, bien connus des migrants qui viennent avec des pancartes accueillir leurs proches, qui les accompagnent jusqu’au dernier moment. Mais rien n’est prévu dans l’agencement des espaces pour donner leur place à ces acteurs et à leurs rituels.

Cette oblitération renvoie à une certaine représentation dominante individualisante des mobilités, en décalage avec des pratiques mobiles qui prennent sens souvent à plusieurs. Jusqu’à présent les enquêtes menées par les praticiens comme par les chercheurs ont finalement assez peu pris en compte le fait qu’il n’y a pas seulement des individus et des déplacements individuels, mais aussi des collectifs mobiles variables.

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L’espace aéroportuaire investi par les collectifs mobiles, terminal 1C de Roissy. Source : J.-B. Frétigny 2010

L’espace aéroportuaire investi par les collectifs mobiles, terminal 1C de Roissy (J.-B. Frétigny, 2010)

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Certes, ces collectifs sont plus complexes à aborder. Mais comprendre que les passagers ne voyagent pas seuls permet également de dépasser cette représentation située de l’aéroport comme lieu d’expérience solitaire. Nous sommes sans doute dans une vision trop normative de l’urbanité donc pas assez sensibles à son hétérogénéité. Des urbanités différentes se créent à l’aéroport, peut-être différentes des urbanités classiques, statiques, de quartier, de village, dans une représentation locale et fixe de l’espace public. N’entretient-on pas une certaine nostalgie vis-à-vis de ces sociabilités rêvées, de voisinage, de sociétés stables et sédentaires, en niant cette urbanité qui se développe dans des espaces de transit, des lieux de passage ? Même s’il ne faut pas tout voir au prisme de la mobilité, il est important d’arriver à rendre compte de ces diverses formes d’urbanité qui se construisent. C’est un enjeu politique, un enjeu d’aménagement, et un enjeu de recherche en sciences sociales.

On dit souvent que les aéroports sont aseptisés et ne proposent pas une expérience authentique du monde. L’expression péjorative d’ « art d’aéroport » est utilisée pour désigner les souvenirs, les objets conçus pour les touristes comme les tours Eiffel miniature. Cela renvoie à un certain mépris pour l’expérience touristique, qui ne serait pas authentique, selon des logiques de distinction sociale déconstruites dans le champ d’étude du tourisme5 . L’aéroport relèverait plus largement de la même expérience fausse. Les approches anglophones du post-modernisme ont été à juste titre très critiques sur les « nouveaux » espaces publics en général, grands lieux de transport avec de multiples commerces, centres commerciaux ou parcs de loisir, et sur la marchandisation des expériences mobiles et urbaines qu’ils permettent. Mais elles ont souvent manqué le fait que ce qui s’y construisait n’était pas qu’une relation à des pastiches, des expériences qui seraient artificielles. Qu’est-ce qu’une expérience fausse ? Qu’est-ce qu’un lieu sans vie ? On ne peut pas s’arrêter à ces affirmations péremptoires, précisément parce qu’une approche critique sur ce qui s’y produit doit se donner précisément les moyens de saisir les pratiques alternatives qui s’y déroulent pour permettre un changement. S’il me semble vain de rechercher la disparition des lieux de passage, on peut chercher à saisir comment ils pourraient être orientés vers la construction d’un monde urbain plus juste par une analyse plus fine des expériences qu’ils cristallisent.

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Les aéroports sont des portes d’entrée, des sas vers des villes, des régions, des pays et leurs urbanités spécifiques. Y a-t-il un marquage territorial de ces urbanités dans les aéroports ? Ou sont-ils aménagés selon un modèle standard, mondialisé ?

Les aéroports sont toujours à la fois génériques et singuliers, ce sont les deux faces de la même médaille et la prépondérance de l’une ou l’autre dans le point de vue n’est que contextuelle, selon les points de comparaison adoptés. Mais cette question suscite beaucoup de passions. La dimension générique est vue négativement, car on considère qu’elle serait le fruit d’une mondialisation homogénéisante. C’est en partie le cas par exemple pour les commerces franchisés ou pour des standards comme les pubs irlandais. De ce point de vue là on a affaire à un processus de standardisation et de circulation de modèles qui affecte bien plus largement nos espaces urbains. Mais encore une fois on ne peut pas s’arrêter à ce seul point de vue, tout important qu’il soit.

