#18 / Les projets de déconstruction à Saint-Étienne et Toulon, un surcyclage au service de l’attractivité

Pauline Chavassieux, Geoffrey Mollé et Mathias Chavassieux

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Depuis 2006 en France, plusieurs projets de « déconstruction » sont financés par les crédits de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) afin de répondre aux besoins de restructuration des centres anciens. Prenant acte de cette évolution, un collectif de chercheurs stéphanois a récemment défini la déconstruction comme une pratique historique de réaménagement de l’existant par la soustraction d’éléments bâtis imaginée dans la perspective d’une recomposition fine des tissus urbains (Chavassieux et al., 2022). Cette pratique de démolition partielle sans reconstruction repose sur le réemploi de matériaux et sur l’institution de nouvelles chaînes de compétences techniques et de financement permettant de faciliter ce réemploi. Pour Vincent Veschambre (2005), « le processus de recyclage de l’espace urbain est fondamentalement lié à la désaffectation consécutive à des changements de mode de production et d’organisation sociale ». Puisque la déconstruction est par essence minutieuse et sélective, les projets de déconstruction sont propices à l’expérimentation de techniques de recyclage. Ils participent à la structuration d’une ingénierie spécifique du réemploi, promue pour ses vertus écologiques. Le vocabulaire associé aux projets de déconstruction laisse croire à l’émergence de nouvelles modalités de production urbaine plus soucieuses de l’environnement s’appuyant sur l’obsolescence d’un bâti ancien en partie vacant. Les pratiques de réhabilitation et de recyclage suffisent-elle néanmoins pour répondre aux problématiques de l’obsolescence urbaine ?

Nous répondons à cette question en exploitant les résultats d’une thèse menée sur plusieurs projets de déconstruction de quartiers anciens dans des villes en situation de décroissance (Chavassieux, 2022). Cet article s’appuie en particulier sur un corpus de soixante entretiens menés à Saint-Étienne et Toulon entre 2017 et 2020 auprès d’élus, techniciens, architectes, entreprises du bâtiment, associations, habitants à propos de deux projets réalisés dans un même cadre d’action, celui de l’ANRU. Créée en 2004 par la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, l’ANRU est un guichet de l’État qui finance massivement la transformation des quartiers les plus fragiles, en particulier leur démolition/reconstruction : 12 milliards d’euros sont alloués au premier programme de rénovation urbaine, lancé en 2004. Les quartiers anciens de Tarentaize-Beaubrun (Saint-Étienne) et de la vieille ville de Toulon1 obtiennent un soutien de l’ANRU en 2005 et 2006 alors que les programmes étaient jusque-là principalement destinés aux quartiers d’habitat périphériques construits dans les années 1950-1970. Ces deux quartiers sont représentatifs du processus de décroissance urbaine causé par les effets conjoints de la désindustrialisation et de la périurbanisation à partir des années 1970-1980. Ils connaissent une baisse démographique, une perte du dynamisme économique et une paupérisation de la population. Leurs tissus anciens sont composés de logements dégradés et en partie vacants. Ils sont habités par une population anciennement ouvrière, aujourd’hui pauvre, souvent issue de l’immigration, qui connaît un taux de chômage important2. La contractualisation des deux villes avec l’ANRU leur permet de financer la mise en œuvre de nouvelles pratiques de démolition, qu’elles n’auraient pas pu réaliser sans un apport massif d’argent public.

Nous analyserons successivement les techniques de réhabilitation employées, la valorisation des pratiques de recyclage et les déterminants politiques et économiques de ce recyclage, relativement au positionnement des différents acteurs du projet de déconstruction. En mettant en lumière les critères de sélectivité du recyclage qui conditionnent ces projets, nous souhaitons en définir la teneur. Nous pourrons ainsi juger de la pertinence de ces projets pour répondre aux enjeux de lutte contre l’obsolescence des territoires qu’ils transforment.

Les projets de déconstruction : des laboratoires expérimentaux du recyclage urbain

Depuis une vingtaine d’années, le mot « déconstruction » s’affirme au sein des discours des professionnels de l’urbain. Il relève à la fois de « l’euphémisation de la démolition » et de l’expression d’une nouvelle technique d’intervention en lien avec l’évolution du cadre réglementaire face à l’injonction au tri des déchets (Veschambre, 2009).

