Vu / Portfolio : (Se) loger et étudier à Nuuk

Marine Duc

Le portfolio au format PDF


Réalisées sur l’un de mes terrains de recherche entre mars et mai 2018, ces photographies1 sont celles d’un itinéraire urbain. À Nuuk, ville de 17 700 habitant·e·s qui accueille le gouvernement (Naalakersuisut) et le parlement (Inatsisartut) du Groenland, on assiste à la construction d’un « centre urbain à la périphérie » (Grydehøj, 2014) depuis plusieurs décennies. La population a été multipliée par trois en quarante ans alors même que la population du Groenland diminue2 ; une croissance rapide qui se traduit par une pression forte sur le marché immobilier. Les habitant·e·s comme les acteurs publics parlent souvent d’une « pénurie de logements », qui vient justifier le développement de nouvelles opérations de planification urbaine, comme le projet Siorarsiorfik.

Nuuk, c’est aussi la ville où se concentre la grande majorité des établissements d’enseignement secondaire, technique et supérieur du Groenland. Par conséquent, près des trois quarts des étudiant·e·s groenlandais·e·s inscrit·e·s dans des établissements groenlandais le sont à Nuuk3. Cette forte concentration est tant le résultat de migrations massives vers les zones urbaines que de choix politiques qui ont longtemps cherché la concentration des services publics dans les villes, choix initiés lors de la période de « danification » dès la fin des années 1950 (Rasmussen, 2011 ; Grydehøj, 2014 ; Rud, 2017). Alors qu’aujourd’hui, l’éducation est l’un des principaux facteurs de mobilité au Groenland (Rasmussen, 2011 ; Karlsdottir et Jundsberg, 2015) c’est un système éducatif pensé dans la mobilité des élèves et des étudiant·e·s qui a été imaginé. Dans un contexte de faibles densités démographiques, de dépeuplement des villages, de manque d’enseignant·e·s, et au coût des déplacements à l’échelle du Groenland4, il existe souvent, dès l’école primaire, une décorrélation entre le lieu de vie des familles et le lieu de scolarisation. Les municipalités mettent alors à disposition des élèves et étudiant·e·s des logements spécifiques. Aussi, dans un contexte où plus de la moitié de la population (60 %) n’a pas poursuivi d’études au-delà de la scolarisation obligatoire, le logement étudiant est considéré comme une forme d’encouragement à la poursuite d’étude. Il s’agit donc, par ces photographies, de donner à voir l’une des dimensions matérielles des politiques de soutien à la scolarisation au Groenland. Pourtant, face à l’augmentation des poursuites d’études ces dernières années, traduction de choix politiques et d’investissements publics, les visages de la ville se transforment. Le fonctionnement du logement étudiant se recompose, tant dans ses modes de gestion qu’à travers les pratiques habitantes.

1. Carte de localisation des quartiers et établissements mentionnés (Duc, 2018)

Construire l’éducation comme une priorité politique

Des discours aux investissements

S’intéresser au logement étudiant à Nuuk, parce qu’il est pensé comme l’un des dispositifs de soutien à l’éducation, c’est d’abord revenir sur la manière dont les questions éducatives sont construites comme une priorité politique au Groenland. La scolarisation, comprise dans son sens le plus large (du primaire au secondaire) et la qualité de l’enseignement sont ainsi présentées comme les premiers points d’action dans les derniers accords de coalition gouvernementale (Koalitionsaftale, 2018)ainsi que dans le plan de durabilité et de croissance (Naalakersuisut, 2017a)5. Ces choix s’inscrivent dans un objectif plus large de réduction de la dépendance économique vis-à-vis du Danemark, où il s’agit de « libérer de manière progressive le Groenland de la subvention globale » (Naalakersuisut, 2017a : 7). Cette priorité se traduit dans la manière dont sont alloués les fonds publics : les dépenses relatives à l’éducation représentaient près de 19,6 % des dépenses publiques totales en 2014, un chiffre bien supérieur à la moyenne européenne ‑ 10,6 % des dépenses publiques à la même date (Eurosat, 2014)6. Depuis une trentaine d’années, ces investissements prennent trois formes principales : la construction d’infrastructures scolaires et universitaires ; l’attribution de bourses d’étude au-delà de l’école publique obligatoire (2 225 couronnes danoises – DKK – par étudiant·e, pour les mineur·e·s, soit 298 euros par mois, puis 4 700 DKK à partir de 18 ans sans distinction, soit environ 630 euros par mois) et la mise à disposition de logements étudiants en gestion publique. Les acteurs publics groenlandais semblent ainsi adhérer au consensus global sur le rôle de la formation et de l’éducation, ou du moins, du « capital humain » dans le processus de développement – rôle renforcé par l’essor de la nouvelle économie de l’information et de la connaissance7 (Hugon, 2013) parfois appelée « capitalisme cognitif » (Mouhoud et Plihon, 2009).

