#8 / Quand la marge devient le coeur : L’Unité d’Hébergement d’Urgence de la Madrague dans les opérations de renouvellement urbain de Marseille

Clara Piolatto

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Sur les environ 640 places d’hébergement pour les personnes sans-abri que compte Marseille aujourd’hui, 330 – voire 370 en cas de très grande urgence – se trouvent à l’Unité d’Hébergement d’Urgence (UHU) de la Madrague. Elle accueille, pour une nuit, des hommes isolés, à la rue, en chambrées de 6 à 10 personnes. Cette structure, qui prend en charge plus de la moitié de l’offre marseillaise, a été créée en 1995 dans l’objectif de permettre à la ville de s’aligner sur la politique nationale. La loi du 21 juillet 1994 prescrit en effet la mise en œuvre d’un plan d’hébergement d’urgence à destination des personnes sans-abri par les collectivités locales. L’UHU est alors installée sur un terrain municipal au 110, chemin de la Madrague-ville dans le 15e arrondissement, derrière le marché aux Puces des Arnavaux.

La même année, l’Opération d’Intérêt National (OIN) Euroméditerranée est lancée. Depuis 1995, elle est menée dans l’objectif de redorer l’image de Marseille pour l’intégrer dans le réseau des métropoles européennes et méditerranéennes. Sur 480 hectares, Euroméditerranée se présente comme un « créateur de développement économique, social et culturel (…), un accélérateur de l’attractivité et du rayonnement de la métropole marseillaise ». Les autorités marseillaises souhaitent que la ville retrouve une place dans le monde, à l’image du carrefour qu’elle était au XIXe siècle (Bechini, 2014), notamment en développant ses activités portuaires de croisière de luxe. Avec la sélection de Marseille comme capitale européenne de la culture en 2013 et l’avancée des travaux de requalification du front de mer, les médias orientent davantage leurs articles sur la politique culturelle et l’attractivité que sur la criminalité qui a forgé une solide réputation de ville dangereuse (Mondou, 2014).

L’UHU de la Madrague ne participe ni d’une politique culturelle particulièrement triomphante, ni d’une attractivité frappante. Cependant, son terrain fait partie du second périmètre de l’OIN et se révèle de plus en plus attirant à l’aune des projets d’Euroméditerranée. En effet, ce territoire constitué de friches industrielles, d’entrepôts et de bâti ancien est amené à être transformé en « EcoCité », nouveau modèle de ville durable. La qualité de vie offerte se définirait par la réussite d’une mixité sociale et fonctionnelle à l’échelle du quartier et reposerait sur l’alliance d’enjeux environnementaux, économique et sociaux. Dans l’objectif de promouvoir cette ville durable, les acteurs de l’OIN peuvent-ils faire l’économie d’un projet politique local, à l’écoute de son territoire ? Face aux difficultés de logement des habitants déjà établis et à leur crainte de ne pouvoir s’y maintenir avec des opérations de renouvellement urbain dont ils ne se sentent pas destinataires, comment les acteurs de l’urgence sociale pourraient-ils se saisir de l’OIN pour qu’elle apparaisse comme une opportunité et non une infortune pour des populations déjà fragilisées ? En effet, Euroméditerranée cherche des « nouveaux habitants » qui pourraient endosser les responsabilités des fonctions de commandement inhérentes à la définition d’une métropole. Les m2 de bureaux en construction se destinent a priori à des emplois très qualifiés des domaines de la conception, de la recherche, de la haute administration ou de la culture, auxquels les habitants actuels ne pensent pouvoir prétendre. En vue de favoriser la mixité sociale, visée et promue par Euroméditerranée, comment ne pas lier les opérations de renouvellement urbain au déploiement d’une gouvernance locale en réflexion sur sa politique sociale ?

