Chroniques / East Palo Alto : un suburban ghetto au coeur de la Silicon Valley (Californie)

Magda Maaoui

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Tout le monde se souvient du tube de l’été 1995 « Gangsta’s Paradise » avec le refrain « As I walk through the Valley of the shadow of the death/ I take a look at my life and realize there’s nothin’ left/ (…) On my knees in the night saying prayers in the street light ». Le rappeur Coolio fait ici référence à son Compton natal, dans le sud du comté de Los Angeles, connu comme une ville violente et criminogène, mais on s’en souviendra comme la bande-son du film Esprits Rebelles1, inspiré d’une histoire qui a lieu à East Palo Alto, une petite ville du sud de la Baie de San Francisco. Michelle Pfeiffer y joue une professeure remplaçante, ex-Marine. Veste en cuir et démonstrations de karaté en prime, elle s’engage à sauver les « rescapés du ghetto », lycéens d’East Palo Alto transportés quotidiennement en bus dans les années 1980 pour assister aux cours du lycée Carlmont, situé dans la paisible ville voisine de Belmont.

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https://www.youtube.com/watch?v=cpGbzYlnz7c

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East Palo Alto, incorporée en 19832, est constamment associée à des représentations qui la définissent comme une ville dangereuse. Avec une surface totale de 7 km2, cette petite portion de terre située dans le comté de San Mateo accueille 29 143 habitants3, à mi-chemin entre les villes de San Francisco et San Jose, à l’ouest de la ville de Menlo Park, et au sud de la ville de Palo Alto. En 1992, elle avait déjà le taux d’homicide le plus élevé du pays avec 24 322 habitants pour 42 meurtres, soit un taux de 172,7 homicides par 100 000 habitants. La ville compte encore 24 homicides par 100 000 habitants en 20124. Films, musique, couverture médiatique, rapports de police et récents outils en ligne de cartographie du crime contribuent largement à la notoriété négative d’East Palo Alto.

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2. Carte de la Silicon Valley située au sud de la Baie de San Francisco. J'ai choisi ici de centrer l'attention sur l'acception classique de la Silicon Valley, qui n'inclut pas forcément la ville de San Francisco (Maaoui, 2015).

1. Carte de la Silicon Valley située au sud de la Baie de San Francisco. J’ai choisi ici de centrer l’attention sur l’acception classique de la Silicon Valley, qui n’inclut pas forcément la ville de San Francisco (Maaoui, 2015)

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En outre, ce cas d’étude interpelle par sa localisation, au coeur de la célèbre Silicon Valley. En tant qu’icône de l’âge digital, celle-ci est souvent associée aux agrégats de campus de la haute-technologie, tels que celui de Google, Facebook ou Apple. Les quatre comtés qui constituent ce sous-ensemble régional (comté de San Francisco, comté de San Mateo, comté de Santa Clara, comté d’Alameda) sont généralement associés au secteur prospère de la tech et à l’univers périurbain conçu pour le confort des travailleurs des tech companies et start-ups qui orbitent autour des campus principaux. Pourtant, au cœur du comté de San Mateo, à 6 kilomètres du campus de Stanford et 3 kilomètres du campus de Facebook, la ville d’East Palo Alto suit une trajectoire de développement très différente du reste du tissu urbain propre à la Silicon Valley.

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3. Carte représentant l'ensemble régional de la Silicon Valley, également appelée la South Bay (Maaoui, 2015).

2. Carte représentant l’ensemble régional de la Silicon Valley, également appelée la South Bay (Maaoui, 2015).

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4. Carte d'East Palo Alto, séparée par Palo Alto par la Bayshore Freeway et de Menlo Park par Willow Road. University Avenue est son corridor central, connectant la station Caltrain de Palo Alto, via East Palo Alto, en direction du campus de Facebook (Maaoui, 2015).

3. Carte d’East Palo Alto, séparée de Palo Alto par la Bayshore Freeway et de Menlo Park par Willow Road. University Avenue est son corridor central, connectant la station Caltrain de Palo Alto, via East Palo Alto, en direction du campus de Facebook (Maaoui, 2015).

