Lu / Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, William Acker

Sophie Garcia

PDF du Lu / Citer ce Lu


Les individus regroupés sous l’expression contestable et contestée « gens du voyage » font partie de ces populations depuis longtemps marginalisées socialement et spatialement, oubliées des débats sociétaux, lorsqu’elles ne font pas l’objet de discours stigmatisants.

Dans son ouvrage Où sont les « gens du voyage » ?, le chercheur William Acker, lui-même issu d’une famille de Voyageurs, produit une réflexion approfondie sur l’histoire de celles et ceux appelés improprement « gens du voyage » et sur les politiques de catégorisation et de gestion de cette population en France. Très géographique, son ouvrage met au jour les contraintes matérielles et spatiales auxquelles sont confrontés les Voyageurs au cours de leur vie, en s’appuyant sur l’étude des aires d’accueil françaises dont on peut trouver l’inventaire détaillé, département par département, à la fin du livre. Il développe également une analyse fine des termes utilisés pour désigner de l’extérieur ceux qui préfèrent pourtant souvent être appelés « Voyageurs ». Son ouvrage montre ainsi de façon précise les mécanismes de domination et de stigmatisation dont ils sont l’objet et en formule une critique sans appel.

Les Voyageurs, une histoire complexe placée sous le signe des discriminations

Le titre de l’ouvrage de William Acker incite à se demander où se trouvent les « gens du voyage » en France tant d’un point de vue socio-spatial que médiatique. Il s’interroge en effet sur la place qui leur est assignée dans les discours comme sur le territoire, les deux étant en réalité étroitement liés.

Son travail sur les aires d’accueil des « gens du voyage », et plus particulièrement son inventaire critique, prennent leur source dans la volonté de mener un travail rigoureux de recensement de ces aires, afin de prouver, d’un point de vue quantitatif et qualitatif, les graves manquements des pouvoirs publics concernant l’accueil décent de cette catégorie de population. La première partie de l’ouvrage consiste à analyser et décortiquer les raisons pour lesquelles l’accueil des « gens du voyage » en France est tel qu’il est aujourd’hui, à savoir inexistant. En effet, l’auteur met au jour un mécanisme de relégation socio-spatiale orchestré par des politiques publiques stigmatisantes et racistes depuis le XIXe siècle.

L’inventaire des aires d’accueil en lui-même constitue la deuxième partie de l’ouvrage de William Acker. Il prend la forme d’une liste d’aires regroupées par département. Chaque mention d’une aire d’accueil est enrichie d’une légende permettant de les évaluer d’un point de vue qualitatif en mesurant leur isolement et les nuisances environnementales à proximité. L’auteur réalise ainsi un travail pionnier puisqu’aucun inventaire national n’existait auparavant. Cette absence apparait comme une manifestation supplémentaire de la volonté des pouvoirs publics de sédentariser cette population, dont le nomadisme traditionnel est peu à peu annihilé, comme le démontre brillamment William Acker tout au long de son écrit.

La première partie de l’ouvrage est divisée en neuf chapitres portant sur un ou plusieurs aspects de la vie des Voyageurs. La plupart des chapitres ont pour sujet central « l’aire d’accueil des gens du voyage », objet spatial qui cristallise, par sa matérialité, son organisation et sa localisation, l’ensemble des discriminations dont les Voyageurs font l’objet. L’entrée par le biais des aires d’accueil donne lieu à une réflexion très géographique et multiscalaire de la part de l’auteur, puisqu’elles sont étudiées à la fois dans leurs principes d’organisation mêmes, mais également comme espaces en lien (ou non) avec le reste du territoire communal et enfin dans leur répartition aux échelles départementales et nationales.

