Edito #15 / Mourir en ville

Flaminia Paddeu et Charlotte Ruggeri

L’édito du #15 au format PDF


Les morts font de la place au sens où ils dessinent de nouveaux territoires.

Non seulement les morts posent aux vivants des problèmes géographiques

– situer des lieux, inventer des places –,

mais ce sont, à la lettre, des géographes. Ils dessinent d’autres routes, d’autres chemins,

d’autres frontières, d’autres espaces.

Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent.

Depuis mars 2020, la pandémie de Covid-19 a fait irruption dans nos vies et mis la mort au centre de l’actualité politique et sociale. En juin 2021 on estime que la pandémie aurait fait environ 3,9 millions de morts dans le monde, dont 111 000 en France. Sur les sites internet où l’on peut suivre le décompte macabre de celles et ceux qui sont décédé·e·s, les morts se traduisent par des inflexions sur une courbe de mortalité. D’autres espaces virtuels tentent au contraire de rendre hommage à ces « morts invisibles » à travers des portraits et des récits de celles et ceux qui ont perdu la vie, alors qu’il n’y a pas eu de cérémonie nationale et que la responsabilité de l’État est fortement engagée. Il est difficile de tirer des leçons de cette pandémie encore ouverte, et encore moins de les généraliser tant les expériences et les temporalités ont été différentes selon les espaces, les groupes sociaux et raciaux. Dans les villes, en particulier dans les métropoles, la densité et la co-présence, ainsi que les pratiques sociales associées, sont apparues comme des vecteurs de transmission, tandis que les services de réanimation des hôpitaux y ont été plus rapidement saturés. De nombreuses personnes modestes vivant dans les quartiers populaires, susceptibles d’être en surpoids, ont été durement touchées par le virus. Des cérémonies et rassemblements funéraires ont été empêchés, et leurs participant·e·s verbalisé·e·s. Mais loin de faire irruption, la mort amplifiée en ce temps particulier a agi comme un puissant révélateur de dynamiques socio-spatiales existantes.

Ce numéro #15 d’Urbanités, intitulé Mourir en ville, a été pensé avant la pandémie, mais bouleversé par son lot d’angoisses, de restrictions et de confinements. Elle lui a donné une acuité particulière, qui nous a accompagnées lors de sa fabrication et de nos échanges avec les auteurs et les autrices. Alors que la mort est un objet d’étude traditionnel de l’anthropologie ou de l’histoire, et que l’étude des villes constitue celui de la géographie ou de la sociologie, ce numéro vise à croiser les perspectives et contribuer à une approche pluridisciplinaire et interdisciplinaire de la mort en ville. À partir de contributions théoriques et empiriques, il explore les questions reliées aux espaces et pratiques associées à la mort, à sa gestion et à sa mémoire en contexte urbain complexe, aussi bien dans les Nords que les Suds.

Notre premier axe de réflexion interroge le rôle des sociétés urbaines dans la fabrique des territoires de la mort en ville. Des hôpitaux aux cimetières, en passant par les pompes funèbres, les étapes de la mort et les mort·e·s, leurs proches et celles et ceux qui la gèrent ont été assigné·e·s à des espaces censés être clairement délimités et strictement séparés, mais qui reflètent à leur manière les évolutions sociales et urbaines. Le second axe questionne la visibilité et l’invisibilité de la mort en ville. Alors que les pratiques funéraires ont longtemps obéi à des codes et des cérémonies très encadrées, les rituels funéraires semblent aujourd’hui reculer dans les espaces urbains et interrogent l’évolution de la place de la mort en ville. Le troisième axe contribue à une réflexion sur les violences symboliques et physiques liées à la mort en ville, et à leur mémoire. Enfin, le dernier axe nous permet de réfléchir à la mort en contexte d’anthropocène, afin notamment de repenser les liens entre morts humaines et non humaines.