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Pub irlandais à l’aéroport de Dubai International. Source : J.-B. Frétigny 2011

Pub irlandais à l’aéroport de Dubai International (J.-B. Frétigny, 2011)

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On peut d’abord se demander si les aéroports ne sont pas des lieux susceptibles de symboliser la construction d’un archipel métropolitain mondial, de formes de territorialités en réseau individuelles et collectives, voire d’un Monde dont les diverses populations se confrontent pour partie à l’altérité des uns et des autres, que de tels lieux subsument. Le travail de terrain que j’ai mené dans quatre aéroports permet de voir que les aéroports font à bien des égards figure de lieu-symbole d’un Monde intégré pour ses divers acteurs, de manière toutefois inégalitaire. Les aéroports marquent bien des formes de liaisons sélectives mais planétaires, un « universel relatif » pour reprendre une expression de Bruno Latour. On doit revisiter nos représentations du générique, et ne pas le concevoir forcément comme quelque chose de négatif.

Mais il est vrai que les divers terrains étudiés offrent aussi des facettes singulières les uns par rapport aux autres. Cela est lié notamment aux stratégies même des acteurs institutionnels. Ils visent à singulariser leur plate-forme pour attirer des passagers en correspondance, qui engagent une expérience souvent forte du territoire d’ancrage de l’aéroport.

Ce territoire est en quelque sorte projeté à l’aéroport, tout spécialement à certaines échelles privilégiées par les gestionnaires d’aéroport. De manière emblématique, Dubai International surtout et Roissy dans une moindre mesure insistent beaucoup sur l’aéroport comme partie prenante d’une métropole, un aéroport métropole. Cela tient à une démarche de marketing territorial déployée par les opérateurs, commerciaux notamment, qui repose sur la représentation d’une certaine identité de Dubaï et de Paris véhiculée auprès des passagers. Dans le cas de Paris, c’est un peu plus complexe dans la mesure où Paris est considéré comme une synecdoque de toute la France. Il y a un va-et-vient d’échelles permanent entre Paris et la France, même si l’iconographie parisienne est toujours surplombante dans les discours des acteurs, comme dans le paysage des aéroports et leur dispositif commercial.

En revanche, à Amsterdam Schiphol et à Francfort-sur-le-Main, l’ancrage territorial de l’aéroport est bien plus nettement celui de l’État-nation. Pour Francfort-sur-le-Main, les opérateurs prêtent aux passagers l’attente d’une consommation de l’Allemagne, par la pratique et le parcours d’un discours territorial stato-national, de ses coucous à sa bière, non sans gommer l’identité du Land de Francfort, la Hesse. À Schiphol, c’est une ville de Hollande qui est mise en avant, et par synecdoque des Pays-Bas, plutôt qu’un morceau d’Amsterdam. C’est immédiatement perceptible dans le paysage par la prédominance de l’orange par exemple. La stratégie de l’opérateur aéroportuaire consiste à considérer l’aéroport comme une ville en soi, une airport city, donc distincte d’Amsterdam. Dans la nomination des différents espaces, si importante dans l’orientation des passagers et dans le marquage territorial d’un lieu, la référence à Amsterdam reste présente mais demeure minoritaire. La voie la plus centrale est significativement le Holland Boulevard, axe clé des boutiques duty free pour embarquer en zone hors Schengen. En convergence avec beaucoup d’autres éléments, c’est la Hollande qui est mise en avant.

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Extrait de la schématisation de Jin, traductrice chinoise en correspondance à l’aéroport d’Amsterdam Schiphol : la pratique d’un lieu hollandais. Source : enquête à Schiphol 2012.

Extrait de la schématisation de Jin, traductrice chinoise en correspondance à l’aéroport d’Amsterdam Schiphol : la pratique d’un lieu hollandais (Enquête à Schiphol, 2012)

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Le discours sur la maîtrise de l’environnement néerlandais, avec une insistance sur une « nature » anthropisée, est beaucoup véhiculé, de même que la représentation d’une maîtrise logistique néerlandaise de la circulation, notamment à travers les canaux et l’activité portuaire. La mention du Flying Dutchman, allusion mythique à la maîtrise de la navigation maritime néerlandaise, figure sur la carlingue de tous les avions de la compagnie KLM, et c’est aussi le nom d’un bus amphibie qui va de Schiphol jusqu’aux canaux d’Amsterdam. On retrouve toujours l’idée d’une démonstration d’une capacité à assurer la mobilité des objets et des sujets pour mieux souligner le caractère performant de la gestion aéroportuaire. L’argumentaire marchand mobilise donc et renforce une certaine idéologie territoriale des Pays-Bas dans la mondialisation.