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En outre, la Silicon Valley est un des espaces qui concentrent le plus d’inégalités aux États-Unis. Un concept théorique pour cette dichotomie entre les nantis et les laissés-pour-compte emprunterait à la théorie de la polarisation de Saskia Sassen, où il n’existe pas de réelle classe moyenne et où la conjointe diffusion de la globalisation et de la métropolisation a renforcé les inégalités majeures existantes (Sassen, 1991). Intervient ensuite le concept de ghetto : P. Marcuse le définit comme une « zone spatialement définie pour séparer et constituer une limite à l’égard d’un groupe de population particulier involontairement déterminé, jugé et traité comme inférieur par la société dominante » (Marcuse, 1997). Il distingue la catégorie de l’outcast ghetto, une portion d’espace habitée par les exclus du modèle économique dominant. Exclus, parce que les résidents de cette ville demeurent les laissés-pour-compte de la bulle dot-com dont a bénéficié la Silicon Valley et constituent la frange la plus pauvre du comté de San Mateo. Exclus aussi, parce que la composition ethnique de la population locale, à majorité afro-américaine et hispanique, est le fruit de logiques de ségrégation à l’origine-même de la naissance de cette ville.

La position particulière d’East Palo Alto au sein du tissu urbain de la Silicon Valley pousse à emprunter cette dernière catégorie conceptuelle pour essayer de mieux expliquer les processus à l’œuvre dans cette ville. Il faut ajouter à cet outil conceptuel le terme suburban, que l’on peut également traduire par suburbain, du fait de la situation périphérique de cette poche de pauvreté dans la Baie de San Francisco, et de l’étalement urbain qui la caractérise.

Cette ville se caractérise également par un processus de gentrification de plus en plus marqué, parce qu’elle représente l’un des derniers rares espaces résidentiels abordables de la Silicon Valley, et à échelle plus large de la Baie de San Francisco. La gentrification des suburbs désigne les mêmes logiques d’embourgeoisement qui touchent les quartiers populaires centraux et qui s’accompagnent de la transformation du bâti (Clerval, 2013). Il faut y ajouter une dimension sociale, celle des effets de paupérisation sur les classes populaires. En étudiant la gentrification d’un suburban ghetto, on observe les différentes facettes d’un même système de production ségrégatif de la ville (Smith, 1979 ; Clerval et Van Criekingen, 2014).

Dans une démarche alliant géographie urbaine et analyse immobilière5, cet article se propose d’étudier le territoire actuel de ce suburban ghetto marqué par un grand différentiel économique, démographique et ethnique entre East Palo Alto et les villes voisines de la Silicon Valley. Nous analysons les origines et temporalités de la création d’East Palo Alto, en portant une attention particulière aux processus de redlining et blockbusting qui ont produit le marché immobilier local. Nous proposons ensuite des clefs de lecture afin d’évaluer les phénomènes de gentrification récents qui marquent cet îlot urbain, menacé par les conflictualités actuelles engendrées par des logiques de spéculation foncière croissantes.

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« Black People Live Here » : La genèse d’un suburban ghetto

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  « Dans une large mesure, dans l’Amérique d’après-guerre, la géographie dicte le destin.

L’accès aux biens et aux ressources – services publics, éducation et emploi – dépend du lieu de résidence »6

Thomas Sugrue, The Origins of the Urban Crisis, Préface p. xl, 2005

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5. Carte historique du comté de San Mateo (UC Berkeley Earth Sciences and Map Library, 1949).

4. Carte historique du comté de San Mateo (UC Berkeley Earth Sciences and Map Library, 1949).

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Le développement d’East Palo Alto commence vraiment avec la création de la Bayshore Freeway, construite dans les années 1930. Cette voie rapide apparaît comme un cadeau empoisonné pour la communauté, car elle permet le développement de Whiskey Gulch. Ce district commercial à la limite sud d’East Palo Alto concentre des magasins d’alcool et des boîtes de nuit et attire les clients des environs. Au moment de la construction du campus voisin de Stanford, aucun alcool ne peut être vendu dans un rayon défini, et Whiskey Gulch est parfaitement localisé à l’extérieur de cette limite.

Le district est pourtant mis en danger en 1950, lorsque les résidents des villes environnantes votent la déviation de la Bayshore Freeway. Après que l’augmentation du volume de circulation engendre une augmentation du nombre d’accidents de voiture sur cette voie rapide, le vote final fait dévier son tracé par l’ancien district commercial alors très attractif de Whiskey Gulch. Cette décision force cinquante commerces à fermer, et seulement cinq d’entre eux rouvrent leurs portes à l’intérieur de la ville (Levin, 1996).