Marcel Roncayolo, urbaniste et géographe, écrit que « les paysages urbains composent les formes lisibles d’une société à partir d’un jeu inextricable de décisions individuelles, de trajectoires et de politiques. La société se matérialise avec des règles, des acteurs, une économie et une idéologie » (1996 : 102). Aussi, la mise en place d’une OIN rend possible des moyens financiers et législatifs d’exception. Ne pourraient-ils donc pas être justement mobilisés pour traiter de la question de l’hébergement, souvent inlassablement posée comme insoluble puisqu’en extrême difficulté ? Face à « la multi-dimensionnalité du problème qui caractérise la condition des sans-domiciles » (Vassort, 2001 : 21), le déroulement de l’OIN peut apparaître comme un moment propice pour penser l’articulation entre politiques sociales, urbaines et de logement. La Madrague, qui essuie régulièrement des critiques pour difficultés de gestion et insalubrité dans les journaux locaux1, pourrait-elle alors profiter du renouveau sur son territoire d’implantation pour redéfinir sa politique d’accueil ? Les difficultés de gestion de l’UHU, à la marge des intérêts politiques et sociaux, pourraient être traités en priorité pour appuyer le renouveau marseillais. Cet article entend montrer de quelle manière l’urbanisation du second périmètre de l’OIN peut transformer les modalités d’accueil de la Madrague. Les opérations d’Euroméditerranée prétendent à l’extension du centre-ville et prennent donc place sur un territoire aujourd’hui périphérique, voué à muter.

Que se passe-t-il quand la marge devient le cœur ? Il est ici tout autant question du traitement de la marge du centre-ville actuel que d’une population qui peut être qualifiée de marginale. L’interrogation principale repose en effet sur la localisation du dispositif de prise en charge des personnes sans-abri : Où les héberger ? Étant donné le contexte de métropolisation, la question se concentre sur la place qui leur est laissée, celle qu’ils peuvent prendre.

Partant d’une littérature grise et d’articles de presse portant sur la gestion de la Madrague, l’analyse porte sur les représentations de la structure. Dans un contexte de course à l’image, il semble important de faire résonner celles renvoyées par des acteurs locaux. L’article se réfère à de nombreuses alertes concernant des dysfonctionnements de l’UHU, autant de la part de journalistes que de porte-paroles associatifs. Les propos de ces textes s’adossent ici à quelques travaux de recherche qui permettent de resituer la Madrague dans le champ des études sur le sans-abrisme. Après s’être penché sur les conditions matérielles et de prise en charge au sein de l’hébergement d’urgence et de l’UHU plus précisément, le regard se portera sur les enjeux liés à son implantation actuelle et la place qu’elle peut occuper dans les opérations de renouvellement urbain marseillaises.

1 : Localisation de la Madrague dans l’extension du centre-ville de Marseille (Piolatto, 2016)

La gestion de l’urgence sociale par l’hébergement d’urgence

L’hébergement d’urgence actuel trouve ses racines dans l’émergence des asiles de nuit. La Madrague s’inscrit dans la lignée du premier établissement français qui ouvre ses portes en 1872 à Marseille. Lucia Katz, dans son ouvrage L’avènement du sans-abri (2015), explique que les asiles de nuit « sont des refuges pour ceux qui, sans travail, n’ont pas les quelques sous pour passer la nuit à l’abri. Ils offrent un secours hospitalier, gratuit et temporaire, d’une à trois nuits consécutives, et, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, ils ont permis à plus de deux millions d’individus de sortir au moins une nuit de la rue ». L’auteure retrace les origines politiques de ce type d’hébergement2 et affirme que, dans le contexte de son émergence, « les asiles de nuit apparaissent comme l’un des acteurs de la lutte contre la misère et l’insalubrité, le vice et les menaces sociales » (Katz, 2015 : 14). Entre charité et contrôle social, la prise en charge des personnes sans-abri permet, aux yeux de l’opinion publique bienveillante, de porter assistance aux pauvres dits méritants ou de remettre dans le droit chemin ceux qui sont considérés comme déviants. L’hébergement dispose néanmoins de maigres moyens puisque les situations problématiques individuelles se doivent d’être ponctuelles et les solutions apportées suffisamment inconfortables pour que le public ne cherche pas à en profiter. Les acteurs de l’urgence sociale mettent à l’œuvre un dispositif d’hébergement pris en tension entre l’injonction de porter secours et la crainte d’ankyloser le système, auquel la Madrague n’échappe pas.