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Spatialités de la mort en ville : relégations, dominations, circulations

Mettre la mort à distance

La relégation urbaine de la mort a répondu à des enjeux d’ordres non seulement sanitaires, mais aussi culturels et religieux. Il s’est agi de reproduire spatialement le grand partage entre vie et mort et de mettre à distance la mort, associée à l’impureté du cadavre en putréfaction. Les cimetières ont historiquement été construits à l’extérieur des enceintes urbaines, soit extra-muros. Dans les villes des Nords, ces pratiques ont été privilégiées au 19ème siècle pour répondre aux normes hygiénistes devenues dominantes. Mais cette configuration, loin d’être un modèle, masque des dispositifs cémétériaux extrêmement variés en ville, notamment dans les pays des Suds. L’expansion urbaine a notamment conduit à un déplacement des cimetières ou alors à leur inclusion dans le tissu urbain. Ainsi dans les villes marocaines, l’emplacement des lieux de sépulture et leur expansion entrent en conflit avec certains projets urbains (Philifert, 2004). Avec la crise du logement, des milliers d’habitant·e·s du Caire vivent installé·e·s dans la plus ancienne nécropole de la ville, où commerces et logements coexistent avec les tombes. Dans l’entretien que nous a accordé Camille Varnier, « Espaces de la mort, espaces des morts ? Cimetières, rituels funéraires et rapports de domination dans les villes latino-américaines », elle revient sur les différentes générations de cimetières en fonction de leur localisation, et ce qu’ils révèlent des évolutions urbaines et des dynamiques de ségrégation socio-spatiales en Amérique du Sud. Elle éclaire ainsi la manière dont les espaces de la mort, tels que les cimetières, permettent de relire les rapports coloniaux entre Nords et Suds, les mobilités interterritoriales indigènes mais aussi les résistances identitaires des populations dominées.

Les cimetières, dont l’emprise foncière est importante, sont confrontés à la densification du tissu urbain. Comment repenser la place des mort·e·s dans la ville en situation de croissance urbaine et/ou de vieillissement de la population ? À Paris, les prix des concessions dans les cimetières explosent, poussant les habitant·e·s à enterrer leurs mort·e·s plus loin de leur lieu de vie. À l’inverse, la transformation de la géographie économique des espaces de la mort a aussi ouvert la place à la requalification urbaine. Ainsi en va-t-il des abattoirs ou des pompes funèbres transformés en équipements culturels et évènementiels comme la Grande Halle de la Villette ou le Cent-Quatre dans le 19e arrondissement parisien.

Inégalitaires face à la mort

Les cimetières cristallisent par ailleurs des rapports de force et de dominations culturels et religieux entre différentes populations. En France, le carré musulman ou les cimetières juifs traduisent à la fois des pratiques de sépulture différentes, mais mettent aussi en regard des cultures majoritaires face à d’autres minoritaires. Ces rapports de domination conduisent parfois à des conflits territoriaux, comme dans la vieille ville de Jérusalem où Israël cherche à « conquérir l’espace des morts » en investissant les champs funéraires chrétiens et musulmans (Vendryes, 2016) ou en Asie, avec des destructions de cimetières chinois en Indonésie entre les années 1950-1970 (Salmon, 2016). À l’échelle micro-locale, la place au cimetière traduit aussi des respectabilités sociales hiérarchisées et des rapports de classe. Du caveau familial à la fosse commune, les cimetières reproduisent dans leurs paysages et leurs temporalités les inégalités sociales. Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, aurait ainsi été enterré de nuit au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Depuis 1869, l’île de Hart Island à New York sert de tombe aux pauvres et aux indigents, mais aussi à de nombreuses·x malades du sida mort·e·s au début de l’épidémie dans les années 1980, à une époque où ils et elles étaient souvent rejeté·e·s par leurs proches ou refusé·e·s par d’autres cimetières. C’est ainsi que l’article de Louis Dall’aglio, Nicolas Szende, Gabriel Voisin-Moncho et Raphaele Von Koettlitz  « Million dollar cimetière. Le rôle du processus de revente des tombes dans l’évolution du Cimetière Marin de Sète » explore le rôle, financier et immobilier, du processus de revente des tombes dans l’évolution des modes de gestion et d’aménagement d’un cimetière patrimonial très prisé par l’élite locale. À travers l’étude du rôle du conservateur, cet « agent immobilier de l’au-delà », se produit un processus de traduction de la nature de l’espace funéraire, qui passe d’une nature sacrée et publique à une nature marchande et immobilière, qui reste inaccessible au commun des mortels.