East Palo Alto est aujourd’hui connue comme une ville afro-américaine et hispanique. Pourtant, avant la structuration de la majorité hispanique actuelle, elle compte une majorité d’habitants blancs et asiatiques. Au cours des années 1950, une large proportion de blancs et de Japonais qui résident à East Palo Alto quitte la ville. Celle-ci devient un foyer de plus en plus important d’afro-américains, dont beaucoup sont victimes de la discrimination immobilière en vigueur aux États-Unis. Dès 1980, 60 % des résidents d’East Palo Alto sont afro-américains7.

Cette discrimination immobilière prend plusieurs formes. Le redlining, ou la pratique de refuser ou de limiter arbitrairement des services financiers à des quartiers spécifiques, généralement parce que ses résidents sont des gens de couleur ou qu’ils sont pauvres, marque fortement le paysage résidentiel local. Ce n’est qu’en 1968 que le Fair Housing Act interdit la discrimination immobilière. En 1975, le Home Mortgage Disclosure Act instaure le dévoilement des données sur les prêts bancaires (Squires, 1997). La prospérité d’après-guerre attire d’importants flux de population afro-américaine en Californie. Leur proportion dans l’État quadruple entre 1940 et 1960, tandis que beaucoup commencent à quitter les villes pour les banlieues, à la recherche de logements de meilleure qualité. Ils sont déçus par l’accès au logement très ségrégué en vigueur à East Palo Alto. Voici quelques extraits d’entretiens menés avec de nouveaux propriétaires afro-américains dans les années 1950 qui illustrent cette désillusion : « Nous avions de vrais agents immobiliers… ils sont venus, nous ont emmenés voir les jardins… Il était en train de nous mener au-delà du petit pont de Palo Alto. J’ai alors vu cette première maison et me suis écriée: Oh je l’aime! Je l’aime vraiment !… Et il m’a répondu “Ah non, celle-là, vous ne pouvez pas l’acheter”» (Wilks, 1996)8.

Le blockbusting est aussi largement utilisé par les agents immobiliers locaux. Les compagnies immobilières et les agences utilisent des « agents provocateurs » – personnes de couleur recrutées pour faire croire aux résidents blancs de certains quartiers qu’ils seront bientôt « envahis », ce qui les pousse à vendre leurs propriétés à perte et à emménager dans des quartiers racialement plus homogènes. À cette époque, les agents immobiliers effrayent donc les propriétaires blancs d’East Palo Alto et les poussent à vendre leurs propriétés en moyenne 8 000 $, pour revendre ensuite le même bien à 10 ou 14 000 $ (Levin, 1996). En réponse à la pression des vendeurs et acheteurs trompés, le Fair Housing Act interdit également les sollicitations immobilières de porte-à-porte, et révoque les licences commerciales des agents concernés par cette pratique, qui disparaît définitivement au cours des années 1980.

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« A city is born » : réarrangements spatiaux, autonomie et Black Pride

En 1968, East Palo Alto manque d’être renommée Nairobi, car les résidents entreprennent une série de projets culturels qui font écho au mouvement contemporain des droits civiques. Le Nairobi Day School Project est également créé afin de préparer les étudiants à poursuivre leurs études après le lycée. Pendant plus d’une décennie, East Palo Alto maintient le seul système scolaire alternatif noir auto-géré du pays, de la maternelle au lycée.

Plusieurs organisations et activistes continuent à faire pression afin qu’une municipalité à majorité noire puisse voir le jour, tandis qu’une coalition de commerces afro-américains est formée afin d’encourager l’entrepreneuriat local. Jusqu’en 1983, East Palo Alto a existé en tant qu’« île » non-incorporée – territoire ne faisant partie d’aucune municipalité – dépendant du comté de San Mateo pour les services publics et du sheriff du comté de San Mateo pour une protection policière, sans pouvoir prélever d’impôts, un privilège qui accompagne le statut de municipalité.