Les opérations de démolition/reconstruction sont de retour dans les centres anciens depuis le milieu des années 2000 grâce aux orientations favorables de l’action publique. Les programmes de l’ANRU, puis de l’Agence nationale de la cohésion des territoires comme Action Cœur de ville et Petites villes de demain encouragent la transformation des quartiers anciens dans la lignée de la rénovation urbaine des années 1960. La dénonciation de la violence des démolitions et des injustices sociales qui en résultent (Coing, 1976) conduit au glissement progressif vers le mot « déconstruction » pour nommer les nouvelles opérations de démolition/reconstruction dans les discours officiels et la presse. Ce glissement s’explique par l’évolution du cadre réglementaire relatif au tri et au recyclage des déchets. Il oblige les professionnels de la démolition à modifier leurs pratiques. La circulaire du 15 février 2000 impose aux maîtres d’ouvrage de gérer les déchets de leurs chantiers. Les entreprises de démolition doivent former leurs équipes et passer des qualifications supplémentaires pour pratiquer le plus haut niveau de technicité, comme la « certification supérieure en démolition-déconstruction (1113) » proposée par l’organisme Qualibat, qui les oblige à avoir un personnel techniquement compétent, des engins et des équipements spécifiques. « Démontage astucieux, en quoi elle diffère de la démolition » (Garçon, 2022 : 83), la déconstruction se manifeste d’abord par un usage plus fin des outils des professionnels puis par leur adaptation : la boule de démolition est remplacée par la pince. Se développent des « mini-machines de moins d’une tonne pour travailler en intérieur et des pelles équipées de bras longs ». Le démantèlement du bâti s’effectue en partie manuellement, matériau par matériau. Il devient plus minutieux et plus lent que la démolition. Les opérations sont qualifiées de démolitions « progressives », « sélectives » ou « partielles » par la presse (Mongeard, 2017). Elles s’adressent d’abord aux barres et tours d’habitat social construites en périphérie avant de se tourner vers les centres et quartiers anciens. Des années 1960 à aujourd’hui, l’évolution des pratiques de démolition vers la déconstruction sélective n’est pas qu’un changement de vocable : les opérations s’effectuent selon des modalités techniques différentes. Les projets de déconstruction présentent également une dimension expérimentale du point de vue de la fabrique écologique de la ville car ils permettent de diminuer l’empreinte carbone et matière des chantiers.

À l’heure où le secteur du bâtiment produit annuellement près de 46 millions de tonnes de déchets et est responsable de 23 % des émissions de gaz à effet de serre en France (chiffres de 2020), ces projets de déconstruction accèdent à une certaine légitimité sur le plan environnemental. Ils favorisent l’application sur le terrain des décrets de la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC), qui prévoient : (1) la réalisation d’un diagnostic déchets et ressources ; (2) l’obligation à se fournir en matériaux recyclés, biosourcés et de réemploi pour la commande publique ; (3) la responsabilité élargie du producteur (REP) qui impose au fabricant de préfinancer la gestion des matériaux en fin de vie. Plus largement, le réemploi constituerait une « ressource première » pour opérer la transition écologique de l’architecture (Simay, 2021). En évitant le transport des matériaux en plateforme de stockage ou de recyclage et l’apport de nouveaux matériaux, il diminuerait l’énergie grise produite par les chantiers et permettrait de réduire la dépendance du secteur du BTP à la chaîne économique mondialisée, qui subit aujourd’hui une pénurie d’approvisionnement et l’augmentation des coûts. Plusieurs architectes et collectifs d’architectes insistent ainsi sur les vertus écologiques de la pratique de déconstruction, tout en revendiquant sa capacité de mise en valeur patrimoniale du site (Encore Heureux, 2015 ; Ghyoot, 2018). L’étude de plusieurs projets de déconstruction à Saint-Étienne et Toulon a confirmé ce double intérêt.