Pour autant, on ne peut limiter l’ancrage des aéroports aux seules stratégies d’assignations territoriales et urbaines des acteurs institutionnels. La pratique territoriale des passagers oscille entre un rapport générique et un rapport singulier à ces lieux au gré de catégorisations pour partie autonome de ces assignations. Ils isolent des singularités qui excèdent les intentions des acteurs du dispositif marchand et participent d’urbanités spécifiques. Les passagers retiennent par exemple l’importance des fumoirs à Francfort et la sociabilité autour de la cigarette, qui est particulièrement présente.

Alors qu’au début de ma recherche je cherchais à dégager ces urbanités par un travail d’observation directe, j’ai vite compris qu’il valait mieux au contraire s’intéresser à la pluralité des catégorisations territoriales mobilisées par les acteurs eux-mêmes dans les différents aéroports. Ces catégorisations en disent en effet autant sur ces lieux que sur ceux qui les mobilisent. Elles révèlent l’imaginaire des passagers, les urbanités auxquelles ils participent, et l’échelle à laquelle prend sens leur pratique du lieu.

Le fait que ces urbanités diffèrent aussi d’un lieu à l’autre est perceptible dans les dispositifs de tri des passagers, qui jouent sur la mise à distance symbolique et matérielle de catégories de passagers privilégiées, bénéficiant d’accès coupe-file aux contrôles ou à l’embarquement comme de services particuliers. Bien que cette différenciation s’opère de manière très systématique dans chacun des aéroports étudiés, elle est fortement mise en valeur à Dubaï, plutôt marquée à Paris, un peu moins à Francfort et un peu moins encore à Amsterdam. Qu’est-ce que cela nous dit du rapport aux inégalités des sociétés d’ancrage des aéroports ? La relation est loin d’être simple car les aéroports ne sont pas des miniatures qui seraient pleinement représentatives de l’ensemble de leurs pays. Ils participent plutôt en l’occurrence de stratégies marchandes situées d’acteurs exploitant dans des formes de différenciation sociale dans la circulation mondialisée, susceptibles de travailler d’autres lieux.

La comparaison est d’autant plus intéressante qu’à bien des égards les aéroports sont des lieux de réactivation et de diffusion de stéréotypes, notamment liés à la nationalité des passagers. C’est très sensible dans l’observation réciproque des passagers, pratique massivement diffusée et dont j’ai pu découvrir qu’elle compte parmi les principales activités des passagers. Elle consiste à deviner les différentes caractéristiques des passagers rencontrés. Les nombreux moments où les passagers sont à la fois disponibles et en confrontation à des formes variées d’altérité rendent ce jeu particulièrement intense. C’est bien une forme de manifestation d’une urbanité du lieu de passage, discrète mais considérable, avec ses interactions faites d’observations réciproques multisensorielles, sonores et visuelles. Ce jeu mobilise de nombreux indices : l’observation des passeports, de la porte d’embarquement vers laquelle se dirigent les passagers, donc la destination ou la compagnie qu’ils empruntent, la langue qu’ils parlent, le type de vêtement…

Les passagers mobilisent donc intensément des stéréotypes, qui sont autant de formes de construction de l’altérité, de forme de savoir sur l’Autre situées et limitées. On assiste au fond à une forme d’intensification des pratiques urbaines ordinaires. La socio-linguiste Lorenza Mondada6 , qui étudie ces jeux de catégorisation, a montré combien la confrontation à l’étranger n’était jamais radicale puisqu’il faisait toujours l’objet d’une catégorisation. Ce jeu, qui participe complètement de l’urbanité, est mobilisé très largement à l’aéroport.

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Des passagers assignables à des positions territoriales stables ? Zone hors Schengen 1Z de l’aéroport de Francfort. Source : J.-B. Frétigny 2011

Des passagers assignables à des positions territoriales stables ? Zone hors Schengen 1Z de l’aéroport de Francfort (J.-B. Frétigny, 2011)

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Mais ces catégorisations ne fonctionnent pas toujours. Les divers acteurs de ces espaces publics se rendent régulièrement compte que leurs clés de lectures à l’épreuve de la catégorisation ne sont pas toujours opératoires. Les aéroports sont donc aussi des lieux d’interrogation des pratiques d’identification, où l’on se heurte à des passagers qui disposent de plusieurs nationalités, qui perturbent le bel ordonnancement de la pensée classificatoire, qui obligent à se pencher sur des identités qui ne sont pas rigides. Au fond les aéroports et ceux qui les fréquentent résistent aux catégorisations territoriales classiques, et donc finalement les aéroports peuvent être aussi, parmi bien d’autres lieux de passage, faire figure non pas de lieux d’inauthenticité territoriale mais au contraire d’une expérience territoriale intense, où l’on reproduit mais aussi où l’on questionne les formes d’appartenance et d’assignations.