De nouveaux régimes de justification

Mais ces investissements massifs dans le système scolaire, de l’enseignement obligatoire au supérieur à la fin des années 1970 puis dans l’université du Groenland à partir des années 1980, ont changé de régime de justification. La scolarisation obligatoire passant par l’étatisation de l’enseignement et l’institutionnalisation des savoirs a longtemps été pensée comme un outil de « modernisation » par les autorités coloniales danoises, visant l’alignement des résultats sur les « standards danois »(Kjærgaard, 2017), alors que des inégalités fortes persistent aujourd’hui (Norden, 2016). Après le Hjemmestyre, la première autonomie du Groenland en 1979, certain·e·s chercheur·e·s ont souligné le rôle pris par les institutions éducatives dans un processus de « nation-building », où s’articulent reconnaissance des spécificités culturelles kalaallit et notamment du kalaallisut (groenlandais), décolonisation des programmes et construction d’un discours autour de symboles nationaux (Langåard, 2002 ; Adriansen et Adriansen, 2018).

2. L’université du Groenland, Ilisimatusarfik, à Nuuk. En 1983, après la première autonomie du Groenland, est fondé un Institut Inuit. Il est censé contribuer à décoloniser la production des savoirs en permettant le développement de recherches et d’études portant sur l’histoire et la langue groenlandaise (Gaviria, 2013). En effet, la poursuite d’étude dans le supérieur était alors seulement possible au Danemark et les recherches conduites reposaient uniquement sur des universités danoises ou étrangères. L’université du Groenland est fondée plus tard, en 1989, tant dans une volonté de décentralisation que de « nation-building »(Langaård, 2002) (Duc, 2018).

Progressivement, un paramètre économique intervient dans la manière dont sont envisagées les formations au-delà de l’école obligatoire, en particulier dans le supérieur. Les acteurs publics prennent conscience de l’inadéquation des formations disponibles localement avec les besoins du marché du travail (Langåard, 2002), ce qui rejoint le souhait de « limiter à un minimum absolu les travailleurs migrants », qui s’exprime dans les avant-derniers accords de coalition (2013-2017), cités par Katerin Kjærgaard (2017). Cela conduit à l’ouverture de nouvelles formations à Ilisimatusarfik, telles que des licences de traduction (2013), d’économie et de commerce (2015) ou encore de droit public (2018), afin de rendre les étudiant·e·s davantage compétitif·ve·s sur le marché du travail local.Au-delà de l’enseignement obligatoire, c’est donc finalement une nouvelle manière de justifier les choix politiques qui apparaît dans le discours des acteurs publics : « Après 1979, tout l’enseignement supérieur était pour du nation-building(…) L’une des nouvelles tendances c’est, d’accord, nous avons fait tout ce nation-building pendant tant d’années, maintenant nous voulons faire une éducation qui construit des ressources (…) pour l’économie nationale, l’éducation, c’est comme une banque. Ça montre à quel point le pays est plein de ressources »(entretien avec un responsable du ministère de l’éducation, mai 2018). Envisagés comme des placements financiers pour l’avenir du Groenland, les investissements dans le secteur éducatif sont désormais davantage pensés comme des leviers de mise en œuvre d’un modèle de développement local.

Les dimensions résidentielles d’une priorité politique

Dès l’école obligatoire, la déconnexion possible des lieux de vie

Le choix de faire de l’éducation une priorité politique trouve à Nuuk sa traduction matérielle dans la rénovation et construction de nouvelles écoles, qui accompagnent la croissance démographique de la ville, mais aussi et surtout, dans la mise à disposition des élèves et étudiant·e·s, dès l’école primaire, de logements spécifiques, puisqu’il peut exister une décorrélation entre le lieu de vie des parents et les possibilités de scolarisation. En ce qui concerne l’éducation, les municipalités sont responsables de l’enseignement obligatoire (10 ans), d’une partie de la formation continue, ainsi que d’une partie du logement étudiant (voir fig.1), quand Naalakersuisut (le gouvernement autonome) prend en charge l’enseignement secondaire supérieur, les formations professionnelles et le supérieur.