Des conditions d’accueil justifiées par une temporalité courte de prise en charge

Au vu des contraintes de ressources, la durée de séjour est limitée afin de proposer au plus grand nombre une solution d’hébergement pour au moins une nuit, ce qui ne permet pas aux personnes de s’inscrire dans un suivi social. Ce choix de fonctionner en turn-over, instaurant ainsi des allers-retours continuels entre assistance et remise à la rue pour les personnes sans-abri, relève de ce qu’Édouard Gardella appelle la « chronopolitique ponctualiste » (2014 : 430). En effet, selon le sociologue, « la pénurie est structurelle et conduit les urgentistes sociaux sur le front à partager temporellement le bien rare en organisant un turn-over et en imposant une durée de séjour très courte. Ces durées de séjour limitées ont des effets importants sur les individus en rendant compliquées nombre de tâches du quotidien : se laver, se nourrir, poser ses affaires et se reposer, faire des démarches. Même complété par des dispositifs d’accueil de jour, ce rythme discontinu des hébergements d’urgence a des effets sur le rythme de vie quotidien des personnes sans-abri. [Il] entrave leur projection dans l’avenir, en précarisant des conditions d’existence déjà par ailleurs incertaines en termes d’emploi ou de relations sociales, notamment familiales » (Gardella, 2014 : 431-432).

À cette modalité de temporalité courte d’hébergement s’ajoutent des conditions d’accueil insatisfaisantes. Les locaux sont peu entretenus, les capacités dépassées et le personnel trop peu nombreux et mal adapté (Perret, 2011). Il s’agit bien d’une solution temporaire dont les moyens sont limités puisqu’elle n’est pas vouée à résoudre le fond du problème social du sans-abrisme en ouvrant la voie de la réinsertion. « L’infraction d’hébergement à la dignité humaine » qui figure dans l’article 225-15 du Code pénal ne peut être convoquée dans le cas de la Madrague puisque le service ne fait pas l’objet de contrepartie ni ne se poursuit sur une certaine durée. Est-ce cependant suffisant pour ne pas condamner ces conditions d’hébergement ? Dans le fond, le fonctionnement de la Madrague peut être rapproché de celui des asiles de nuit qui, « loin de remettre en cause le système industriel et capitaliste, lui permettent au contraire de perdurer en redistribuant des miettes aux assistés, qui dès lors ne doivent plus se révolter. L’hospitalité institutionnelle reste surtout un auxiliaire de police préventive. (…) Présentés comme des outils de l’ordre public par les protagonistes de la bienfaisance privée, ces refuges deviennent la conséquence logique d’une tentative de pacte républicain fondé sur la paix sociale. Dès lors, ils apparaissent comme une assurance pour la société civile, bien plus qu’un secours durable pour tous les laissés-pour-compte de la modernité » (Katz, 2015 :130-131).

En effet, depuis la suppression du délit de vagabondage dans le Code pénal en 1994, certaines personnes sans-abri préfèrent dormir à la rue plutôt qu’à la Madrague, conscientes de l’insalubrité et de la dangerosité du site dues à la précarité de l’accueil. Ces éléments participent à la décision de non-recours à ce service, et ce malgré sa gratuité. Nombreux y sont réticents, craignant aussi d’y être agressés, volés ou violés. Passer la nuit en hébergement d’urgence, à la Madrague comme dans d’autres structures, fait alors partie des épreuves de survie pour les personnes sans-abri (Soulié, 2000 ; Bruneteaux, 2006). La Madrague est-elle en mesure d’assurer une offre en accord avec la dignité humaine ? Comme le montrent les photos du diagnostic de fonctionnement établi par Panama Conseil pour la Fondation de l’Armée du Salut en 2011, les conditions d’hygiène minimale ne sont pas respectées et la structure expose ses usagers à des risques manifestes qui peuvent porter atteinte à leur sécurité physique ou à leur santé. En imposant des conditions d’habitat indigne, les structures appuient le décalage entre l’image commune de l’hébergement d’urgence comme solution bienveillante proposée aux personnes sans-abri et la réalité de l’accueil, justifiée a priori par le caractère temporaire de prise en charge.