La reconfiguration des espaces de la mort en contexte néolibéral

Les territoires urbains de la mort ne se limitent pas aux cimetières : des quartiers sont structurés par les métiers et activités liés à la mort (bourreaux, services funéraires et autres thanatopracteurs). Quelle est la géographie des métiers et activités de la mort et comment a-t-elle évolué ? Les études sur la mort s’intéressent de manière croissante à la manière dont se constituent des territoires mouvants liés à la mort. Comment se spatialisent et s’organisent les circulations des cadavres, à l’intérieur des villes ou entre les villes ? Quelles injustices mobilitaires en cas de rapatriement des corps entre le lieu du décès et celui de la sépulture ? À partir des années 1990 en France, l’apparition des chambres funéraires à proximité des hôpitaux a permis aux services publics de santé de déléguer la question de la circulation des cadavres à des opérateurs privés, tout en provoquant une accentuation de la concurrence entre les services funéraires (Trompette, 2008). La circulation des cadavres devient un enjeu encore plus complexe en contexte migratoire. Si cela a pu générer de nouveaux marchés de la mort en Algérie ou au Maroc, afin de faciliter les procédures de rapatriement, la question du lieu et des rites funéraires peut aussi diviser les familles et séparer encore plus les vivant·e·s des mort·e·s selon les choix opérés (Cuzol, 2017).

Les hôpitaux, les hospices et les morgues – mais aussi parfois les prisons – constituent des espaces institutionnalisés de la mort, qui sont régis par des politiques et traduisent un certain nombre de normes et d’attentes dans la gestion de la mort. Ainsi, les choix politiques nationaux rendent compte de l’affiliation à des modèles politiques et économiques, notamment caractérisés par la privatisation ou la néolibéralisation des services publics liés à la mort. Face aux politiques d’austérité, les hôpitaux en surcharge deviennent des espaces de mort plutôt que de soin. En décembre 2018, une femme de 55 ans mourrait douze heures après son admission dans la salle d’attente des urgences de l’hôpital Lariboisière sans que personne ne le remarque. La conception des services funéraires comme services publics est aussi en pleine recomposition. La rue constitue un espace où la mort est souvent reléguée, stigmatisée ou oubliée, comme celle des sans-abris. Dans son article « La mort dans les égouts. La vie sans valeur des travailleurs de l’assainissement en Inde. », Priyam Tripathy décrit comment les infrastructures urbaines d’assainissement en Inde forment un necroscape, c’est-à-dire un paysage marqué par la mort. Les travailleurs appartenant aux populations Dalits y laissent souvent leur vie, et font face à une discrimination de classes, une planification urbaine informelle, l’apathie des pouvoirs publics et une violence structurelle et symbolique.

L’une des évolutions majeures du XXe siècle est aussi le recul des lieux de célébration religieuse. Que ce soit dans les villes des Nords ou des Suds, les lieux de culte religieux ont été le lieu privilégié des cérémonies et enterrements. Cette domination s’érode progressivement et de nouveaux lieux apparaissent, multipliant les acteurs impliqués dans le processus des funérailles, tout en renforçant le rôle des services funéraires privés, qui de plus en plus proposent d’assurer ces cérémonies dans des lieux « neutres » ou omni-cultes (Biot, 2010).

(In)Visibilités et temporalités de la mort en ville

La mort aurait-elle disparu de la ville ? Alors que les pratiques funéraires obéissaient à des codes et des cérémonies très encadrées, notamment par les pouvoirs religieux jusqu’à la fin du XIXe siècle, les rituels funéraires semblent avoir reculé ou s’être recomposés dans les espaces urbains. Toutefois depuis 2020, l’irruption de la pandémie de Covid-19 semble avoir redonné une place forte à la mort en ville, même si les temporalités et géographies de cette place de la mort ont fluctué depuis un an.