3. Entre Nussuaq et Qinngorput, les deux quartiers les plus récents de Nuuk, l’une des 6 écoles primaires de Nuuk, Atuarfik Hans Lynge, inaugurée en 2011(en gris, au centre). Construite pour accompagner la croissance urbaine, elle était déjà considérée comme trop petite deux ans après sa construction. Une extension, correspondant au bâtiment jaune au fond à gauche, est construite en 2017 (Duc, 2018).

4. Dès l’école primaire (surtout à partir de la 7eannée), certains élèves venant de villages sans écoles peuvent loger gratuitement dans une Elevhjem –maison d’élèves – gérée par la municipalité de Sermersooq. Elle se trouve en dehors des enceintes scolaires. Ces espaces de socialisation fonctionnent en continuité avec l’espace scolaire, via les contacts avec les autres élèves, mais aussi via la présence de travailleurs sociaux qui apprennent aux jeunes à vivre en autonomie et organisent parfois sorties et fêtes (Duc, 2018).

5. Un des plus anciens dortoirs de Nuuk, celui du Gymnasium ou GU–lycée. À la différence des autres dortoirs, il est géré par l’administration de l’établissement et dispose d’environ 70 chambres. Les étudiant·e·s non originaires de Nuuk y sont prioritaires (Duc, 2018).

Se pencher sur l’espace vécu des étudiant.e.s et notamment sur la question du logement, c’est aussi une manière de rappeler que les vies étudiantes ne se résument pas à leurs places dans les établissements scolaires ou universitaires, mais qu’un lien peut être fait entre mode de vie et statut social. Au Groenland, les trajectoires étudiantes sont marquées par la non-linéarité. Il est ainsi relativement fréquent d’avoir des enfants tout en étudiant, dès le Gymnasium8, mais aussi à l’université, lorsque l’âge moyen d’obtention d’une licence est de 32 ans (Naalakersuisut, 2018). Cette dimension se rejoue dans les paysages urbains, via la politique d’encouragement à la poursuite d’études, puisqu’il existe des logements à destination des familles.

6. Kujaalerpaat. Sur la droite, des logements principalement destinés aux étudiant.e.s et à leurs familles. On croise parfois dans les halls d’entrée poussettes et luges. La résidence est principalement composée d’appartements trois pièces (Duc, 2018).

Dispositif juridique et mécanismes d’attribution

Au-delà de la scolarisation obligatoire, le soutien à la poursuite d’étude passant par la politique du logement repose sur deux aspects, juridique et financier. Elle s’appuie d’abord sur la reconnaissance juridique d’un droit au logement spécifique, qui concerne toute personne ayant terminé l’enseignement obligatoire et s’inscrivant dans une formation professionnelle, un cursus du secondaire supérieur ou une formation universitaire. Pour les étudiant·e·s qui ne sont pas originaires de Nuuk, les services publics mettent à disposition un logement à toute personne commençant un cursus. L’accès à une résidence étudiante est défini comme un droit soumis à des priorités d’attribution (Inatsisartut, 2007). Le mécanisme est entièrement géré de manière publique, ce qui autorise le gouvernement à fixer lui-même le loyer annuellement par la loi de finance.Établi sur une base égalitaire, il est de 850 DKK (environ 115 euros) par mois et par personne et ne tient compte ni de la localisation, ni de l’état du logement, ni même des revenus de l’étudiant·e et de sa famille (Sunngu, 2018).

7. Les acteurs du logement étudiant au Groenland. Le système d’attribution repose sur un fonctionnement souvent vécu comme rigide par les étudiant·e·s, puisque les paramètres de répartition sont établis sur une base spatiale : celles et ceux qui sont originaires de Nuuk dépendent du parc de logements dont dispose la municipalité Sermersooq – environ 70, contre près de 700 pour ceux qui sont gérés par KAF (Kollegieadministrationens Fælleskontor). La rigidité du système contribue à exclure les profils qui ne correspondent pas aux attentes. Par exemple, celles et ceux dont les parents prévoient de déménager en dehors de Nuuk ne sont pas considéré·e·s comme prioritaires pour accéder à un logement (Duc, 2018).