Après plusieurs années de campagne pro-incorporation menée par ces groupes locaux, East Palo Alto est établie en tant que municipalité en juin 1983 avec Barbara A. Mouton, première maire afro-américaine de la région, et un conseil municipal qui reflète la majorité ethnique de la ville, jusqu’à ce que celle-ci devienne hispanique au cours des années 1990 (McCabe, 1996). Les hispaniques constituent à présent environ 65 % de la population totale, avec une proportion d’afro-américains qui est désormais de 15 %. Une petite minorité de Pacific Islanders – originaires de Hawaii, Samoa, Fiji et autres îles du Pacifique – réside également à East Palo Alto9. Plus que l’arrivée d’une nouvelle population hispanique, fait qui illustre les courants migratoires à l’échelle plus large de l’État de Californie, ce changement s’explique par la part croissante d’afro-américains qui a quitté East Palo Alto afin de s’installer dans des espaces plus périphériques, principalement situés dans les comtés de Contra Costa et Solano, ou dans des États différents, s’installant de nouveau au Texas, en Louisiane, ou au Mississipi (Kneebone et Berube, 2013).

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6. Peinture murale sur la façade du collège d'East Palo Alto, situé au centre de la ville (Maaoui, 2013).

5. Peinture murale sur la façade du collège d’East Palo Alto, situé au centre de la ville (Maaoui, 2013).

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« A Tale of Two Cities » ? Le différentiel entre East Palo Alto et les villes voisines

La Silicon Valley est généralement définie comme un vaste ensemble régional compétitif. Invoquons plutôt les expressions d’« ilôts de richesse », ou d’« ilôts de pauvreté », en tant que poches spécifiquement caractérisées par des différentiels extrêmes du point de vue démographique, économique et ethnique. Lorsqu’il définit les manifestations spatiales du ghetto comme un produit du racisme endémique et de la compétition immobilière, Loïc Wacquant fait référence à ses paysages spécifiques, ainsi qu’à ses limites matérialisables, la plupart étant en général des frontières ou des murs (Wacquant, 2005) : à East Palo Alto, la séparation peut largement être incarnée par la Bayshore Freeway, qui fonctionne comme une rupture physique entre la riche Palo Alto et son parent pauvre.

La Silicon Valley est classée 22e Aire Métropolitaine Globale en 2014 par le magazine Foreign Policies (A.T. Kearney, 2014). Elle attire 3 millions d’habitants, concentre 1 450 000 emplois en 2013, des salaires annuels moyens de 100 000 $ et des maisons qui coûtent en moyenne 800 000 $10. Le marché locatif de la Silicon Valley est extrêmement tendu. Si San Francisco offre toujours plus d’opportunités d’emploi, le coût élevé du logement a fait du marché localisé des banlieues et petites villes et villes moyennes voisines un marché très attractif pour les potentiels acheteurs et locataires. De plus, les loyers et prix d’achat augmentent bien plus vite dans les tech hubs – ou centres névralgiques de l’économie numérique – que dans le reste du pays11.

Le paysage résidentiel de la Silicon Valley est caractérisé par l’extension du modèle des MacMansion qui désigne des maisons excessivement grandes (superficie supérieure à 280 m2) au style cossu. Les campus sont construits au cœur des espaces résidentiels, caractérisés par des taux de densité très bas dus à l’urban sprawl généralisé (Ghorra-Gobin, 2005), aux imitations de paysage bucolique, et à l’omniprésence de gated communities, résidences fermées ou copropriétés sécurisées (Legoix, 2003). East Palo Alto n’est pas caractérisée par une offre importante de logements sociaux : elle compte trois projets de logement social et mixte fondés par le programme LIHTC (Low Income Housing Tax Credit) du HUD (U.S. Department of Housing and Urban Development)12, gérés par des associations régionales à but non lucratif.

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7. Photographies de façades illustrant le type de maisons individuelles construites à East Palo Alto et Palo Alto (Maaoui, 2013).

6. Photographies de façades illustrant le type de maisons individuelles construites à East Palo Alto et Palo Alto (Maaoui, 2013).

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Le stock de logement social disponible dans les comtés de l’est et du sud de la Baie de San Francisco a permis à une large portion de la communauté afro-américaine de devenir propriétaire dans un ensemble élargi de villes telles que Richmond, Oakland et East Palo Alto. Cette géographie doit également composer avec la structuration progressive d’une large communauté hispanique au cours des vingt dernières années. East Palo Alto ne fut pas une exception à la crise des subprimes13. De ce fait, quand les prêteurs bancaires ont commencé à cibler les acheteurs de couleur parce qu’ils n’étaient pas éligibles pour les prêts primes, cet ensemble de villes s’est rapidement transformé en une collection régionale de micro-épicentres de la crise des saisies immobilières (Schafran, 2014). Un déclassement social des foyers de classe moyenne est intervenu au sein de ces minorités, alors que la crise frappait 52 % de la communauté afro-américaine et 40 % de la communauté hispanique à l’échelle nationale (Lefebvre, 2012).