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Pratiques rituelles liées à la mort

Les espaces rituels et les pratiques liées à la mort traduisent des appartenances identitaires fortes qui coexistent dans l’espace urbain. Elles questionnent les manières différentes d’habiter et de concevoir la mort dans les espaces publics. De l’espace domestique des veillées aux défilés festifs, en passant par les enterrements, les avis de décès placardés, les graffitis, les processions religieuses ou les marches silencieuses, les rituels liés à la mort traduisent autant de manières – plus ou moins joyeuses, contagieuses, cachées, honteuses, publiques – de manifester la place de la mort dans l’espace urbain. Dans certains pays, la mort s’affiche ainsi dans les rues, pour annoncer le décès d’un·e habitant·e du quartier, comme en Italie ou en Bulgarie. Si cette pratique était beaucoup plus répandue en Europe jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle est aujourd’hui limitée à quelques pays, montrant une évolution du rapport à la mort, dont l’annonce peut demeurer publique, via la presse notamment, mais n’est plus affichée (Karaboeva, 2010). À l’inverse, au Ghana, notamment à Accra, le rite funéraire consiste en la réalisation d’un cercueil illustrant la vie des défunt·e·s (par exemple, un cercueil en forme d’avion ou de poisson) qui sera transporté en procession jusqu’au cimetière. Il fait de la mort une fête mais surtout une occasion d’afficher son statut social et ses moyens financiers.

Un cimetière urbain à Nuuk, Groenland (Duc, 2018)

La géographie des villes joue à plein dans la matérialité de la sépulture : les différences de conservation des cadavres près du cercle polaire ou en situation d’aridité transforme la manière et la temporalité de la sépulture. Par ailleurs, les pratiques et techniques de la mort ont évolué, depuis des pratiques rituelles traditionnelles à des pratiques renouvelées de la mort. En Europe, la crémation pourrait devenir majoritaire dans les années 2020, tandis que certaines pratiques rituelles, comme au Tibet où l’on ne doit pas toucher le corps pendant trois jours, peuvent entrer en contradiction avec les impératifs hygiéniques des hôpitaux ou chambres mortuaires. De nouveaux espaces s’ouvrent dans la ville : des espaces de crémation aux derniers voyages dans l’espace, en passant par les cimetières virtuels et désormais des cimetières écologiques, dont le premier en France fut celui de Niort en 2014 et à Paris depuis 2019. Beaucoup de sites spécialisés dans le funéraire proposent des applications payantes comme un coffre-fort numérique ou encore la sépulture numérique, faisant de la mort un front pionnier économique.

Donner la mort à voir

Alors que tout est fait aujourd’hui dans les sociétés urbaines – notamment des Nords – pour invisibiliser la mort, la mort peut donc refaire surface de manière violente et elle peut avoir des effets à long terme sur les espaces urbains. Pendaisons, tortures et exécutions en places publiques, comme en Place de Grève à Paris, ont historiquement joué un rôle de contrôle social (Fukuda, 2015). De manière symbolique, l’iconoclasme est une manière pour les résistances de mimer la destitution – soit la mort politique – des tyrans. Le 9 avril 2003, une centaine d’Irakiens épaulée par un blindé américain faisait tomber la statue de Saddam Hussein, matérialisant la chute d’un régime dictatorial en place depuis 24 ans.

Si la pandémie actuelle est une forme de ressurgissement de la mort dans les espaces urbains, cela se fait à moyen et long terme. À l’inverse, les attentats, accidents ou catastrophes forment des retours brutaux de la mort en ville. La gestion de la mort brutale en ville est au cœur de l’article de Bérangère Tarka, « Du travail technique au travail émotionnel : les professionnels de l’identification de victimes face aux attentats de novembre 2015 à Paris, entre proximité et mise à distance ». Selon l’autrice, les attentats de 2015 ont marqué une rupture dans la gestion de la mort en ville. En effet, ces attentats ont rendu à la fois plus difficile la mise à distance de la mort pour les professionnel·le·s de l’identification des victimes, tandis que la gestion d’une mort de masse a engendré des défis pratiques et techniques inédits pour ces équipes, pourtant habituées à la mort.

