Entendu / Entretien : « Les villes ultramarines sont plus inégalitaires que les villes métropolitaines »

Entretien avec Jean-Christophe Gay, par Charlotte Ruggeri et Léo Kloeckner

L’entretien avec J.C. Gay au format PDF

Jean-Christophe Gay est professeur des Universités à l’université Nice Sophia Antipolis. Il a codirigé l’Atlas de la Nouvelle-Calédonie (IRD-congrès de la Nouvelle-Calédonie, 2012) au sein de l’IRD à Nouméa et il a publié l’an dernier un ouvrage intitulé L’Homme et les limites (Economica-Anthropos).

LES RÉCENTES CRISES GUYANAISES ET MAHORAISES MONTRENT LA MÉCONNAISSANCE DES FRANÇAIS DE LEUR PROPRE TERRITOIRE, EN PARTICULIER DES TERRITOIRES ULTRAMARINS. D’UN POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE ET URBAIN, QUE PEUT-ON DIRE DES ESPACES URBAINS ULTRAMARINS, EN TERMES DE FORME ET DE GOUVERNANCE URBAINES NOTAMMENT ? SONT-ILS PROFONDÉMENT DIFFÉRENTS D’UNE VILLE MÉTROPOLITAINE ?

Depuis la révision constitutionnelle de 2003, les DOM-TOM n’existent plus. Il faut désormais parler de DROM-COM et de la Nouvelle-Calédonie. Or, plus d’une décennie après cette disparition, on continue de parler de « domtom », sigle dont la sonorité, rappelant les tam-tams africains, est suggestive, révélant que cette France d’outre-mer (FOM) reste toujours intimement associée dans l’imaginaire métropolitain à des paysages exotiques et à un passé colonial.

Il existe une profonde unité des villes ultramarines. Les sociétés précoloniales n’avaient pas de traditions urbaines et c’est la colonisation qui est à l’origine des villes ultramarines. Il s’agit de ports permettant les relations avec la métropole et la fonction commerciale se combine à la fonction militaire. L’extraversion économique de la FOM ne pouvait que favoriser la création et la croissance de villes littorales. Les villes principales de l’outre-mer présentent toutes un visage ressemblant en leur centre. Celui-ci est composé de constructions hétéroclites majoritairement basses et relativement récentes, occupées surtout par des commerces au niveau de la rue. La voirie est organisée selon un quadrillage régulier et orthogonal.

Le damier colonial est un des éléments les plus frappants de la grande ville ultramarine. On reconnaît dans quelques villes des éléments copiés sur les villes de métropole, comme la réplique du théâtre de Bordeaux à Saint-Pierre de la Martinique, dont il ne reste que les ruines, ou le kiosque à musique de Nouméa, sur la place des Cocotiers.

UN CERTAIN NOMBRE DE TERRITOIRES FRANÇAIS ULTRAMARINS SONT DES ÎLES, DE FAIT, LES ENJEUX URBAINS ET SPATIAUX AUXQUELS ILS FONT FACE NE SONT-ILS PAS PROPRES À TOUS LES TERRITOIRES INSULAIRES OU SE RATTACHENT-ILS À D’AUTRES CONTEXTES OU PROCESSUS ?

L’explosion urbaine s’est particulièrement concentrée sur la ville principale au détriment à la fois des villes secondaires en valeurs relatives et souvent des zones rurales en valeurs absolues. L’importance de la relation à la métropole et des administrations a engendré, dans chaque collectivité ultramarine, une polarisation très forte et sans cesse croissante du chef-lieu sur le territoire sous son autorité, à l’exception de la Guadeloupe où Pointe-à-Pitre n’est pas la préfecture. La population est de plus en plus concentrée dans ces « capitales » d’outre-mer. Rassemblées, les agglomérations de Cayenne, Pointe-à-Pitre, Fort-de-France, Saint-Denis-de-la-Réunion, Nouméa et Papeete comptent plus du tiers de la population de la FOM aujourd’hui contre seulement le sixième dans les années 1930. À un niveau plus fin, cette suprématie est encore plus éclatante, avec le Grand Nouméa regroupant plus des deux tiers des Néo-Calédoniens, les agglomérations de Cayenne et Papeete autour de la moitié des habitants de Guyane et de Polynésie française, Fort-de-France et Mamoudzou-Dzaoudzi 40 % des Martiniquais ou des Mahorais.

L’extension des villes est d’abord à mettre au crédit de leur forte croissance démographique, elle-même reflet de l’explosion démographique de la FOM qui a connu une transition démographique brutale et pas encore achevée. Songeons que la population de la FOM a presque triplé en 60 ans ! En un demi-siècle, la population de Saint-Denis-de-la-Réunion a plus que triplé, sextuplé pour Papeete, octuplé pour Nouméa et au moins dodécuplé pour Mamoudzou (Mayotte). Sur un plan spatial, le quadrilatère colonial n’a été débordé que tardivement. Fort-de-France, parce qu’elle a dû accueillir les activités et les sinistrés des catastrophes volcaniques de la montagne Pelée (1902), est en avance sur les autres villes ultramarines.