Croissance urbaine et transitions avortées : un dispositif sous pression

Le fonctionnement de ce dispositif est pourtant mis en cause par la croissance du nombre d’étudiant·e·s à Nuuk, qui met sous pression le parc de logements disponibles : le nombre de celles et ceux qui poursuivent leurs études au-delà de la scolarisation obligatoire, les plus mobiles, a augmenté de 44 % au cours des quinze dernières années. De nouveaux logements spécifiques voient le jour, en particulier dans les nouveaux quartiers de la ville, mais ils ne reflètent pas les besoins. Il faut dire que la situation du marché du logement non spécifique n’aide pas, et empêche en partie tout report sur ce marché. La croissance urbaine ne se doublant pas de constructions suffisantes, les habitant·e·s comme les acteurs publics parlent à Nuuk d’une « pénurie de logements » : Asii Chemnitz Narup, la maire actuelle de la municipalité de Sermersooq en ayant fait un élément central du programme de son premier mandat (2013-2017). Au-delà d’un fort déséquilibre entre demande et disponibilité, le marché du logement repose en grande partie sur des investissements publics ainsi que sur un fonctionnement s’appuyant sur la proximité entre les employeurs publics (Naalakersuisut, municipalités et entreprises publiques) et les gestionnaires publics (Ini et Iserit).  Si elles assurent théoriquement un logement à tout·e employé·e du secteur public, ces modalités de fonctionnement et d’attribution des logements sont souvent décrits comme manquant de transparence et de participation des populations locales dans la production urbaine, sans parvenir par ailleurs à limiter les loyers élevés (Hansen, Bitsch et Zalkind, 2013 ; Sørensen et Willumsen, 2013).

8. Nouveaux logements à Qinngorput. Quartier le plus récent de Nuuk, dont la construction a commencé au début des années 2000. À droite, l’un des bloksde l’îlot de résidences étudiantes de La construction de résidences étudiantes suit le développement des nouvelles zones à lotir (Duc, 2018).

9. Sur Kujaalerpaat, parfois appelée « dorm street » par les étudiant·e·s, les logements terminés en 2016 font partie des plus récents de la ville. Ils ont l’avantage d’une localisation proche du centre – bien qu’ils soient parmi les plus excentrés par rapport à l’université (Duc, 2018).

À Nuuk, le décalage entre les loyers pratiqués sur le marché régulier et ceux fixés pour le parc de logements  étudiants va jusqu’à jouer un rôle de barrière dans les trajectoires : le loyer moyen d’un appartement une pièce dans le centre de Nuuk est estimé par Numbeo à près de 900 euros, quand les loyers fixés par la loi de finance sont établis à 115 euros pour le logement étudiant. Faute de pouvoir accéder au marché régulier, l’absence de logement étudiant peut en effet se traduire par des transitions avortées vers l’université. Pour la rentrée universitaire 2018, la presse locale s’est faite le porte-voix d’étudiant·e·s n’ayant pas obtenu de logement pour eux-mêmes et pour leur famille à Nuuk, et qui envisageaient par conséquent d’abandonner leur projet d’études. À la rentrée 2018, Kalaallit Nunaata Radioa compte 22 étudiant·e·s sans logement, soit 10 % des inscrit·e·s :l’accès à un logement spécifique devient un paramètre central de la poursuite d’études, d’autant plus lorsque les étudiant·e·s peuvent peu compter sur les revenus familiaux pour financer leurs études. Cela rappelle l’aspect central des dimensions matérielles de la mobilité étudiante, dont les points d’ancrage et les expériences quotidiennes ne sont pas limitées aux institutions scolaires et universitaires – une approche pourtant longtemps privilégiée dans l’étude des rapports sociaux autour de l’éducation (Holton et Riley, 2013 ; Brooks et Waters, 2017).