Rendre visible une mort intolérable a pu ainsi constituer une stratégie de résistance contre les réformes néolibérales ou un moyen d’alerter les pouvoirs publics. Ainsi, à Londres en 1978, durant le « Winter of discontent », face aux réformes de Thatcher, les croque-morts se mettent en grève et laissent les cadavres s’amonceler. À partir de septembre 2019, des collectifs féministes français ont eux fait le choix de coller des affiches dans les rues de villes françaises pour rappeler le nombre de féminicides déjà perpétrés en 9 mois. Ces « paysages urbains de la mort » (urban deathscapes) (Maddrell et Sidaway, 2010) participent de l’inscription politique de la mort dans l’espace public urbain. La mort brutale en ville s’apparente donc à des formes de rupture, aussi bien dans la gestion des lieux techniques de la mort, mais aussi dans le tissu urbain lui-même. Ainsi, Mikaela Le Meur, Sandrine Musso et Maud Saint-Lary montrent à travers leur portfolio, « Habiter la ville effondrée : Marseille après le 5 novembre 2018 », comment l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille en 2018 est une rupture dans l’espace urbain marseillais. Cet événement est à la fois symptomatique de la difficulté à gérer les catastrophes mortelles dans les espaces urbains, mais aussi révélateur des réflexions autour de la place de la mémoire des mort·e·s dans les villes. Comment rendre hommage si l’on ne sait pas combien de personnes sont décédées et qui ?

Se souvenir et célébrer l·des mort·e·s

La place des mort·e·s dans l’espace urbain est aussi rendue visible dans une stratégie mémorielle d’une part et patrimoniale et touristique d’autre part. Monuments au mort, mausolées, plaques commémoratives constituent des manières de rendre visible les mort·e·s dans le temps long, via un processus de mémorialisation d’événements mortifères (hommage au soldat inconnu des guerres mondiales ; holocaustes) et des individus disparus (liste de noms), distinguant souvent les morts mémorables des autres. Les femmes, personnes racisées ou minorités LGBTQ+ disparues sont ainsi très peu souvenues dans l’espace public. Cette place du souvenir dans l’espace public prend aujourd’hui des formes renouvelées, formelles ou informelles, comme on a pu le voir dans le cas des victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis. Karine Emsellem, Agnès Jeanjean, Frédéric Vinot et Camille Noûs, dans leur article « Pertes et modifications spatiales : la Promenade des Anglais après l’attentat du 14 juillet 2016 », placent au cœur de leur réflexion les stratégies mémorielles qui ont fait suite aux attentats de Nice. En effet, ces stratégies mémorielles, et leurs acteurs, ont évolué au fil des mois et années qui ont suivi l’attentat. Elles ont d’abord été spontanées, venant des familles des victimes et d’anonymes, posant alors la question de la gestion des mémoriaux spontanés, composés de peluches, dessins et fleurs, notamment pour les services des archives. L’implication des pouvoirs municipaux a engendré des réaménagements de la Promenade des Anglais, redoublant le sentiment de perte pour certaines familles, mais a aussi ouvert le débat sur la localisation et la forme du monument aux mort·e·s lié à cet attentat, débat encore en cours.

La mort et ses rituels participent aussi de processus patrimoniaux et touristiques, avec la diffusion et la création de parcours, de tours guidés dans les cimetières (Père Lachaise), les sites d’holocauste (camps de la mort) ou les sites détruits par des catastrophes (Tchernobyl, La Nouvelle Orléans), aussi appelé thanatotourisme (voire par exemple Hernandez, 2008). Certains rituels liés à la mort, comme la fête des morts au Mexique, sont devenus des enjeux touristiques majeurs pour les villes. Ainsi, depuis que le film Spectre (James Bond) puis le long métrage d’animation Coco ont fait de la Fête des morts un produit touristique typiquement mexicain, la Ville de Mexico a étendu cette fête de la Toussaint à l’ensemble des week-ends du mois d’octobre, pour allonger sa saison touristique.