2 : Diagnostic de fonctionnement (Perret, 2011)

Le fonctionnement de la Madrague, entre bienveillance et disqualification

La Madrague propose, comme beaucoup de centres d’hébergement d’urgence, une assistance sans moyens qui participe à la dégradation statutaire des personnes qui y recourent. Chaque soir, la Madrague accueille environ 300 personnes sans-abri, témoignant de la nécessité d’y recourir malgré tout impérieuse et du nombre élevé de personnes sans-abri. À partir de 16 heures, la file d’attente se forme, chacun espérant obtenir une place dans la structure, ouverte de 18 heures à 9 heures. La structure est doublement clôturée, composée de bâtiments préfabriqués, de type Algéco, superposés autour d’un noyau dur constituant la cuisine, les sanitaires, la salle télé et des bureaux administratifs. Les personnes sans-abri peuvent disposer d’un lit, d’un repas et d’un accès aux douches. Les lits sont installés en dortoir de 6 à 10 places. Des permanences sociales et médicales sont proposées ponctuellement. Le 23 octobre 2014, à l’aide de leur communiqué « Marseille, ville de non droit pour les plus démunis », la Fédération Nationale des Associations d’accueil et de Réinsertion Sociale, la Fondation Abbé Pierre, l’Union Nationale Interfédérale des œuvres et Organismes Privés Sanitaires et Sociaux et l’Armée du Salut tentent d’alerter l’État et la ville de Marseille sur les difficultés de la Madrague. Placée en redressement judiciaire depuis le 2 février 2011, la société privée Agence Immobilière à Caractère Social qui s’en occupe accuse un déficit de plusieurs centaines de milliers d’euros. L’Armée du Salut prend alors la direction de la structure en catastrophe et ce jusqu’en 2015. La gestion passe ensuite pour des raisons obscures à l’Association de Médiation Sociale (AMS), spécialisée dans la prévention de la délinquance et dirigée par un ancien policier à la tête de 65 salariés dont 2 travailleurs sociaux seulement.

3 : Illustration de l’entrée en fonction de l’AMS à la Madrague (Leravi, 2015)

« ‘Le travail de l’AMS pour assurer la tranquillité dans les trains, dans les bus ou sur les plages est reconnu. Mais elle n’a ni les compétences, ni le personnel pour assurer la gestion d’une UHU’, tempête par exemple Fathi Bouaroua, directeur régional de la fondation Abbé Pierre »3.