Dans le premier chapitre, intitulé « Le parking », William Acker commence par une explication des circonstances et raisons à l’origine de son ouvrage. Parmi elles, l’accident de l’usine Lubrizol de Rouen en septembre 2019, joue un rôle central. À proximité de cette usine, classée site Seveso, se trouvait l’aire d’accueil du Petit-Quevilly, habitée alors par de nombreuses familles de Voyageurs. L’absence de solutions de relogement et l’invisibilisation médiatique de ces premières victimes de l’incendie a convaincu William Acker de lancer une étude sur les aires d’accueil françaises, visant à démontrer la faiblesse de leur nombre et leur localisation privilégiée à proximité de nuisances et dangers divers. En effet, l’absence d’inventaire exhaustif a contribué à affaiblir les dénonciations des défenseurs des familles du Petit-Quevilly sur les conditions de vie des « gens du voyage », puisqu’ils ne pouvaient se baser sur aucune donnée quantitative ou qualitative précise concernant le manque d’aires d’accueil décentes en France.

Le deuxième chapitre, « Les noms », consiste en une présentation précise et claire des différentes appellations souvent utilisées, à bon ou mauvais escient, pour nommer les Voyageurs. Il montre l’inculture globale des journalistes et des personnalités politiques dont l’ignorance, quand il ne s’agit pas d’antitsiganisme assumé, transparait au travers de la terminologie utilisée pour désigner, de l’extérieur, ceux que l’administration française regroupe sous l’appellation administrative, figée et essentialisante de « gens du voyage ». L’étude des différentes appellations permet au contraire de se rendre compte de la perméabilité des groupes, de l’imbrication des origines géographiques et des identités ainsi que de la complexité de leurs histoires.

Dans le troisième chapitre, William Acker adopte aune perspective historique pour montrer comment est née la catégorie administrative des « gens du voyage » en France, catégorie fictive qui ne recouvre aucune réalité cohérente mais est le produit d’une histoire d’oppression et de mise à l’écart. Cette histoire découle de la construction d’un « problème tsigane » dès le XIXe siècle, basé sur le rejet et la peur du mode de vie nomade. En effet, l’absence de point d’attache territorial et l’exercice de métiers spécifiques, compatibles avec le déplacement, sont perçus dès cette période avec une grande méfiance. Le XXe siècle et les deux guerres mondiales entérinent ce rejet, concrétisé par les persécutions, l’enfermement et les entraves au mode de vie nomade, soutenus par une législation de plus en plus contraignante et discriminatoire ayant pour objectif la sédentarisation de ces populations.

L’aire « d’accueil », symbole de l’antitsiganisme contemporain

La création des aires d’accueil ne devient une obligation pour les communes de plus de 5 000 habitants qu’à partir des années 1990. Présentée comme une avancée, elle entérine pourtant la relégation spatiale des « gens du voyage » dans la mesure où ceux-ci se voient interdits de s’installer ailleurs que sur ces aires, pourtant insuffisantes en nombre ou inadaptées en termes d’installations. Le quatrième chapitre a pour objet ces aires d’accueil qui portent si mal leur nom. On y apprend que le stationnement sur ces aires est payant et limité dans le temps, que les équipements sont rarement aux normes et souvent dégradés par manque d’entretien. L’auteur montre comment l’absence ou la minorité des individus issus des « gens du voyage » dans les instances politiques décisionnelles ou consultatives concernant l’installation des aires d’accueil conduit également à la mise en place de structures inadaptées.

Tout cela accentue les difficultés liées à la poursuite d’un mode de vie nomade, également renforcées par une législation défavorable, ce qui conduit un certain nombre de « gens du voyage » à choisir la sédentarisation. Dans le cinquième chapitre, l’auteur s’intéresse au « sédentarisé » en montrant qu’entre le nomadisme et la sédentarisation définitive existe une multitude de situations d’entre-deux, qui correspondent en général à un Voyage dégradé, entravé par les contraintes sociétales et administratives mais visant à terme à faire entrer le Voyageur dans la norme de la sédentarité, comme unique modèle possible de société civilisée.