Les pratiques rituelles liées à la mort sont donc faites d’allers et retours entre visibilité et invisibilité, en posant notamment la question du risque d’effacement de la mort dans les espaces urbains. Les discussions autour de la forme et de la localisation des monuments ou lieux du souvenir liés aux attentats de Paris de 2015 ou de Nice en 2016 sont ainsi révélatrices d’un souhait de penser autrement les stratégies mémorielles liées à la mort en ville.

Violences physiques et symboliques de la mort en ville

Maintenir l’ordre

À l’heure où les violences policières ont été rendues visibles en France par le mouvement des Gilets Jaunes, nous souhaitons interroger les doctrines de maintien de l’ordre, associées à l’usage d’armes présentées comme non-létales, comme outil de contrôle étatique face à la contestation politique. Blessures et mutilations causées par les forces de l’ordre interpellent ce que le monopole de la violence légitime fait aux corps des citoyen·ne·s, alors que celle-ci a déjà tué. Dans la nuit du 6 au 7 décembre 1986, en pleine répression du mouvement étudiant, Malik Oussekine, 22 ans, était matraqué à mort dans le hall d’un immeuble parisien où il s’était refugié, par deux policiers voltigeurs motocyclistes. Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matters s’est élevé à partir de 2013 contre l’usage disproportionné des contrôles au faciès et des violences policières meurtrières sur les hommes et femmes noir·e·s, révélant le racisme systémique, ce que rappelle l’entretien avec Simon Grivet, « Les villes états-uniennes : symboles, mémoires et débats ».

D’autres violences urbaines – conflits entre groupes affinitaires, organisations criminelles – font survenir la mort dans l’espace public, où elle joue un rôle stratégique d’intimidation ou de représailles. Elles participent d’une économie symbolique dans laquelle la violence et la mort constituent les conditions de survie de groupes mafieux ou de gangs. Les attentats, souvent commis en territoire urbain pour maximiser la destruction de vies humaines (marchés, transports), visent aussi des symboles de la vie urbaine (lieux festifs et de loisirs), comme le rappellent Karine Emsellem, Agnès Jeanjean, Frédéric Vinot et Camille Noûs dans leur article consacré à l’attentat de 2016 à Nice. D’autres violences politiques, comme l’assassinat de Clément Méric par des milices nationalistes en 2013, visent à imposer la domination de groupes politiques.

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Contrôler la mort urbaine

La ville est souvent associée à un lieu de violences et donc à des morts violentes. La densité de population urbaine, l’intensité des échanges qui peuvent avoir lieu en ville et le fait qu’elle soit le lieu de regroupements (manifestations, lieux publics), en font des lieux où les morts violentes et de masse sont courantes et où la mort apparaît comme un élément à contrôler, parfois avec un objectif autoritaire. Dans son article « La mise en ordre de la mort violente à Mexico, XVIIIe siècle », Sarah Tlili montre comment le souhait d’assainir et d’ordonner l’espace urbain par les élites urbaines est passé par un contrôle de la mort en ville. De la levée des cadavres aux inhumations, la gestion de la mort en ville par les pouvoirs administratifs et religieux fut un moyen pour ces élites d’asseoir leur pouvoir sur la population de Mexico au XVIIIe siècle. En effet, réguler la mort permet également de légiférer sur les usages des espaces publics et de la rue, en particulier les activités de divertissement (courses d’animaux, consommation d’alcool), afin de limiter les débordements et donc les potentielles morts qu’ils pourraient engendrer.