Faire face : des réponses institutionnelles aux stratégies individuelles

Des bloks à la logique de l’urgence

La question du logement étudiant est souvent présentée par les acteurs publics comme un volet du « problème » plus général du logement à Nuuk. La vitesse de construction de logements spécifiques ne suivant pas la demande, deux réponses institutionnelles sont données. La première se traduit par un changement de fonctions du bâti : les gestionnaires du logement étudiant à Nuuk (KAF, Iserit ainsi que GU Nuuk) louent de l’immobilier sur le marché privé ou parmi le parc public de logements, qui est transformé par la suite. En 2016, c’est environ 14 millions de couronnes, soit près de deux millions d’euros qui ont été dépensés par le gouvernement du Groenland pour louer des logements sur le marché privé (Naalakersuisut, 2017b). Certains bâtiments portent encore les traces matérielles de leurs fonctions passées.

10. Hotel Nuuk, sur Imaneq – la rue piétonne de Nuuk. Géré désormais par l’administration des dortoirs (KAF), l’hôtel a été transformé en résidence étudiante à la fin des années 2000, mais a gardé ses enseignes (Duc, 2018).

11. Avec l’augmentation du nombre d’élèves scolarisés dans le secondaire supérieur, l’administration du lycée a acquis de nouveaux logements sur le marché « régulier » pour les transformer en résidence étudiante. L’acquisition de ces logements, autrefois résidences familiales et leur mise à disposition pour les étudiant·e·svient alors rompre avec la logique de résidence universitaire (Duc, 2018).

12. Quand la maison individuelle se fait résidence étudiante. L’espace domestique porte les traces de ses anciens usages qui se mêlent aux pratiques des nouveaux occupant·e·s. On trouve ici les signes d’un espace partagé : les pochettes sur les portes des chambres (au fond) sont le support d’appropriation temporaires – voir photographie 15 (Duc, 2018).

Les étudiant·e·s qui n’ont pas obtenu de réponse à leur demande sont désormais logé·e·s au cas par cas. Aviaq a été acceptée en première année à l’université en 2017. Elle a fait sa demande de logement dans les règles, à l’été 2017, mais le logement qu’on lui avait promis ne s’est finalement pas libéré, la personne l’occupant ayant décidé de prolonger ses études. Venant du nord du Groenland avec sa famille et n’ayant pas d’autres projets immédiats que de commencer ses études à Nuuk, elle fait pression sur KAF, qui lui accorde finalement un logement non spécifique, dans un quartier de Nuuk particulièrement chargé en représentations négatives – Saqqaa (voir photographies 13 et 14). Non adapté par sa taille à sa famille, il lui est loué au même prix qu’un autre – et n’apparaît pas dans la liste des résidences disponibles en ligne (Sunngu, 2018). Alors que la construction de résidences étudiantes était pensée en bloks– par ensembles résidentiels, îlots urbains voire, dans le cas de Hotel Nuuk, par logement collectif, l’urgence de la situation favorise une logique de dispersion et brise un fonctionnement collectif pour une gestion du logement plus individualisée.

13 et 14. « Saqqaa », à Nuussuaq, parfois appelé par les habitant·e·s « Nuuk Ghetto » car c’est un lieu connu de vente et de consommation d’alcools et de drogues, mais aussi un quartier de logements sociaux. La famille qui occupe l’appartement attribué par l’administration des dortoirs paye pourtant le même loyer que les étudiant·e·s logé·e·s en résidence spécifique (Duc, 2018).

Nuuk capital : le logement étudiant comme élément d’une stratégie métropolitaine ?

À une transformation des fonctions du bâti vient s’ajouter une réorganisation des acteurs du logement étudiant, qui prend place dans une poursuite de nouveaux projets. Lors de l’enquête menée au printemps 2018, la construction d’un ensemble résidentiel était lancée dans le centre de Nuuk, quand un second était encore à la phase de projet. S’il est difficile d’obtenir des détails quant au processus décisionnel, c’est la municipalité de Sermersooq qui porte ces initiatives : Naalakersuisut ainsi que « des acteurs privés » ont seulement été désignés comme partenaires. Les discours des acteurs municipaux sont marqués par une rhétorique de l’urgence qui vient justifier leur engagement dans les nouveaux projets à destination des étudiant·e·s non originaires de Nuuk, alors qu’il s’agit pourtant d’une compétence de Naalakersuisut : « pour améliorer les conditions d’étude, on commence à construire davantage de logements étudiants, parce qu’on sent qu’on ne peut plus attendre » (entretien avec un fonctionnaire municipal, mai 2018).