Dans le quartier Tarentaize-Beaubrun à Saint-Étienne, l’équipe de maîtrise d’œuvre (architecte, paysagiste-concepteur, bureaux d’étude) retenue sur les projets des îlots Franche-Amitié (2006-2012) et Soleysel-Beaubrun (2006-2019) s’appuie sur les traces historiques du tissu urbain, c’est-à-dire du parcellaire, de la voirie et du bâti, pour orienter la déconstruction. Il s’agit d’effectuer une démolition sélective des immeubles en cœur d’îlot pour réaliser des aménagements publics et des jardins privatifs pour les riverains. La connaissance du site permet ici d’évaluer les potentialités du réemploi de déchets inertes, c’est-à-dire de matériaux minéraux (pierres, tuiles, déblais), afin de conserver au maximum les matériaux sur place. Les murs porteurs des immeubles sont réutilisés pour devenir des murs de soutènement et de séparation des parcelles, les pierres de démolition sont réemployées pour les reconstruire partiellement, et les matériaux inertes sont concassés pour stabiliser le sol. Le paysagiste-concepteur souligne la nécessité d’expérimenter la déconstruction pour espérer réemployer ce qu’offre le site : « le recyclage, la valorisation, la méthodologie pour extraire et valoriser… Il faut se mettre dans la logique du faire, c’est-à-dire qu’il faut passer par une expérimentation pour comprendre la genèse d’un projet et pour se dégager des possibilités pour réutiliser »3. En s’appuyant sur l’histoire de l’îlot, les projets de déconstruction stéphanois s’inscrivent ainsi dans une démarche qui considère l’ensemble de la matérialité du site : le bâti, la topographie, le sol, l’eau.

1. Plans d’évolution de l’îlot Franche-Amitié avant et après la déconstruction (P. Chavassieux, 2022)

2. Le cœur d’îlot après la déconstruction (É. Clavier, 2009)

3. Le tri des déchets et le piquage des murs, qui consiste à retirer l’enduit existant pour mettre les pierres à nu (É. Clavier, 2009)

 

4. Avant et après la déconstruction, photographies du cœur d’îlot (É. Clavier, 2007, P. Chavassieux, avril 2020)

5. Avant et après la déconstruction, photographies du passage transversal à l’îlot (É. Clavier, 2007, P. Chavassieux, avril 2020)

À Toulon, contrairement au cas stéphanois, les opérations de déconstruction d’îlots dans la vieille ville (2012-2020), classée en Site Patrimonial Remarquable, sont soumises à une règlementation imposant le maintien des façades sur rue et la conservation de certains éléments bâtis. Par sa connaissance de l’histoire du tissu urbain toulonnais, l’équipe d’architectes mandataire surmonte les difficultés techniques relatives à l’intervention en centre ancien, à la fragilité des immeubles et aux prescriptions patrimoniales. Compte tenu de l’étroitesse des rues, la déconstruction est méthodique : la démolition d’un immeuble permet aux entreprises d’installer leurs engins en cœur d’îlot, puis de déconstruire par l’intérieur jusqu’aux façades sur rues, maintenues grâce à des étais (éléments de soutien qui supportent les charges) avant d’être restaurées par des procédés de décroutage/nettoyage ou reconstituées à l’identique avec des pierres issues de la démolition, ou en béton bouchardé, qui laisse apparaître des irrégularités volontaires « pour retrouver l’esprit de la pierre »4.

 

6. Plans d’évolution de l’îlot Baudin avant, pendant et après la déconstruction (P. Chavassieux, 2022)

7. L’impasse Baudin avant le projet, la déconstruction des immeubles en cœur d’îlot et le renforcement des têtes de refends, c’est-à-dire des murs porteurs partiellement démolis (G. Giberti, 2012)

8. Le maintien des façades sur rue avant la reconstruction des immeubles (G. Giberti, 2013) et l’achèvement de l’aménagement de la placette publique en cœur d’îlot (P. Chavassieux, février 2018)