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8. Évaluation de l'impact des saisies immobilières sur le stock résidentiel local, pendant le pic de la crise de 2008. Au total, c'est 10 % du stock de logement qui est saisi à East Palo Alto durant cette année. En comparaison, le comté de San Mateo présente un taux moyen de saisies qui avoisine les 3 %. Photographies de parcelles individuelles saisies à proximité du centre d'East Palo Alto, désormais rendues disponibles à la vente (Maaoui, 2013).

7. Évaluation de l’impact des saisies immobilières sur le stock résidentiel local, pendant le pic de la crise de 2008. Au total, c’est 10 % du stock de logement qui est saisi à East Palo Alto durant cette année. En comparaison, le comté de San Mateo présente un taux moyen de saisies qui avoisine les 3 %. Photographies de parcelles individuelles saisies à proximité du centre d’East Palo Alto, désormais rendues disponibles à la vente (Maaoui, 2013).

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Parmi les terrains saisis, on remarque une grande diversité : friches industrielles au nord et à l’est de la ville à proximité de la ligne de côte, zone de projets immobiliers flambant neufs le long de la Bayshore Freeway, dans les franges sud de la ville. Quand ils ont été touchés de façon égale par la crise des saisies immobilières, les résidents gèrent l’après-crise avec des stratégies et des rythmes différenciés, en dépendant des atouts socio-économiques qu’ils possèdent. East Palo Alto présente toujours un taux de chômage très élevé en janvier 2014, avoisinant les 12 %, tandis que la MSA (Metropolitan Statistical Area) de San Francisco est marquée par 5 % de chômage14.

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East Palo Alto : un front de gentrification dans la Silicon Valley ?

La trajectoire actuelle d’East Palo Alto, après la crise des saisies immobilières, est caractérisée par des processus croissants de gentrification. De ce fait, plus que des paysages d’après-crise, ce qui émerge à East Palo Alto est un ensemble de territoires où les processus spatiaux dessinent différentes logiques d’appropriation, équilibres de pouvoir, et négociations socio-spatiales.

La littérature actuelle a démontré qu’il était très difficile de définir combien de déplacements de population indirects pouvaient avoir lieu en conjonction avec les processus de transformation urbaine à l’échelle du quartier (Lees, Slater et Wyly, 2008 ; Lehman-Frisch, 2013). Il est tout de même intéressant de présenter quatre ensembles de marqueurs soulignant les processus de gentrification croissante à l’œuvre dans la ville : la réduction des unités de logement social disponibles dans le reste de la Baie de San Francisco, l’augmentation récente des loyers et prix du logement, le choix d’aménités à destination d’un nouveau groupe de résidents, enfin la multiplication de large projets de développement immobilier dans des zones spécifiques de la ville.

Notre meilleur guide peut être l’analyse de la MSA de San Francisco-San Mateo-Redwood City : les prix soulignent l’amorce d’un temps d’après-crise, de même que les ventes et les projets de construction. Les prix du logement sont plus élevés dans les tech hubs : des maisons comparables listées pour la vente coûtent ainsi 82 % plus que dans les autres aires métropolitaines (environ 242 $ contre 133 $ le mètre carré15). L’abordabilité du logement dans les tech hubs dépend beaucoup de la construction de logements : les prix des logements dans la MSA de San Francisco sont élevés, et les constructions insuffisantes.

L’essor sensible des loyers médians à East Palo Alto, avec un risque d’éviction des résidents actuels, corrobore cette hypothèse. À East Palo Alto, le sheriff de San Mateo a enregistré 350 expulsions depuis 2003, pour beaucoup causées par l’augmentation des loyers et des prix d’achat16.

Les nouveaux résidents choisissent plus probablement de s’installer dans des nouveaux appartements, condos (appartements en copropriété) ou lofts, plutôt que dans des logements existants, faisant des changements opérés à l’échelle du quartier des phénomènes bien plus visibles et perturbateurs. En effet, la carte suivante recense douze projets construits au cours des quinze dernières années à East Palo Alto. La plupart sont financés par le projet LIHTC, et proposent ainsi des logements sociaux à destination de populations à bas revenus, en affichant des prix tout de même plus élevés que sur le marché locatif. La plupart est localisée dans les franges sud de la ville, avoisinant Palo Alto, et autour de l’ancien centre commercial University Village au nord, confirmant l’hypothèse d’épicentres de gentrification situés à proximité des zones de transit et commerciales.