Mais au-delà de ces arguments, c’est peut-être davantage l’un des visages de la stratégie de métropolisation qu’un seul souci de répondre à la demande, qui apparaît derrière cette réorganisation des acteurs du logement étudiant. En effet, la stratégie Nuuk Capital précise que « fournir des logements » est l’un des outils envisagés pour attirer davantage d’étudiant·e·s et de chercheur·e·s à Nuuk, dans l’objectif d’en faire une « ville d’éducation et de savoir » (Sermersooq Municipality, 2016 : 21)9. Dans d’autres contextes de croissance rapide du nombre d’étudiant·e·s,on a pu décrire une tendance à la commercialisation des expériences étudiantes. Elle passe notamment par le développement d’un marché du logement privé et spécialisé, conduisant à la constitution « d’enclaves étudiantes » (Smith et Hubbard, 2014). Mais c’est finalement une toute autre logique qui apparaît ici, en l’absence d’un marché privé du logement étudiant, et où ce dernier est investi d’un autre sens. Alors que les investissements dans le secteur éducatif sont envisagés comme des leviers de mise en œuvre d’un modèle de développement local et que la stratégie municipale est d’investir dans le logement étudiant, il semble en effet être pensé comme ayant un rôle d’ancrage, articulant soutien à la poursuite d’études et levier d’action d’une politique métropolitaine de recherche des bénéfices de la concentration spatiale des étudiant·e·s.

Lire le mal logement par les stratégies individuelles

Au-delà des chiffres et des transformations du bâti, ce qui importe, c’est aussi de resituer les manières différentes d’expérimenter la pression sur le logement étudiant, de « faire avec » cette situation. Quand images et chiffres donnent à voir des logements qui, en majorité, ont moins de vingt ans, aux loyers dix fois inférieurs au prix du marché et conçus comme un élément central des politiques éducatives, peut-on parler de mal-logement ? Ici, insalubrité, inconfort thermique, précarité énergétique sont loin de qualifier uniformément les expériences habitantes d’un groupe qui peut sembler privilégié. Les photographies ne donnent ainsi que des signes, mais la situation de mal-logement s’incarne dans des pratiques, dans des trajectoires de vie et des dimensions habitantes. Dans les récits des étudiant·e·s s’articulent en effet un sentiment d’abondance (« on a des conditions luxueuses », « on est des enfants gâtés »), de reconnaissance (« ça m’a permis de continuer à étudier »), et un sentiment d’injustice par rapport à celles et ceux disposant d’un logement qui correspond à leurs besoins (« je n’ai pas de lieu où vivre, et dans le même temps, d’autres s’échangent leurs chambres quand elles ne sont pas à leur goût »). Revenir sur les expériences et stratégies, c’est en effet redonner une certaine visibilité aux vies de celles et ceux qui sont souvent vu·e·s par les acteurs institutionnels comme des acteurs et actrices économiques avant tout, portant le futur d’un Groenland indépendant. C’est parfois même le sentiment d’être considéré·e·s comme des retours sur investissement qui est décrit : « le discours public autour de l’éducation au Groenland, c’est très “le pays a besoin de toi” » (entretien avec un étudiant, avril 2018).

15. Les portes des chambres individuelles des lycéen·ne·s sont des scènes d’appropriation temporaire de l’espace domestique (Duc, 2018).

Parmi les étudiant·e·s enquêté·e·s, les stratégies pour parvenir à se loger reposent essentiellement sur la mobilisation des réseaux sociaux (famille, ami·e·s), à travers deux types de démarches : pour partager un logement, ou pour déclarer une autre résidence. Déclarer un statut résidentiel en dehors de Nuuk, voire du Groenland permet en effet d’être considéré·e comme étudiant·e « extérieur·e » et de faire une demande auprès de KAF. Le gestionnaire est alors en situation d’obligation de fournir un logement, même s’il existe un flou juridique sur la question : si les textes font de l’accès à un logement un droit soumis à des priorités d’attribution (Inatsisartut, 2007), le site de conseil en orientation Sunngu stipule pourtant que KAF n’a aucune responsabilité devant les étudiant·e·s qui viennent à Nuuk sans logement. Il s’agit alors de jouer avec les catégories d’ayant-droits, plutôt que de réellement contourner les réglementations. Si le système est présenté comme un moyen d’offrir des chances égales peu importe le lieu d’origine des étudiant·e·s (Naalakersuisut, 2018), ces modes de gestion et la forte demande ne sont pas sans effets sur son fonctionnement. Les étudiant·e·s les plus fragiles économiquement (qui sont dépendant·e·s du système public), ainsi que celles et ceux ne pouvant pas mobiliser leurs réseaux sociaux comme ressource sont malgré tout défavorisé·e·s, dans leurs capacités différenciées à faire face aux tensions existantes dans l’accès au logement étudiant.