Dépendants de la spécialisation des entreprises de démolition, les projets de déconstruction favorisent la conservation du bâti sur rue, ou a minima de leur façade. Ils sont pensés pour réemployer sur place au maximum les murs porteurs à nu ou leurs composants (la pierre essentiellement), ce qui évite l’export des déchets de démolition et l’apport d’une nouvelle matière pour construire. Cette part de réemploi reste néanmoins faible considérant les déchets que peut représenter le second œuvre (cloisons, plomberie, carrelage, menuiseries, etc.). De même, puisque la reconstruction est fidèle aux formes architecturales initiales, le chantier permet de révéler le tissu urbain d’origine, autrement dit « l’archéologie du bâti » : les matériaux sont à la fois « sources de connaissance » (Reveyron, 2008) et patrimoines culturels. Ainsi valorisés, ils renseignent sur les modes de production et les savoir-faire de l’époque de construction, et participent à la médiation de l’histoire du site.

Les modalités spécifiques d’intervention dans ces deux projets en font des laboratoires du recyclage urbain dans les centres anciens, où se déploie depuis une quinzaine d’années une ingénierie spécifique de la déconstruction et du réemploi. Elle s’explique par l’évolution de la règlementation sur le tri des déchets et la présence d’un patrimoine historique, parfois protégé, qu’il s’agit de conserver, voire de mettre en valeur. Cette analyse matérielle a permis de montrer que les acteurs de la déconstruction sélectionnaient certains éléments ou matériaux pour les valoriser. Une analyse plus institutionnelle des projets permet de comprendre les critères de sélectivité de ce recyclage et ses conditions de possibilité.

Les projets de déconstruction, un surcyclage symbolique et économique au service de l’attractivité

Afin d’éclairer les conditions de possibilité et les déterminants du recyclage réalisé dans les projets de déconstruction, il s’agit de comprendre les spécificités qui l’ont rendu possible. Ces projets, qui ne peuvent être supportés financièrement par les municipalités, reposent essentiellement sur la contractualisation avec l’ANRU qui apporte une contribution financière importante.

Les dépenses publiques sont à la fois liées aux acquisitions foncières, aux dépollutions, aux démolitions et aux reconstructions partielles. À Toulon, le montant de la déconstruction de l’îlot Baudin (2 680 m2) s’élève par exemple à 3,6 millions d’euros, comprenant la reconstruction de 106 logements étudiants5, 42 logements sociaux, une micro-crèche et des surfaces commerciales en rez-de-chaussée. À Saint-Étienne, la déconstruction sans reconstruction de l’îlot Franche-Amitié (5 630 m2) s’élève à 3,1 millions d’euros dont 49 % sont financés par la Ville, et 20 % par l’ANRU.

La logique économique des projets de déconstruction repose sur la revalorisation des habitats contigus (généralement réhabilités) aux espaces déconstruits (et non reconstruits). Financer la production d’espaces « vides » en misant sur la revalorisation qu’ils produiraient peut en effet apparaître comme un pari risqué. À travers ces opérations originales, les pouvoirs publics (agences nationales, collectivités) tentent donc de produire de l’attractivité en recréant de l’espace et des conditions d’habitat désirables pour des ménages plus aisés que la population existante. Cette stratégie de « mixité sociale » (Rousseau, 2014 ; Charmes et Bacqué, 2016) est en effet un enjeu explicite des programmes de rénovation urbaine de l’ANRU (articles 6 et 10 de la loi Borloo). Les concertations publiques sont quasiment inexistantes et les projets sont souvent orientés vers le développement d’usages sociaux correspondant aux habitus de classes moyennes et supérieures. Par exemple, des jardins partagés sont aménagés dans l’îlot Franche-Amitié (Saint-Étienne) alors que la population existante en majorité défavorisée et d’origine immigrée ne pratique pas le jardinage. À Toulon, les cafés et restaurants proposant de la nourriture propre à certains pays, où la population d’origine maghrébine avait l’habitude de se retrouver, sont remplacés par des boutiques d’artisanat et d’épicerie fine dans la rue Sémard, rebaptisée « rue des arts ».