La presse locale commente régulièrement les aléas de la gestion de la Madrague, certains organes de façon plus véhémente que d’autres. Cependant, il en résulte la confirmation du sentiment d’insécurité qui règne dans ce centre mis en exergue par Jean-Christophe Grangé, auteur du thriller Le passager, dans lequel il laisse percevoir qu’avec la Madrague, « on peut pas tomber plus bas. Ils acceptent tout le monde, sauf les enfants… Après ça, y a plus que le cimetière » (2011 : 299)4. Les manquements aux conditions matérielles minimales se doublent d’une gestion du personnel décriée. « La dernière infirmière en poste aurait été licenciée de manière abusive, ont rapporté des salariés, sur motif de mauvaises conditions de délivrance des médicaments. Si bien que l’Agence Régionale de Santé a dépêché une équipe le 27 avril [2016], conformément à l’esprit de la mission de contrôle. Cette dernière vise autant les conditions d’accueil, d’hébergement et de prise en charge des personnes sans domicile fixe que la gestion des ressources humaines, les conditions de recrutement des personnels, la maltraitance, ou encore la gestion des subventions versées par l’État et la Ville de Marseille ». Devant le manque de personnel compétent, « les hébergés sans droits notamment les grands marginaux présentant des pathologies lourdes ne reçoivent pas leurs soins et leurs médicaments ou les reçoivent par un professionnel non habilité », or ces pratiques « sont susceptibles d’être qualifié[e]s d’exercice illégal de la profession d’infirmier pénalement répréhensible »5. Un acteur associatif local en charge de l’insertion par le logement affirme que « la Madrague, c’est la honte de la République ! ». Stigmatisées, notamment par le recours à ce dispositif d’urgence sociale précaire, les personnes sans-abri, en se présentant aux portes de l’hébergement d’urgence par nécessité primaire, intègrent la catégorie la plus basse des « pauvres » constituée par les institutions auxquelles ils se soumettent. Il s’agit d’une épreuve de disqualification sociale (Paugam, 1991) ou de désaffiliation (Castel, 1995) que les individus, tant ceux qui la vivent que ceux qui l’instituent, cherchent alors à masquer. Un paradoxe inhérent à l’hébergement d’urgence renvoie à sa mission première et bienveillante de pallier le sans-abrisme dans sa globalité et à l’idée maligne d’assistance aux seuls « pauvres méritants » qui font preuve de volonté d’insertion et de normalisation (Cary et Roi, 2013). L’hébergement est communément estimé dans son principe puisqu’indispensable pour mettre à l’abri, mais il est également considéré comme une nuisance, du fait des stéréotypes associés au public accueilli. Nécessaire à la ville pour la gestion des flux de personnes sans-abri, le choix de son implantation reste délicat et ce type de structure prend place dans des zones dévalorisées. La Madrague a donc été implantée à la marge du centre-ville, connectée au réseau de transport par un arrêt de bus uniquement, mais elle n’en participe pas moins au fonctionnement général de la ville (Harvey et Vieillescazes, 2008) et de fait, à la société.

Une structure implantée dans un territoire en transformation.

Dans la perspective de métropolisation de Marseille et de conquête du Nord, comment appréhender la requalification de l’image de l’hébergement d’urgence ? En effet, l’arrivée des investissements privés repose sur le changement d’image de la ville permis par l’OIN et l’appui de la municipalité. Le développement des opérations sur le second périmètre met les dysfonctionnements de la Madrague à l’ordre du jour, étant donné son immanquable présence sur le territoire convoité. Il appartient au maire et aux services de l’État concernés de prendre les mesures nécessaires lorsqu’est constatée l’existence de risques liés à des conditions indignes. Ces derniers participent aux prises de décision quant aux orientations de l’OIN, qui rappelons-le, permet un régime juridique particulier en raison de son intérêt majeur de transformation de la ville. Comment alors articuler promotion immobilière et maîtrise du foncier pour garantir la mise en place d’un des objectifs d’Euroméditerranée, celui de la mixité sociale ?

L’aménagement urbain en faveur de la réussite économique

La Madrague marque le manque d’hospitalité de l’aménagement urbain aujourd’hui. Jusqu’à présent éloignée du centre-ville, elle est placée malgré elle sur le devant de la scène puisque située en face d’un îlot dont le traitement s’avère particulièrement délicat pour Euroméditerranée. En effet, cet îlot Allar doit montrer par l’exemple le potentiel de ce nouveau morceau de ville, dans la démarche EcoCité. Surnommé « Smartseille » par la ville, ce macro-lot bientôt livré par le groupe Eiffage doit parvenir à convaincre investisseurs privés et futurs nouveaux habitants de l’intérêt des transformations futures de ce territoire. Le site de la Madrague borde également ce qui deviendrait dans quelques années la « Corniche nord », une promenade littorale piétonne à la place de l’autoroute qui cache actuellement la vue sur la mer. Elle se trouve entourée d’opérations de grande envergure qui doivent se développer rapidement. Euroméditerranée met en place des dispositifs de partenariats sur de nouvelles échelles. En effet, l’appel à manifestation d’intérêt sur le site XXL a été remporté par le Groupe Bouygues, qui prend donc les rennes de la réalisation d’un éco-quartier qui s’étend sur 14 hectares, comprenant la mutation du marché aux Puces des Arnavaux, et ce avec l’espoir de voir sortir les premiers édifices dans cinq ans.