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Vient-on seulement prendre l’avion à l’aéroport ? Les aéroports sont-ils fréquentés comme des lieux de loisir ?

C’est effectivement un enjeu important. Lorsque les acteurs parlent d’aéroville, ils pensent rarement à saisir toute l’hétérogénéité de ses publics, notamment des usagers qui ne sont pas des passagers aériens. Parce que ces usagers consomment moins à l’aéroport, ils disparaissent souvent des discours et des stratégies d’aménagement.

Dans une vision un peu trop linéaire de l’évolution des aéroports, on insiste souvent sur une phase d’âge d’or de l’aviation, où les aéroports se sont progressivement ouverts et sont devenus des lieux de loisir massivement fréquentés. C’est tout le sens de la fréquentation d’Orly par exemple dans les années 1960 comme lieu de spectacle, notamment depuis sa terrasse, chantée par Gibert Bécaud dans les Dimanches à Orly, au point qu’Orly devient le bâtiment le plus visité de France devant le Mont-Saint-Michel pendant quelques années. Cet engouement et cette fascination pour la mobilité aérienne et pour les avions est associée à une urbanité particulière, faite de rapport à la modernité, de fierté civique ou nationale et d’ouverture à d’autres horizons.

La lecture diachronique classique consiste à dire que tout cela a disparu, tout spécialement du fait des menaces terroristes et des dispositifs sécuritaires, voire migratoires, ce qui est en large partie vrai. Par exemple à Orly en 1975, la terrasse d’Orly-Sud est fermée après un premier attentat. Aussi Roissy a été construit sans qu’on n’y prévoie aucune terrasse, pour des questions de sécurité.

C’est donc davantage à Schiphol, à Francfort ou à Dubaï qu’à Roissy qu’on saisit combien les aéroports ne sont que des lieux destinés aux passagers. Dans les espaces ouverts au public de ces aéroports, on mesure l’importance de ces pratiques de loisir, car on y trouve des habitants, qui, même à Dubaï, vont boire un verre à l’aéroport, pour le plaisir, même si l’expérience est un peu plus coûteuse. À Francfort, le dimanche, de nombreuses familles de la région viennent déjeuner tout regardant les pistes. Et cela participe pleinement de l’urbanité du lieu. Outre des visites guidées de l’aéroport pour le grand public à Francfort et à Schiphol, des visites spécifiques sont organisées pour tous les enfants de la région, ce qui est prévu également à Roissy, sur un périmètre beaucoup plus restreint.

En raison de son origine étatique, d’une implantation qui relève d’une logique d’aménagement descendante, top down, Roissy peine encore à se penser comme un morceau de ville intégré et non comme un nœud de réseau très exclusif. C’est pourtant un laboratoire des espaces métropolitains et de leur urbanité, avec un potentiel d’urbanité très fort lié aux circulations qui les animent. Au fond, plutôt que d’insister sur la rupture entre les aéroports et les autres espaces urbains, on gagnerait sans doute à en gommer un peu les limites pour penser leur inscription dans nos sociétés et nos territoires urbains et saisir la pluralité des pratiques et des urbanités qui s’y jouent.

Entretien réalisé en octobre 2014 par F. Célérier dans le cadre du festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, mis à jour en avril 2015.

 

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Image de couverture : Jetée 1A de l’aéroport de Francfort (J.-B. Frétigny, 2012).

  1.  Voir Halbert L., 2010, L’avantage métropolitain, Paris, PUF, coll. La Ville en débat. []
  2.  Roseau N., 2012, Aerocity : quand l’avion fait la ville, Paris, Parenthèses, coll. Architecture. []
  3. Kasarda J.D., Lindsay G., 2011, Aerotropolis: the way we’ll live next, New York, Farrar, Strauss et Giroux. []
  4. Offner J.-M., 1993, « Les « effets structurants » du transport : mythe politique, mystification scientifique », L’Espace géographique, tome 22, n°3, 233-242. []
  5. Voir Urbain J.-D., 1991, L’idiot du voyage : histoires de touristes, Paris, Plon et Equipe MIT, 2008, Tourismes : Tome 1, Lieux communs, Paris, Belin []
  6. Mondada L., 2002, « La ville n’est pas peuplée d’être anonymes : Processus de catégorisation et espace urbain », Marges linguistiques, 3, pp.72-90. []

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