Dans les trois chapitres suivants, intitulés « Le dénaturé », « L’urbanisé » et « Le séparé », William Acker montre comment la dégradation des conditions de vie des « gens du voyage » et l’écart de plus en plus profond entre l’idéal du Voyage, historiquement ancré dans la tradition des populations itinérantes, et la réalité de leur vie, peuvent être analysés au travers de l’étude de la localisation des aires d’accueil aujourd’hui. Ainsi, alors que l’itinérance devait permettre d’avoir un rapport privilégié à la nature « au temps des chevaux », aujourd’hui le Voyage conduit d’aires d’accueil en aires d’accueil plus dégradées les unes que les autres, à proximité de nuisances environnementales majeures et donc fort éloignées de l’idéal de proximité à la nature. De plus, les aires étant obligatoires seulement pour les communes de plus de 5 000 habitants, les Voyageurs n’ont plus la possibilité de s’installer dans les petites communes rurales, les forçant à « s’urbaniser », au sens de s’installer en zone urbaine ou à proximité. Pourtant, du fait de leur relégation spatiale, l’urbanisation ne leur permet pas pour autant de bénéficier des avantages de l’urbanité, à savoir de la diversité et de la densité des échanges sociaux et culturels permis par les villes. En effet, William Acker montre ensuite comment les aires d’accueil sont en réalité toujours séparées des espaces urbains résidentiels et centraux, que ce soit par des espaces naturels (forêts…), des infrastructures (bretelle d’autoroute, chemin de fer), des zones industrielles et commerciales, etc. Il s’appuie sur des exemples très concrets d’aires d’accueil des Bouches-du-Rhône et montre finalement comment les pouvoirs publics organisent la séparation spatiale des « gens du voyage » du reste de la société, participant aujourd’hui encore au renforcement d’une séparation sociale déjà pluriséculaire.

Discours stigmatisants et résistances contemporaines

Dans le septième chapitre, William Acker s’attaque à la représentation médiatique des Voyageurs. Il montre comment s’est progressivement construite la figure stéréotypée du « Tsigane » en analysant les paroles publiques, médiatiques, politiques mais aussi policières qui se focalisent en majorité sur les faits de violence et de délinquance en ne dénonçant que rarement les discriminations et les inégalités dont les « gens du voyage » sont victimes. Le rejet des Voyageurs qui s’exprime dans les médias se retrouve dans le traitement des informations relatives à leurs espaces de vie, où le terme de « camp », accompagné de son cortège de sous-entendus dépréciatifs, se substitue souvent à celui d’ « aire d’accueil ».  Ce chapitre se termine de façon très pédagogique par des pistes données aux lecteurs pour leur permettre d’identifier les discours antitsiganes dans les médias en étant attentifs aux sujets, images, lexiques et citations utilisés.

L’avant-dernier chapitre se concentre sur les résistances menées par les Voyageurs face aux politiques publiques discriminantes, tout en mettant au jour les divers freins à l’émergence d’une lutte efficace et unifiée rassemblant l’ensemble des collectifs voyageurs de France. Il évoque notamment les micro-résistances de la part des Voyageurs se caractérisant plus par des comportements d’évitement et par le silence que par une opposition frontale à l’administration, du fait de la crainte des représailles possibles. De même, la focalisation de la lutte sur l’amélioration des aires d’accueil va à l’encontre des luttes visant à remettre en question l’existence-même des aires au profit d’une revendication pour la liberté de se mouvoir et de s’installer où on le souhaite. Enfin une autre difficulté importante réside dans la grande diversité des populations regroupées artificiellement sous l’appellation « gens du voyage ». Elles ont en réalité des intérêts souvent divergents qui peuvent s’illustrer par l’opposition entre une volonté de reconnaissance identitaire pour certains groupes et une volonté d’intégration républicaine pour d’autres. Ces luttes, parfois irréconciliables, les empêchent encore de s’allier aujourd’hui.