La disparition de l’UHU apparaîtrait alors fondamentale au bon déroulement spéculatif des opérations immobilières, à l’image de la rue de la République6 qui caractérise ce versant d’Euroméditerranée sur le premier périmètre. Le soutien de l’État dans cette mutation s’explique par le fait qu’Euroméditerranée est initiée et imaginée par un gouvernement et une mairie socialistes. Cependant, ces deux instances sont reprises par la droite avec les élections de Jean-Claude Gaudin et Jacques Chirac dès son lancement en 1995. L’opération est donc portée par une politique libérale d’offres immobilières de haut niveau et un des premiers objectifs repose sur la livraison de 600 000 m2 de bureaux dans le quartier de la Joliette. Environ 2 300 logements neufs ont été construits et 6 800 emplois créés en dix ans selon Euroméditerranée. Un milliard d’euros d’investissement privé a été généré pour 300 millions d’euros publics. Le premier périmètre symbolise une certaine réussite économique et politique de l’opération (Bertoncello et Dubois, 2009). L’aménagement du centre-ville s’étend alors sur un nouveau périmètre de 170 hectares, sur lequel se trouvent 3 000 habitants – principalement aux Crottes – et 5 000 emplois.

4 : L’îlot Allar à gauche et la vue sur la future Corniche nord depuis l’UHU à droite (Piolatto, 2015)

 

5 : Axonométrie (Piolatto, 2016)

 

6 : La Corniche nord (Leclercq, NC)

Un quartier prometteur, un quartier populaire

La mise en place d’une Opération d’Intérêt National (OIN) signifie que l’État délivre les permis d’occupation des sols et les permis de construire, prenant la main sur les compétences initialement attribuées à la municipalité. Des moyens financiers et législatifs d’exception peuvent être mobilisés. Malgré les alertes associatives et journalistiques sur les dysfonctionnements de la Madrague, la structure n’est prise en charge ni par les autorités municipales, qui l’ont créée à l’origine, ni par les services concernés de l’État. La loi sur la décentralisation de 1983 stipule que la prise en charge des personnes non-domiciliées relève de l’État mais la gestion sociale des plus démunis s’inscrit en réalité dans les actions des collectivités territoriales et des associations. La multiplicité des acteurs impliqués tend à mettre le système en inertie, procédant à des renvois de responsabilités et des interruptions de dossier dues aux désaccords de fond, notamment sur l’avenir de la Madrague.

La délocalisation de la Madrague dans le noyau villageois des Crottes apparaît comme la seule option envisagée par la ville, qui a pu supplanter les volontés étatiques d’éclater la structure en unités de plus faible capacité pour une meilleure prise en charge des personnes sans-abri. Ces petits programmes immobiliers seraient implantés en diffus sur l’ensemble du territoire, c’est-à-dire qu’ils s’inséreraient dans le tissu existant ou de manière disséminée dans les diverses opérations. La ville et l’État, co-financeurs de la Madrague, souhaitent tous les deux profiter d’une délocalisation pour augmenter le nombre de lits disponibles à Marseille, passant de la structure actuelle de 300 lits à un accueil de 500 lits. L’opération de délocalisation progresse toutefois à vitesse extrêmement réduite étant donné des désaccords de fond. Les directives étatiques pour l’hébergement sont en faveur de petites structures dans le diffus et, pour le cas de la Madrague, soulignent la nécessité de mettre en place une série de dix structures de 50 lits, permettant une meilleure intégration de l’équipement sur l’ensemble du territoire, tandis que la ville veut imposer une structure dense et compacte sur deux parcelles lui appartenant. En effet, en octobre 2013, Michel Bourgat, alors adjoint au maire délégué à l’exclusion annonce la réfection de la Madrague à hauteur d’un million d’euros et le lancement de deux nouvelles structures : deux unités de 50 et 76 places, l’une boulevard Magallon dans le noyau villageois des Crottes et l’autre boulevard du capitaine Gèze, pour 24 millions d’euros, une addition partagée par la ville et l’État. Le site vacant depuis 2010 du boulevard Magallon est alors occupé par 160 Roms. Cette opération permet de justifier une expulsion par un projet social. Ni la réfection ni le début des travaux des nouvelles structures n’ont cependant aujourd’hui vu le jour. Étant donné l’inertie des opérations liées à la Madrague, ne serait-ce pas là l’occasion de repenser le dispositif de prise en charge de ce public ? Face à la rapidité des projets alentours, les acteurs de l’urgence sociale pourraient-ils se saisir de cette manne pour développer des alternatives au sein du second périmètre et profiter des dispositions exceptionnelles mises en place par l’OIN ?