Les élus des deux villes font aussi le choix d’attirer des investisseurs privés, dont l’intervention est une autre condition de réalisation de la déconstruction et du réemploi. Ils se tournent vers des groupes d’investissement locatif spécialisés dans la réhabilitation de bâtis anciens en centre-ville. À Toulon, la municipalité favorise leur venue par des incitations à la fois financières et pratiques. Une fois la déconstruction réalisée en cœur d’îlot, elle revend les immeubles sur rue à ces groupes qui vont minutieusement réhabiliter les logements. Leur intérêt est de créer de la rareté immobilière (en partie permise par le dégagement d’une vue en cœur d’îlot), en conservant au maximum l’existant afin de restaurer et mettre en valeur des éléments anciens (portes et planchers en bois, poutres apparentes, etc.), tout en répondant aux attentes des futurs habitants (création de terrasses, duplex, etc.). Les conditions sont alors réunies pour que les investisseurs interviennent et rentabilisent leurs opérations. Ils développent une offre de logements de standing et intermédiaires, qui exclut une partie de la population par le montant des loyers à court terme, et par l’augmentation du marché immobilier à plus long terme6 : « on compte clairement sur la gentrification de ces quartiers, c’est l’objectif »7.

La rentabilité du marché de la déconstruction pour les entreprises expertes constitue le dernier levier de mise en œuvre. Au-delà de constituer une contrainte en matière de formation, la règlementation relative au tri des déchets exclut les entreprises qui n’ont pas les moyens matériels, humains et financiers d’avoir un personnel techniquement très qualifié, des engins et des équipements spécifiques. Le marché de la déconstruction, moins concurrentiel que celui de la construction ou de la démolition, devient rentable pour les entreprises certifiées en démolition-déconstruction (qualification Qualibat niveau 1113). La déconstruction devient pour la plupart le cœur de leur activité. La reconnaissance croissante du métier de « déconstructeur » depuis les années 2000 et le marché encore peu concurrentiel offre aux entreprises qualifiées des garanties financières. Le temps long nécessaire au tri des déchets, à l’apprentissage technique et intellectuel augmente le coût de la déconstruction et par conséquent, la rémunération des entreprises certifiées qui exigent en contrepartie des prestations particulièrement onéreuses8. Pour ces avantages économiques, les grands groupes du BTP se sont progressivement insérés sur le marché de la déconstruction, comme le montre la présence de Vinci et Eiffage à Toulon. Leur solvabilité leur permet de gagner en responsabilité auprès des maîtres d’ouvrage, qui reconnaissent leurs compétences techniques et la prestation intellectuelle9 qu’ils rémunèrent en conséquence. Le marché de la déconstruction est également attractif pour les petites entreprises (vingt à cent salariés) qui se positionnent sur le marché local, surtout si elles sont équipées d’engins spécifiques de déconstruction (comme des robots télécommandés). Elles sont alors privilégiées par les maîtres d’ouvrage sur les petits chantiers, ou sous-traitent pour de grands groupes. À Toulon, Vinci réalise la déconstruction en propre sans pour autant être un expert (le projet de réemploi est revu à la baisse faute de compétences techniques de l’entreprise) alors qu’Eiffage, qui a racheté en 2018 trois entreprises de démolition/déconstruction pour répondre à ses commandes, a créé en 2021 une filiale spécifique, Demcy, spécialisée dans la déconstruction.

Bien rémunéré, le chantier de déconstruction demande aussi peu de frais aux petites entreprises contrairement à leurs activités annexes de terrassement, de canalisation ou de voirie. Outre la commodité de ne pas avoir à s’approvisionner en matériaux, la déconstruction a l’intérêt de produire des matériaux à réemployer sur place ou à revendre. Une fois que l’entreprise a signé le contrat de démolition, le bâtiment lui appartient de même que « tout ce qui est à l’intérieur, [donc] elle a le droit de vendre tout ce qu’elle veut »10. Cette pratique n’est pas nouvelle. Elle représentait même la source de rémunération des démolisseurs d’antan (Mongeard, 2018 : 126). Pour éviter de transporter leurs déchets dangereux, non inertes/non dangereux, inertes en plateformes de recyclage, les entreprises réemploient au maximum les matériaux inertes (pierres, déblais, béton, tuiles, briques, etc.) sur place (après broyage voire concassage) lors du terrassement qui suit généralement la déconstruction. Sinon, ils les vendent sur des chantiers proches pour limiter les frais de prise en charge (Mongeard, 2017), ou les stockent. « Aussi est-il courant d’entendre qu’un bon chantier assure un certain équilibre entre ses déblais (ce qu’il produit) et ses remblais (ce qu’il utilise) » (Mongeard, 2018 : 108). Selon la composition matérielle du bâti à déconstruire, le chantier est plus ou moins intéressant pour les entreprises. Des éléments comme le bois massif, les moulures et les belles pierres, les métaux (cuivre) participent à son attractivité puisqu’ils vont être stockés par les entreprises pour être réutilisés ou revendus. Dans certains cas, la valorisation des matériaux de démolition peut rapporter un gain supérieur au coût de démolition, c’est-à-dire que les entreprises vont répondre aux appels d’offre avec un prix plus attractif correspondant à l’estimation de la revente.