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9. Augmentation des nouveaux projets de développement résidentiel LIHTC au cours des quinze dernières années, principalement dans les franges sud de la ville (Maaoui, 2014).

8. Augmentation des nouveaux projets de développement résidentiel LIHTC au cours des quinze dernières années, principalement dans les franges sud de la ville (Maaoui, 2014).

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Comme le prédit la théorie du rent-gap, l’un des changements les plus visibles apportés par le processus de gentrification est l’altération de l’infrastructure d’un quartier (Smith, 1979). Les zones susceptibles d’être gentrifiées sont détériorées et vieillies, même si structurellement en bon état. Alors que la plupart des projets de construction localement médiatisés sont en général des commerces, l’augmentation d’unités de logement au cours des quinze dernières années souligne les vagues importantes d’arrivée de nouveaux résidents, dont la plupart sont les représentants d’une classe créative locale (Florida, 2002) : le spillover17 de locataires de la voisine Professorville18, les étudiants de Stanford, les travailleurs de la tech pour qui East Palo Alto est avant tout une « ville-dortoir ».

L’effort de régénération urbaine à l’œuvre à East Palo Alto désigne l’action de reconstruction de la ville sur elle-même, et le recyclage de ses ressources bâties et foncières. En 2006, un hôtel Four Seasons de 200 chambres a ouvert ses portes dans la section de la ville appelée University Circle, que le plan d’urbanisme local a définie comme zone franche censée attirer de nouveaux investisseurs pour la ville. 25 % des terrains de la ville sont concernés par des politiques de réhabilitation depuis 2000. Ces nouveaux commerces, tels qu’IKEA, Home Depot ou Nordstrom Rack, attirent une clientèle démographiquement différente. La zone devient particulièrement attractive pour une jeune communauté de travailleurs de la tech et de foyers de la classe moyenne supérieure, incluant les employés de Facebook et de nombreux autres campus et startups établis à proximité. En septembre 2013, le conseil municipal de la ville d’East Palo Alto a également approuvé le plan proposé pour le nouveau Ravenswood Business District Plan, un projet à mixité fonctionnelle situé dans la partie nord-est de la ville, en gestation depuis le milieu des années 1980.

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La ville comme champ de bataille

Au cours de la crise des saisies immobilières, le gouvernement local d’East Palo Alto a décidé de mettre en place une forme sans précédent de protection des loyers. Il semblerait que l’après-crise ait apporté une prise de conscience à l’échelle locale quant à la pression liée à la spéculation. East Palo Alto fonctionne en réalité comme un modèle à l’échelle régionale pour la mise en place de programmes de Rent Stabilization (programme de contrôle des loyers) conçus pour protéger le stock de logement existant et la population de la pression liée à la spéculation. La ville a les politiques de logement social les plus exigeantes du comté de San Mateo. Elle a également un modèle de zonage inclusif qui requiert au moins 20 % de nouvelles unités de logement social pour tout nouveau projet de développement. Ce zonage a été adopté en 1994 et renforcé en 200419.                                                                                           

Dès 2006, un grand investisseur immobilier, Page Mill Properties, a acheté une large partie de l’ouest d’East Palo Alto, tout en contestant la plupart des lois de contrôle des loyers mises en place par la ville, selon un schéma que beaucoup ont considéré comme « prédateur » (Bernstein-Wax , 2009).

En décembre 2007, une augmentation de 18 % à 25 % des loyers par Page Mill Properties est contestée par les locataires. Le conseil municipal met en place un moratoire de six mois sur les augmentations de loyer de plus de 3 %. Page Mill poursuit plusieurs fois la ville en justice et met un frein au processus de consultation locale. À l’automne 2009, l’investisseur doit quitter la ville, car il fait face à un défaut de paiement de 240 millions de dollars. Aujourd’hui, les risques d’expulsion augmentent, et se combinent à un important manque d’investissement et d’entretien du stock de logement de la part du plus grand propriétaire d’unités locatives de la ville, Equity Residential, qui a pris la relève et assure la gestion de plus de 1 800 unités de logement à East Palo Alto (White , 2009).