7 : Localisation de la Madrague dans les opérations d’Euroméditerranée (Piolatto, 2016)

Dans l’objectif d’ouvrir le champ de la prise en charge des personnes sans-abri, les acteurs de la fabrication de la ville peuvent s’appuyer sur les expériences menées par certains acteurs de la société civile comme Habitat Alternatif Social (HAS). Cette association marseillaise s’ancre dans la démarche du programme européen « Logement d’abord » (Pleace, 2011) et montre la voie d’une possible résorption de la Madrague à travers l’insertion par le logement, un contrepoint à la vision de l’hébergement d’urgence portée par la municipalité. Au lieu de participer à l’augmentation des capacités d’accueil des structures existantes face à la demande croissante, l’association a choisi la voie de la captation de logements, en diffus, dans les différents quartiers de la ville, ce qui permet aux personnes sans-abri de choisir de rester ou non dans un environnement familier. Des unités de petite capacité prennent en compte les particularités des logements acquis et des spécificités du voisinage. L’équipe encadrante soutient par ailleurs les locataires dans un suivi régulier et responsabilisant. En situation d’extrême urgence et dès le premier contact avec l’association, les personnes sans-abri se voient proposer une solution pérenne et entament une démarche volontaire vers la réinsertion sociale, à un rythme adapté à chaque situation, en cohérence avec les capacités de chacun tout au long du parcours. Éric Kérimel, le directeur d’HAS, en janvier 2015, explique que « réinsérer les gens, c’est leur faire grâce de leur capacité. Faire grâce des capacités à quelqu’un, c’est pas les enfermer dans la Madrague. Si vous les mettez à la Madrague, vous avez des épaves en face de vous. On ne peut pas être autrement qu’épaves à la Madrague. Car à la Madrague, vous êtes dans un processus de survie. (…) On va en mettre 500 et on pense que parce que les murs vont être plus jolis, qu’un architecte aura fait trois couleurs sur la façade ça va changer quoi que ce soit ? »7.

Éric Kérimel souligne que la fabrication de la ville durable passe par des processus et non des formes. En d’autres termes, il s’agit de mettre en place des dynamiques de production urbaine et des moyens de développement qui s’appuient sur les milieux existants et non de concevoir ex-nihilo des ensembles à l’image de synthèse séduisante. Il insiste sur la difficulté de mettre en place des opérations rapides en lien avec le territoire tel qu’il s’est construit jusqu’à présent.

La complexité de la ville durable se travaille avec le temps, dans un processus long. Philippe Panerai et David Mangin, dans leur ouvrage Projet urbain (1999), posent cette question indispensable : « Sommes-nous encore capables de contribuer modestement au développement des villes, c’est-à-dire non seulement d’étendre les territoires urbanisés et d’accroître le nombre de bâtiments mais de continuer à proposer aux habitants un cadre susceptible de s’adapter aux changements de modes de vie et aux modifications économiques ? ». Condamnant la précipitation du mouvement moderne, ils se demandent si nous verrons « se perpétuer les dysfonctions et les problèmes issus des urbanisations récentes », si nous devrons « à nouveau démolir dans quinze ans des logements construits aujourd’hui ou reconvertir à grands frais des équipements inutiles avant d’avoir été achevés ». Ils font l’hypothèse d’un recours salvateur à des processus qui se développent sur le temps long puisque « les villes, fruits d’une longue expérience, ont souvent résolu par tâtonnement ou par habitude un grand nombre des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui » (Mangin et Panerai, 1999 : 9). Le renouvellement urbain peut-il donc tirer sa force des capacités en place ? Les puissances publiques pourraient s’appuyer sur la qualification de Marseille comme terre d’accueil et d’immigration pour la faire rayonner. Les lots laissés aux mains des promoteurs seront-ils travaillés, remodelés avec un certain esprit marseillais, une conscience de son héritage de carrefour ? Un travail de projet urbain fin, pariant sur des opérations en diffus en lien avec le déjà-là pourrait permettre à des territoires de se révéler, faisant fi, ou non, d’une image stéréotypée de métropole. Sachant que « la possibilité d’aboutir est inversement proportionnelle à l’étendue de la négociation » (Boino, 2009), la voie du renouvellement urbain serait bien celle des opérations en diffus.