La question du lien entre pouvoir et mort est également au cœur de l’entretien que nous a accordé Simon Grivet, « Les villes états-uniennes : symboles, mémoires et débats ». L’historien nous rappelle comment la peine de mort, enjeu politique plutôt local, est toutefois devenu un enjeu politique national aux États-Unis, en particulier depuis les années 1980, ce que les dernières semaines de présidence de Donald Trump ont rappelé, avec 11 exécutions fédérales.

Morts (non-)humaines dans les villes de l’anthropocène

De la ville cloaque à la ville qui tue

Par-delà les enjeux de salubrité et la gestion épidémiologique urbaine, la ville industrielle et post-industrielle pollue, broie, use et tue une partie de ses habitant·e·s forces de travail. La pollution de l’air est devenue ces dernières années la deuxième cause de mortalité dans les villes indiennes selon une étude publiée dans The Lancet en 2019. Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’Inde compte en effet six villes parmi les dix villes les plus polluées au monde entre 2010 et 2016, tandis que la Chine a reculé dans le classement en raison de politiques publiques menées dans ce domaine. Toujours selon l’OMS, 6,5 millions de personnes dans le monde meurent chaque année d’une exposition à la pollution de l’air. L’insalubrité causerait elle la mort de plus de 12 millions de personnes par an. Cet aspect de la mort en ville permet de s’interroger à la fois sur les facteurs de cette vulnérabilité urbaine, mais aussi sur les politiques et mesures visant à réduire ou limiter ces formes d’exposition à la pollution ou l’insalubrité.

Morts non-humaines en ville

Si les études sur la mort sont restées anthropocentrées, la mort des vivants non-humains – notamment animaux – rend compte de pratiques rituelles religieuses plus ou moins tolérées, comme le montrent les travaux d’Alice Franck, Jean Gardin et Olivier Givre sur la mort rituelle animale à Paris, Khartoum et Istanbul (2015). Par ailleurs, comme pour les cimetières, la mort animale a fait l’objet d’une relégation avec le déplacement des abattoirs en périphérie, voire hors des villes. Mais plus finement, on voit se dessiner une hiérarchisation dans les morts animales. Si les animaux d’élevage sont relégués et les conditions de leur mort souvent négligées, à l’image des vidéos diffusées par l’association L214, les animaux domestiques voient progressivement leur mort alignée sur celle des humains. L’existence d’un cimetière pour animaux depuis la fin du XIXe siècle à Asnières est au départ liée à des préoccupations hygiéniques, les propriétaires d’animaux ne sachant pas quoi faire des dépouilles animales. Durant les premières décennies, le cimetière d’Asnières interdit de reproduire des formes tombales faisant référence à la mort humaine, mais aujourd’hui cela est accepté et même devenu dominant, montrant une évolution du rapport humain à la mort de (certains) animaux (Gaillemin, 2009). Par ailleurs, la mort des animaux dits nuisibles (rats, pigeons) fait partie intégrante de politiques urbaines d’hygiène et de santé dans laquelle la mort est euphémisée à travers l’utilisation de termes comme « capture » ou « prélèvement » (Berthier, 2019). Enfin, en interdisant l’usage des produits phytosanitaires pour l’entretien des cimetières, la loi Labbé sur la transition énergétique a fait des lieux de repos des mort·e·s un territoire d’accueil de la biodiversité ordinaire.

Loin d’épuiser le sujet, la variété des contributions à ce numéro, portant sur les espaces, acteurs et politiques de la mort ont permis d’appréhender la question de la mort urbaine, en particulier d’un point de vue anthropocentré. Urbanités tient à remercier les auteurs et autrices qui ont participé à ce numéro et lui ont donné vie par leurs articles – mais aussi aux relecteurs et relectrices – permettant de renouveler les approches en études urbaines et en particulier les approches liées aux death studies.

FLAMINIA PADDEU ET CHARLOTTE RUGGERI

Bibliographie indicative

Berthier A., 2019, Oiseaux urbains ? Les conditions d’une cohabitation humains – animaux dans le Grand Paris, Thèse de Géographie, Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, 2019, 433 p.

Cuzol V., 2017, « Sépulture et appartenances : les pratiques funéraires dans les familles immigrées d’origine maghrébine en question », Diasporas, 30 / 2017, en ligne.