Le dernier chapitre de la première partie, intitulé « La méthode », permet au lecteur de comprendre pourquoi et comment l’auteur a réalisé l’inventaire critique des aires d’accueil qui occupe la deuxième partie de l’ouvrage. William Acker dénonce la grande faiblesse des études sur la question et souligne  l’importance des données quantitatives pour dénoncer le manque d’aires d’accueil en France. Mais il insiste également sur la nécessité de leur adjoindre des données qualitatives, les autorités se contentant généralement de mesurer leur respect des normes d’accueil en se focalisant sur les stocks de places et non sur leur qualité. William Acker explicite ainsi la manière dont il a recueilli les données pour constituer son inventaire ainsi que les critères utilisés pour évaluer la qualité des aires.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, les aires d’accueil inventoriées sont donc accompagnées d’une légende indiquant, par le biais de différents indicateurs, leur isolement par rapport à la ville ainsi que les atteintes environnementales dont elles sont l’objet, notamment du fait de la présence d’autoroutes, de déchetteries, de zones industrielles ou de sites Seveso à proximité. L’inventaire permet ainsi d’observer le manque criant d’aires à toutes les échelles et de montrer que la quasi-totalité des aires en France sont exposées à des nuisances environnementales.

 –

Un ouvrage indispensable, pédagogique et militant

Où sont les gens du voyage ? est un ouvrage qui présente un très grand intérêt dans la mesure où il propose un travail d’inventaire pratique qui n’avait jamais été fait auparavant et qui peut réellement être utilisé par des Voyageurs. Sa dimension critique, visible tant dans la première partie rédigée que dans la légende de l’inventaire, en fait un travail d’autant plus riche et original qui constitue une mine d’informations permettant d’étoffer le champ de recherche universitaire, encore embryonnaire, sur le sujet.

William Acker a choisi de donner une tonalité personnelle à cet ouvrage en se référant à l’histoire de sa propre famille, puisqu’il est lui-même issu d’une communauté de Voyageurs. Il évoque notamment ses propres souvenirs d’enfance ainsi que ceux de ses proches. Il s’appuie également sur son expérience de terrain, en décrivant des aires visitées et des habitants rencontrés dont les témoignages émaillent les pages du livre, qui se trouve ainsi profondément incarné et ancré dans le réel.

La dimension concrète et matérielle du sujet est renforcée par le fait que les deux parties du livre sont régulièrement ponctuées d’illustrations en pleine page, montrant des vues aériennes de certaines aires d’accueil et de leur environnement, ce qui permet d’en saisir les contraintes géographiques à l’aide des commentaires de l’auteur.

L’ouvrage de William Acker se lit donc avec fluidité, il informe de façon éclairée et critique sur un sujet trop rarement traité avec intelligence, en redonnant aux Voyageurs une parole qui leur est habituellement confisquée.

SOPHIE GARCIA

 –

Sophie Garcia est agrégée de géographie et enseigne actuellement l’histoire-géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis.

sophie.josephine.garcia@gmail.com

Référence de l’ouvrage : Acker W., 2021, Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, Rennes, Editions du commun, 448 p.

Bibliographie

Blum Le Coat J.-Y., Catarino C. et Quiminal C., 2004, « Les gens du voyage : errance et prégnance des catégories », in Gotman A. (dir.), Villes et hospitalité – Les municipalités et leurs « étrangers », Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 157-176.

Cossée C., 2004, Tziganes et politique : vers quelle re-présentation : action collective, droits des minorités et citoyenneté : analyse comparative France-Hongrie, Thèse de doctorat en sociologie, Saint-Denis, Université Paris 8, 585 p.

Foisneau L., 2019, « Résistances voyageuses : un long combat », lundimatin, 21 octobre 2019, en ligne.

Gurême R et Ligner I.., 2011, Interdit aux nomades, Paris, Calmann-Lévy, 240 p.

Couverture : L’aire d’accueil du Petit-Quevilly à Rouen, entourée de sites industriels Seveso (Garcia, 2022, réalisé sur Géoportail, ©IGN, image satellite d’août 2019)

Pour citer cet article : Garcia S., 2022, « Où sont les “gens du voyage” ? Inventaire critique des aires d’accueil, William Acker », Urbanités, Lu, février 2022, en ligne.

Comments are closed.