CLARA PIOLATTO

Clara Piolatto (cpiolatto@gmail.com), doctorante en architecture au Centre de Recherche sur l’Habitat (UMR 7218 LAVUE), mène des recherches sur l’appel à compétence de l’architecte dans les opérations d’hébergement d’urgence.

Photo de couverture : L’Unité d’Hébergement d’Urgence marseillaise de la Madrague (Piolatto, 2015)

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Soulié C., 2000, « Le dualisme du réseau d’hébergement pour personne sans-abri à Paris », La Rue et le Foyer : une recherche sur les sans-domicile et les mal-logés dans les années 1990 (Marpsat M. et Firdion J.-M. dir.), Paris, PUF-INED, 211-256.

Vassort M., 2001, Circuits institutionnels et territoires de l’errance à Marseille, Paris, PUCA, 63 p.

  1. « ‘Les conditions sont abominables. On parle là d’une situation qui dure depuis plus de 20 ans et le lieu n’a toujours pas été réaménagé’, rappelle le directeur régional de la Fnars, Christian Vives. ‘Son système de sécurité n’est pas aux normes. Le centre n’est pas hors-la-loi, mais il n’a pas toutes les autorisations. De l’eau coule sur les réseaux électriques et on compte un sanitaire pour 300 personnes. 25 % des SDF refusent l’UHU. Même quand il fait très froid. Les conditions de violence, d’intimité et d’hygiène ne conviennent pas. La structure marseillaise est la pire de France’, alerte Fathi Bouaroua pour la Fondation Abbé-Pierre. » Leforestier J.-M., 5 juillet 2013, « L’UHU de la Madrague-ville dans l’errance », Marsactu, en ligne []
  2. « Avant leur création, les personnes sans logis, considérées comme vagabondes, font partie de la masse délinquante à exclure par l’enfermement. La possibilité d’une assistance gratuite et sans conditions d’âge, de sexe, de nationalité ou encore de religion – c’est-à-dire inconditionnelle – pour des adultes valides a été discutée et condamnée pendant la Révolution française. Elle apparaît nécessaire à la fin du XIXe siècle. En effet, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, certains hivers sont particulièrement rudes. En outre, avec les troubles politiques des débuts de la IIIe République, sur fond de crise économique, la situation des plus pauvres attire davantage l’attention. Dans les années 1870, la défaite militaire et les souvenirs de la Commune laissant place, chez une partie des élites, à une volonté de ‘compromis républicain’. » Katz L., 2015, L’avènement du sans-abri – Les asiles de nuit 1871-1914, Libertalia, Paris, p. 13 []
  3. Poupelin J.-F., 10 février 2015, « L’UHU de Marseille : la sale affaire qui colle à Gaudin », Leravi, en ligne. []
  4. L’ouvrage a été adapté en série télévisée par Jérôme Cornuau pour France 2 en septembre 2015 : extrait à la Madrague []
  5. Fredon N., 3 mai 2016, « Marseille, pas de rapport sur l’UHU mais la dégradation s’accélère », La Marseillaise, en ligne []
  6. ISUMATV, 2012, Marseille rue de la Spéculation, Primitivi, 6 minutes 10 []
  7. Entretien réalisé en janvier 2015 pour Despins A. et Piolatto C., 2015, Métropocratie – pour une politique urbaine d’hospitalité, projet de fin d’étude en architecture mention recherche, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, 600 p []

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