Despret V., 2015, Au bonheur des morts, Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, Collection Les empêcheurs de penser en rond, 232 p.

Fukuda M., 2015, « #5 / Les lieux de l’exécution publique et la ville. Le cas de Lille, de l’Ancien régime au XIXe siècle », Urbanités, #5 / Ville et châtiment, en ligne.

Gaillemin B., 2009, « Vivre et construire la mort des animaux. Le cimetière des animaux. », Ethnologie française, 2009/3, volume 39, pp. 495-507.

Franck A., Gardin J. et Givre O., 2015, « La mort animale rituelle en ville. Une approche comparée de la « fête du sacrifice » à Istanbul, Khartoum et Paris », Histoire urbaine, 2015/3 (n° 44), pp. 139-168.

Hernandez J., 2008, « Le tourisme macabre à La Nouvelle-Orléans après Katrina : résilience et mémorialisation des espaces affectés par des catastrophes majeures », Norois, 2008/3 (n° 208), pp. 61-73.

Karaboeva E., 2010, « Le necrolog affiché dans la rue : un élément subtil du quotidien », Études balkaniques – Cahiers Pierre Belon, 2010/1, n°17, pp. 107-128.

Maddrell A. et Sidaway, J., 2010, Deathscapes: New spaces for death, dying and bereavement, Farnham: Ashgate, 328 p.

Philifert P., 2004, « Rites et espaces funéraires à l’épreuve de la ville au Maroc : traditions, adaptations, contestations. », Les Annales de la recherche urbaine, n°96, Urbanité et liens religieux, pp. 34-43.

Salmon C., 2016, « Introduction – Chinese Deathscapes in Insulandia », Archipel, 92, pp. 3-7, en ligne.

Trompette P., 2008, « Une économie de la captation. Les dynamiques concurrentielles au sein du secteur funéraire », Revue française de sociologie, 46 / 2, pp. 233-264.

Vendryes C., 2016, « Jérusalem, une guerre pour l’éternité. Conflits territoriaux autour des cimetières musulmans et juif de Bab ar-Rahma, Yosefiya et Har HaZ », Géoconfluences, décembre 2016, en ligne.

Couverture : défilé de la Fête des Morts à Mexico (Paddeu, 2019).

Pour citer cet édito : Paddeu F. et Ruggeri C., 2021, « Edito #15 / Mourir en ville », Urbanités, #15 / Mourir en ville, juin 2021, en ligne.

Sommaire du numéro #15

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Edito #15, par Flaminia Paddeu et Charlotte Ruggeri

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Spatialités de la mort en ville : relégations, dominations, circulations

Million dollar cimetière. Le rôle du processus de revente des tombes dans l’évolution du Cimetière Marin de Sète, par Louis Dall’aglio, Nicolas Szende, Gabriel Voisin-Moncho et Raphaele Von Koettlitz

Espaces de la mort, espaces des morts ? Cimetières, rituels funéraires et rapports de domination dans les villes latino-américaines, entretien avec Camille Varnier

La mort dans les égouts. La vie sans valeur des travailleurs de l’assainissement en Inde, par Priyam Tripathy

(In)Visibilités et temporalités de la mort en ville

Du travail technique au travail émotionnel : les professionnels de l’identification de victimes face aux attentats de novembre 2015 à Paris, entre proximité et mise à distance, par Bérangère Tarka

Habiter la ville effondrée : Marseille après le 5 novembre 2018, par Mikaela Le Meur, Sandrine Musso et Maud Saint-Lary

Pertes et modifications spatiales : la Promenade des Anglais après l’attentat du 14 juillet 2016, par Karine Emsellem, Agnès Jeanjean, Frédéric Vinot et Camille Noûs

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Violences physiques et symboliques de la mort en ville

La mise en ordre de la mort violente à Mexico, XVIIIe siècle, par Sarah Tlili

Les villes états-uniennes : symboles, mémoires et débats, entretien avec Simon Grivet

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