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10. Deux photographies prises lors de manifestations de résidents d'East Palo Alto en 2008. Les locataires dénoncent l'augmentation des loyers dans les résidences de Page Mill Properties (epa-tenants.org, 2008).

9. Deux photographies prises lors de manifestations de résidents d’East Palo Alto en 2008. Les locataires dénoncent l’augmentation des loyers dans les résidences de Page Mill Properties (epa-tenants.org, 2008).

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Plus qu’une palette de scénarios que l’on pourrait imaginer pour cette ville, la trajectoire la plus plausible serait la suivante : East Palo Alto est un suburban ghetto, et il est assurément engagé dans un processus de gentrification. Ce à quoi la ville fait face est un tournant conflictuel qui oppose des résidents et usagers de la ville aux conceptions très différentes. Comme le dit Carol Lamont, responsable du programme de Rent Control : « Les habitants sont prêts et sur leurs gardes »20.

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À l’est d’Eden ?

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11. Présentation de la nouvelle maquette dessinée par Frank Gehry pour l'extension du campus Facebook, au nord-ouest d'East Palo Alto (Flickr User - Forgemind Archimedia, 2012).

10. Présentation de la nouvelle maquette dessinée par Frank Gehry pour l’extension du campus Facebook, au nord-ouest d’East Palo Alto (Flickr User – Forgemind Archimedia, 2012).

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En mars 2014, Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, et Frank Gehry, architecte en chef de la conception du nouveau campus-ville Facebook, ont rendu la maquette du projet d’extension publique. L’évènement a généré beaucoup d’engouement, et soulève de nombreux problèmes. Son extension au nord de la Bayshore Freeway pousse les municipalités de Menlo Park et East Palo Alto à faire un choix cornélien, entre retombées économiques d’un tel marché immobilier, et pression supplémentaire sur un espace résidentiel qui aurait bien besoin de plus d’unités de logement social. Les accords conclus avec les deux villes requièrent un certain volume de nouvelles unités habitables pour les foyers à ressources limitées. Pourtant, à la veille de son inauguration, il est encore très difficile de percevoir ces retombées positives sur la population locale. Son statut administratif est en lui-même problématique. Cette future ville ouvrière modèle de l’âge digital sera-t-elle une municipalité à part entière, ou sera-t-elle rattachée à une ville avoisinante ? Sera-t-elle un espace fermé ou ouvert ?

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Cet article tente de disséquer les logiques expliquant l’existence d’une ville telle qu’East Palo Alto au cœur de l’ensemble régional très particulier de la Silicon Valley. Il tente aussi de tester le concept de suburban ghetto, qui fonctionne bien pour ce cas d’étude. Dans ce sens, le défi actuel auquel la ville doit faire face, celui de la pression croissante due au phénomène local de gentrification, permet aussi de remettre en cause la cohésion territoriale et la pertinence du modèle urbain spécifique de la Silicon Valley.

Pourquoi cette question importe-t-elle ? Les perceptions à l’échelle du quartier permettent de comprendre les pressions engendrant des transformations urbaines locales : cela pourrait ainsi informer de la vulnérabilité d’East Palo Alto devant de futures pressions liées à la gentrification.

De fait, East Palo Alto ne poursuit pas une trajectoire linéaire simple. Les nouveaux venus, hésitants, les résidents, déterminés, et les acteurs du développement urbain semblent proposer une série d’alternatives pour le futur, mais jusqu’à quel point ce processus de transformation sera-t-il ralenti ? La tentation du logement abordable aurait sans doute raison de la peur, et les investissements immobiliers – ainsi que le pouvoir du capital – accélèreraient ce processus. De fait, ce qui est crucial n’est pas l’analyse des changements à l’échelle des quartiers d’East Palo Alto, mais la façon dont les acteurs locaux et régionaux entendent négocier ces changements.