Les Ultramarins sont de plus en plus des périurbains. La diffusion de l’habitat sur des îles exiguës et dans les zones rurales faiblement occupées se fait aux dépens de la surface agricole utilisée (SAU), qui s’est fortement contractée ces dernières décennies. La SAU de la Martinique est ainsi passée de 52 000 ha en 1973 à moins de 25 000 ha aujourd’hui. La perte de foncier agricole s’est accélérée depuis 2000 et elle est beaucoup plus forte qu’en métropole. Dans le tissu agricole, des lotissements isolés apparaissent, formant des structures en archipel comme c’est le cas à la Réunion (cf. photo). Outre la consommation de terres agricoles, cette urbanisation diffuse engendre des coûts élevés de fonctionnement et d’investissement, ce qui explique que parmi les principes du schéma d’aménagement régional de la Réunion on note la volonté de densifier les agglomérations et de limiter leur extension. À Mayotte, 30 % des logements n’ont pas l’eau courante et les bidonvilles se multiplient. Les logements précaires, en matériaux de récupération et en tôle, sont présents dans la plupart des communes, spécialement à Mamoudzou où plusieurs opérations de destruction de zones d’habitations précaires et informelles, telle Tanafou en 2016, ont été menées et des centaines de personnes ont dû « décaser ». Mangatélé et ses 11 000 habitants est considéré comme le plus grand bidonville de France.

1. Saint-Denis-de-la Réunion et sa périurbanisation (Gay, 2016)

AU-DELA DE LA QUESTION INSULAIRE, UN CERTAIN NOMBRE DE TERRITOIRES ULTRAMARINS SONT CONFRONTÉS À DES CLIMATS ET DES ALÉAS CLIMATIQUES QUI RENDENT CES TERRITOIRES PARTICULIÈREMENT VULNÉRABLES. EST-CE UN ENJEU BIEN INTÉGRÉ AUX PRATIQUES URBAINES, QU’ELLES SOIENT POLITIQUES ET CITOYENNES ?

Les constructions de plus d’un siècle sont rares. Ce maigre héritage architectural s’explique par la fréquence des incendies, des cyclones et, aux Antilles, des tremblements de terre. Mais, contrairement à la métropole, il y a une véritable culture de l’alerte en FOM ayant entraîné une baisse de la vulnérabilité à mettre au crédit d’une politique d’éducation et de sensibilisation de la population aux risques météorologiques. Un système d’alerte bien rôdé a servi d’ailleurs de modèle à la mise en place d’un dispositif équivalent en métropole. Par contre, le risque sismique est très peu pris en compte aux Antilles.

LES VILLES APPARAISSENT COMME LES LIEUX DE CRISTALLISATION DES CONFLITS ET DES TENSIONS, QUE CE SOIT EN GUYANE EN 2017, À MAYOTTE EN 2016 OU EN GUADELOUPE IL Y A QUELQUES ANNÉES, COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS CELA ?

Comme ailleurs dans le monde, les villes sont les lieux où les gens manifestent ! Il faut toutefois noter que les villes ultramarines sont plus inégalitaires que les villes métropolitaines car les sociétés ultramarines sont beaucoup plus inégalitaires que la Métropole. L’indice de Gini le prouve, puisqu’il est autour de 0,3 dans celle-ci alors qu’il est partout supérieur à 0,4 en FOM. Au cœur même des espaces urbanisés, les quartiers défavorisés concentrent une part plus importante de la population urbaine qu’en Métropole, comme les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), qui regroupent un demi-million de personnes dans les collectivités ultramarines bénéficiant de ce dispositif. Et si en Métropole c’est un douzième de la population qui vit dans de tels quartiers, c’est environ le cinquième en outre-mer, dont près de la moitié des Guyanais et deux tiers des Mahorais. À Mayotte, 37 % des habitants des QPV n’ont suivi aucune scolarité, même primaire. En Guyane, 38 % sont de nationalité étrangère.

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PLUSIEURS VILLES MAHORAISES ONT RÉCEMMENT ÉTÉ CONFRONTÉES À DES PROBLÈMES D’APPROVISIONNEMENT EN EAU. LES ENJEUX URBAINS AUXQUELS SONT SOUMIS CES TERRITOIRES SONT-ILS DIFFÉRENTS DE CEUX QUE CONNAISSENT LES VILLES MÉTROPOLITAINES, NOTAMMENT EN TERMES DE SERVICES ?

Pour comprendre ce qui se passe à Mayotte, il faut avoir en tête l’impressionnante croissance démographique de cette île, qui ne comptait que 67 000 habitants en 1985 et 230 000 aujourd’hui, soit plus d’un triplement en trente ans. Malgré l’importance des investissements publics, il est difficile en matière d’infrastructures scolaires, routière, d’adduction d’eau, etc. de suivre ce rythme. Avant la crise de 2016-2017, la consommation d’eau à Mayotte avait progressé de 20 % en cinq ans. Il a suffi d’une saison des pluies débutant avec retard pour que se produise cette pénurie. Les solutions pérennes seront très coûteuses car il faudra, à côté des retenues collinaires qui assurent aujourd’hui la très grande majorité de la production, faire des forages et recourir peut-être au dessalement de l’eau de mer.