Au regard des acteurs principaux des projets de déconstruction étudiés et des logiques économiques qui les supportent, nous pouvons expliciter plus précisément les conditions de possibilité du recyclage. Deux critères de sélectivité apparaissent prépondérants, notamment dans la justification des choix matériels réalisés (partie 1) : (1) le potentiel de valorisation symbolique du bâti conservé ; (2) le potentiel de valorisation économique des déchets issus de la déconstruction. Soucieux de répondre à leurs objectifs d’attractivité, les acteurs publics et les groupes d’investissement locatif priorisent la conservation d’éléments symboliques du bâti. Ces derniers sont à même de produire de la valeur pour un public disposant d’un capital culturel le rendant suffisamment intéressé pour transformer ce capital symbolique en capital économique. Ici la déconstruction peut présenter un avantage compétitif vis-à-vis d’une simple démolition-reconstruction car certains éléments bâtis garantissant un certain cachet sont conservés. De leur côté les entreprises de déconstruction trouvent leur intérêt en se finançant grâce à la revente de matériaux. Au regard de ces deux critères de sélectivité du recyclage, l’économique et le symbolique, il nous paraît plus pertinent de qualifier ces opérations de surcyclage ou upcycling. Le surcyclage, « recyclage valorisant » ou « suprarecyclage » consiste à récupérer des matériaux ou des produits obsolètes afin de les transformer en matériaux ou produits de qualité ou d’utilité supérieure (Négrier, décembre 2023). Ainsi les éléments bâtis à potentiels valorisables sont désormais mis en premier plan au service de la nouvelle composition urbaine et vont pouvoir jouer pleinement leur rôle dans la recherche d’attractivité urbaine.

Conclusion

Les deux quartiers en déclin étudiés dans cet article ont connu la même trajectoire. Face à leur obsolescence, c’est le choix de la compétitivité qui a été fait, afin de les réinsérer dans le marché de l’attractivité territoriale. Malgré des moyens techniques innovants, on peut réellement parler d’un « recyclage » des stratégies d’attractivité. La question qui se pose est donc la suivante : le recyclage des politiques publiques d’attractivité peut-il constituer un moyen de lutter contre l’obsolescence urbaine ? Conséquent dans les projets de déconstruction, l’investissement public permet de les rendre suffisamment attractifs pour les entreprises du bâtiment. Celles-ci structurent alors leur activité autour de cette pratique par les possibilités de réemploi de matériaux qu’elle génère. De même, les investisseurs locatifs privés estiment que le potentiel d’attractivité de ces projets est suffisant pour qu’ils se joignent aux projets. Le recyclage s’apparente ici finalement à un surcyclage des éléments valorisables tout en produisant une communication autour du recyclage, propice à l’attraction de classes sociales plus aisées. Déconstruire sans reconstruire dans des quartiers anciens et dégradés semble cohérent pour lutter contre leur obsolescence et la promotion du recyclage apparaît pertinente au regard des enjeux environnementaux.