MAGDA MAAOUI

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Magda Maaoui est élève de l’École Normale Supérieure de Lyon (2010) et possède un Master de Géographie, Systèmes Territoriaux, Aide à la Décision, Environnement (2014). Cet article est tiré d’une recherche effectuée lors d’un échange universitaire en géographie et urbanisme à l’Université de Berkeley (Californie). Ses thèmes de recherche portent sur la ségrégation socio-spatiale, l’accès au logement, la gentrification, la périurbanisation de la pauvreté, les mobilités, l’urbanisme nord-américain.

magdamaaoui AT gmail DOT com

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Illustration de couverture : US Route 101 – Bayshore Freeway, sortie Nord vers East Palo Alto (Flickr – Raymond Yu, 2014)

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Bibliographie

Bernstein-Wax J., 2009, « Attorneys for Page Mill and its East Palo Alto Tenants Clash during legal hearing over rent increases », San Jose Mercury News, 23 janvier 2009.

Clerval A. et Van Criekingen M., 2014, « Gentrification ou ghetto, décryptage d’une impasse intellectuelle », Métropolitiques (http://www.metropolitiques.eu/Gentrification-ou-ghetto.html).

East Palo Alto Planning and Housing Division, 2013-2016, Vista 2035 East Palo Alto General 1999 Plan Update (http://vista2035epa.org/general-plan-update/)

Ghorra-Gobin C., 2005, « De la ville à l’urban sprawl. La question métropolitaine aux États-Unis », Cercles 13, 123-138.

Hales M., Peterson E., Mendoza Peña A. et al., 2014, Global Cities Index and Emerging Cities Outlook, A.T. Kearney, 16 p.

Kneebone E. et Berube A., 2013, Confronting Suburban Poverty in America, Brookings Institution Press, 169 p.

Lees L., Slater T. et Wyly E. (dir.), 2010, The Gentrification Reader, New York, Routledge, 648 p.

Lefebvre H., 2012, Géopolitique d’une crise économique : subprimes et saisies immobilières dans la vallée intérieure de la Californie, Thèse de doctorat, Université Paris VIII, 308 p.

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White B., 2009, « Firm Takes Heat Over East Palo Alto Crime », The Wall Street Journal, 10 décembre 2009

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Filmographie

Levin M. (dir.), 1996, Dreams of a City : Creating East Palo Alto, 53 min.

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  1. Dangerous Minds, du réalisateur John N. Smith (1995). []
  2. Lorsqu’un territoire est incorporé aux États-Unis, il est constitué en municipalité autonome avec une autorité et un budget définis. L’incorporation équivaut à l’acte de naissance d’une ville. []
  3. Selon les chiffres de l’U.S. Census Bureau, 2013. []
  4. East Palo Alto Police Reports 2015: http://www.ci.east-palo-alto.ca.us/index.aspx?NID=483 []
  5. Les sources de cet article sont tirées d’un travail quantitatif et d’entretiens qualitatifs réalisés d’octobre 2013 à août 2014 dans la Baie de San Francisco. Les entretiens ont été menés auprès de résidents et usagers, mais aussi de fonctionnaires territoriaux, responsables d’associations, agents immobiliers et universitaires travaillant sur cette thématique. []
  6. « To a great extent in postwar America, geography is destiny. Access to goods and resources – public services, education and jobs – depends upon place of residence ». []
  7. Selon les chiffres de l’U.S. Census Bureau, dans les archives de bayareacensus.ca.gov. []
  8. in Michael Levin, Archives : « We had real estate brokers … they came, brought us and took us to the gardens… He had been to take us across the little bridge in Palo Alto. So I saw that first house and I said : “Oh I like that ! I really like that” … And he said “Oh no, you can’t buy that”. » []
  9. Selon les chiffres de l’U.S. Census Bureau, 2013. []
  10. Ibid. []
  11. Trulia Market Analysis, 2013-2015. []
  12. Prêt immobilier pour les faibles revenus. []
  13. Elle s’est manifestée par une augmentation spectaculaire du nombre de saisies immobilières, du fait de la diffusion d’emprunts de mauvaise qualité. []
  14. Selon les chiffres de l’U.S. Bureau of Labor Statistics, 2014. []
  15. Trulia Market Analysis 2013-2015. []
  16. East Palo Alto Department of Planning, 2014. []
  17. Déversement de résidents d’un quartier central vers un quartier plus périphérique par exemple. []
  18. Professorville est le nom d’un district historique de Palo Alto, au sud d’East Palo Alto, qui contient des maisons originellement construites par les professeurs de l’université de Stanford. C’est l’un des quartiers les plus chers de la ville. []
  19. Association of Bay Area Governments, 2014. []
  20. « Residents are watchful and ready ». D’après un entretien avec Carol Lamont, février 2014 []

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