LES SERVICES DE TRANSPORT REPRÉSENTENT UN ENJEU PARTICULIÈREMENT IMPORTANT DES VILLES ULTRAMARINES, POURQUOI ET COMMENT L’EXPLIQUEZ-VOUS ?

Les emplois n’ont généralement pas suivi le glissement de la population vers la périphérie et restent très concentrés dans les chefs-lieux. Cette dissociation spatiale croissante entre le domicile et l’emploi explique l’essor des migrations pendulaires, à l’instar de la métropole mais dans une situation plus difficile, compte tenu de la faiblesse générale des transports collectifs. L’automobile est encore plus utilisée qu’en métropole. Les autorités locales n’ont pas eu une politique cohérente et prospective dans ce domaine et il n’y a pas de concurrence modale, le chemin de fer ou le tramway étant absents de l’outre-mer. Les faibles densités périurbaines ne favorisent pas la mise en place de transports collectifs et les transports en commun en sites propres sont rares. Les autobus sont utilisés faute d’autre moyens de transport. À Nouméa, les Kanak, alors qu’ils ne représentent que le quart de la population communale, forment les deux tiers de la clientèle des autobus. Il s’agit d’une population captive, féminine à 62 %, sans autre mode de locomotion pour se rendre en grand nombre dans les quartiers sud afin de travailler comme employée de maison.

L’automobile est un objet culte et le principal signe extérieur de richesse : les concessions automobiles sont prospères ; les voitures puissantes et les véhicules tout-terrains se vendent bien alors que les territoires sont exigus et la plupart des routes en bon état. La dynamique démographique, avec la croissance du nombre de jeunes adultes en âge de conduire, l’élévation du niveau de vie et le développement du crédit font que le parc automobile gonfle rapidement. À la Réunion, on comptait 139 000 véhicules en état de circuler en 1990 et 350 000 environ aujourd’hui !  La citadinité nouméenne repose sur l’habitat individuel, une mobilité très dépendante de l’automobile et un rapport affectif fort avec l’espace rural et marin : une culture de la ville plus proche de celle australienne ou néo-zélandaise que française. La Nouvelle-Calédonie n’est pas un pays anti-urbain, mais plutôt alter-urbain d’un point de vue européen.

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UN CERTAIN NOMBRE DE TERRITOIRES ULTRAMARINS, EN PARTICULIER LA GUYANE ET MAYOTTE, SONT CONFRONTÉS À DES FLUX MIGRATOIRES IMPORTANTS. QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES DE CES FLUX MIGRATOIRES SUR LES VILLES ULTRAMARINES ?

Les capitales ultramarines sont ségréguées, car elles sont le reflet de sociétés extrêmement inégalitaires (cf. supra). Aux quartiers résidentiels aisés qu’on trouve notamment en proche périphérie – par exemple Schoelcher et les hauteurs de Fort-de-France, Bellepierre ou La Montagne à Saint-Denis-de-la-Réunion, Baie-des-Citrons, Anse-Vata ou Val-Plaisance à Nouméa, s’opposent des quartiers très défavorisés concentrant une population souvent sans emploi. Aux Antilles et à la Réunion, l’habitat de fortune est un phénomène résiduel et l’on a surtout à faire aux grands ensembles ou aux taudis durcifiés, comme à Fort-de-France avec le quartier de Trénelle (photographie de couverture).

2. Le bidonville de Kaouéni, Mamoudzou, Mayotte et un squat de Nouméa, Nouvelle-Calédonie (Gay, 1997 et 2011)

Dans le reste de l’outre-mer, notamment là où l’immigration est forte, l’habitat spontané n’est pas en perte de vitesse. Dans l’agglomération de Cayenne, l’installation de Brésiliens et surtout d’Haïtiens expliquent l’essor des quartiers de la Chaumière ou de Cogneau-Lamirande, surnommé « Little Haïti ». À Mamoudzou (Mayotte), le quartier sous-intégré de Kaouéni voit arriver les immigrants comoriens. À Papeete, ce sont les émigrés des archipels éloignés de Polynésie française qui peuplent fréquemment ces taudis, qu’on appelle d’ailleurs parfois du nom de leur île d’origine (« quartier Tubuai », « quartier Rurutu », etc.). À Nouméa, les squats dans lesquels se concentrent les populations océaniennes (Kanak et Wallisiens-Futuniens) ceinturent le centre-ville.

ENTRETIEN RÉALISÉ EN MAI 2017 PAR LÉO KLOECKNER ET CHARLOTTE RUGGERI

Photographie de couverture : Le quartier de Trenelle, Fort-de-France, Martinique (Gay, 2008).

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