Pour autant, la recherche d’attractivité qui sous-tend les projets de déconstruction laissent perplexes quant aux finalités de ces projets. Caractéristiques des politiques néolibérales qui essaient de réinsérer les exclus sur le marché (ici, les territoires concernés qui étaient exclus de la compétitivité territoriale) grâce à un coup de pouce financier important de l’État (qui apparaît donc difficilement reproductible à grande échelle), les projets de déconstruction se heurtent déjà à de premières difficultés. Évaluer les dynamiques de population et l’usage effectif des espaces publics réaménagés pourrait donner à l’avenir plusieurs indications sur les trajectoires que prendront les quartiers transformés par ces projets de déconstruction.

PAULINE CHAVASSIEUX, GEOFFREY MOLLÉ ET MATHIAS CHAVASSIEUX

Pauline Chavassieux, architecte, docteure en aménagement/urbanisme, EVS ISTHME (UMR 5600), GRF Transformations (ENSASE).

chavassieux.pauline@gmail.com

Mathias Chavassieux, chercheur indépendant en socio-économie – sociologie économique, sociologie des institutions, économie institutionnaliste.

mathiaschavassieux@protonmail.com

Geoffrey Mollé, doctorant en géographie, EVS IRG (UMR 5600).

geoffrey.molle@univ-lyon2.fr

Bibliographie

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Couverture : Déconstruire pour aménager une venelle publique et des jardins partagés dans le quartier Beaubrun à Saint-Étienne (P. Chavassieux, avril 2021)

Pour citer cet article : Chavassieux P., Mollé G. et Chavassieux M., 2024, « Les projets de déconstruction à Saint-Étienne et Toulon, un surcyclage au service de l’attractivité », Urbanités, #18 / Halte à l’urbanisation obsolescente programmée, Urbanités, en ligne.

  1. Les conventions des programmes de rénovation urbaine sont signées entre l’État, l’ANRU, les communes et un certain nombre d’acteurs nationaux et locaux. Les montants alloués aux programmes varient donc en fonction des acteurs et de leur participation financière. Pour donner un ordre d’idée, un total de 60 millions d’euros est attribué à la ville de Toulon et 300 millions d’euros pour les 4 quartiers stéphanois ciblés par l’ANRU. []
  2. Entre 1968 et 2011, Saint-Étienne et Toulon perdent respectivement 48 477 et 10 772 habitants soit 21, 7 % et 6,2 % de leur population. La part de la population vivant sous le seuil de pauvreté s’élève à 26 % à Saint-Étienne et 21 % à Toulon contre une moyenne nationale de 14,1 % (Insee-DGFIP-Cnaf-Cnav-Ccmsa, Fichier localisé social et fiscal (FiLoSoFi) en géographie au 01/01/2022). Le taux de chômage est 13,7 % à Saint-Étienne et 11,1 % à Toulon (en partie biaisé par l’importance de l’emploi saisonnier) en 2019, face à une moyenne nationale de 9,9 % (Insee, RP2019, exploitations principales, géographie au 01/01/2022). []
  3. Entretien avec François Chomienne, paysagiste-concepteur de l’îlot Franche-Amitié le 28/11/2019. []
  4. Entretien avec Guillaume Giberti, architecte du projet de l’îlot Baudin, le 2/02/2018. []
  5. Ils ne sont pas subventionnés par l’ANRU mais essentiellement par la communauté d’agglomération et le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (CNOUS). []
  6. Sachant que le prix moyen des loyers de la vieille ville est de 9 €/m2 en 2021, les investisseurs louent à partir de 14 €/m2 pour les logements à loyer libre de haut standing, à environ 13 €/m2 pour les logements intermédiaires et à 9 €/m2 pour les logements conventionnés []
  7. Entretien avec un responsable du groupe d’investissement immobilier Créquy, le 2/05/2018. []
  8. Entretien avec un ingénieur du bureau d’étude technique ECIBAT, le 23/04/2019. []
  9. Elle comprend les études techniques poussées et l’élaboration d’une méthode de déconstruction spécifique à l’opération, une expertise en prévention des risques, des essais pour vérifier l’état du bâti, une consolidation de l’existant voire une reprise en sous-œuvre pour reprendre les charges, etc. []
  10. Entretien avec le gérant du bureau d’étude démolition/dépollution Techni3D du projet Soleysel-Beaubrun le 9/10/2019. []

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