Derrière un système scolaire et universitaire où la mise en place d’un droit au logement spécifique est pensée comme une manière parmi d’autres de réduire les inégalités face à la scolarisation (Naalakersuisut, 2018), ce sont donc finalement dans ses failles, dans les stratégies mises en place par les étudiant·e·s pour se loger – et donc, dans les ressources qu’iels sont en mesure de mobiliser – que des inégalités apparaissent.

MARINE DUC

Marine Duc est doctorante en géographie à l’université Bordeaux Montaigne et rattachée au laboratoire Passages. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et agrégée de géographie, ses travaux actuels portent sur les géographies étudiantes, les politiques de soutien à la mobilité étudiante et les expériences universitaires en lien avec la colonialité du pouvoir entre Groenland et Danemark.

marine.duc AT ens-lyon DOT fr

Illustration de couverture : Le quartier de Nussuaq depuis l’université. Les premières constructions sortent de terre dans les années 1970. Les grues à l’horizon sont un signe parmi d’autres de la croissance économique et démographique à Nuuk (Duc, 2018).

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Sources internet

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Statistics Greenland, bureau des statistiques du Groenland

Pour citer cet article : Duc M., 2019, « Vu / Portfolio : (Se) loger et étudier à Nuuk », Urbanités, mai 2019, en ligne.

  1. Les traductions d’extraits d’entretiens (réalisés en anglais) et d’extraits de documents institutionnels (souvent en danois) sont de l’auteure. Les photographies présentant des logements individuels bénéficient de l’accord des occupant·e·s pour être utilisées ici. L’auteure tient à remercier toutes les personnes rencontrées à Nuuk et à Copenhague qui ont contribué à construire le matériau mobilisé pour ce portfolio. []
  2. Sauf indication contraire, toutes les données statistiques mobilisées ici sont issues de Statistics Greenland. []
  3. Ces chiffres sont indicatifs. Calculés à partir du nombre d’inscrits par institution de formation, ils ne tiennent donc pas compte des abandons qui peuvent être massifs selon les formations, et surtout, aucun chiffre n’existe à l’échelle du site, alors que certains établissements disposent de sites en dehors de Nuuk : les étudiant·e·s inscrit·e·s peuvent ne pas être physiquement présent·e·s dans la ville. []
  4. À titre indicatif, au sein de la municipalité de Sermersooq, un aller-retour réservé un mois à l’avance entre Nuuk et la ville de Paamiut, distantes de 260 kilomètres, coûte environ 3 300 couronnes danoises, soit près de 430 euros, soit l’équivalent des prix les plus bas pour un aller entre Nuuk et Copenhague. []
  5. La focalisation sur la « qualité » de l’enseignement est envisagée comme une réponse publique à différents rapports pointant le manque de cohérence des réformes éducatives menées ainsi que le manque de personnel qualifié, en particulier pour l’école obligatoire (voir notamment : Lennert, 2018). []
  6. Ces chiffres sont indicatifs : le Groenland n’étant pas un État, il ne dispose pas des fonctions régaliennes – et n’a donc pas de poste de dépenses militaires. []
  7. Philippe Hugon (2013) discute ce consensus, en montrant que s’il est possible de mesurer les effets de l’enseignement sur la richesse, « la mesure des effets multidimensionnels de l’éducation sur le développement est évidemment très délicate, voire impossible » (Hugon, 2013). []
  8. Pour aller plus loin, voir le documentaire ethnographique Matup Tunuani (Derrière la porte) sur la vie en internat à Sisimiut, réalisé par Rune Brundgaard et Martin Svinkløv (2015). []
  9. Cette réorganisation des acteurs du logement étudiant à Nuuk prend également place dans un contexte d’investissements venant principalement du gouvernement du Groenland dans trois projets aéroportuaires, via la création d’une entreprise publiqueen 2016. Très peu d’informations sont disponibles quant aux conséquences politiques et économiques de ces nouveaux projets, notamment sur les choix faits en termes de logement étudiant. []

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