Banlieues françaises, 2005-2015 / Edito

Charlotte Ruggeri et Daniel Florentin

L’édito au format PDF


« Trois semaines qui auront choqué, secoué la France, qui auront fait trembler le gouvernement et qui auront attiré le regard du monde entier. » C’est par ces mots que David Pujadas ouvre le journal télévisé du 20h du 17 novembre 2005, trois semaines après le déclenchement des émeutes des banlieues, le 27 octobre 2005, à la suite de la mort de deux jeunes adolescents dans un transformateur EDF.

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Journal télévisé du 17 novembre 2005, France 2 (Archives de l’INA) (à partir de la minute 9)

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Ce soir-là, le journal de France 2 se donne pour objectif de faire un bilan de ces trois semaines qui ont « secoué la France ». La situation est décrite en des termes savamment choisis : le journaliste parle de « crise », de « violences urbaines », d’ « engrenage » et met en avant le caractère exceptionnel des événements avec l’application du couvre-feu décidé par le Premier ministre d’alors, Dominique de Villepin. Au-delà de ces informations, le bilan qu’il dresse rappelle les leçons tirées des travaux de Peter Miller (2001) : ici, le chiffre gouverne l’explication et oriente la lecture politique de l’événement. On évoque pêle-mêle 300 communes touchées, plus de 9 000 véhicules incendiés et près de 200 millions d’euros de dégâts rien que pour l’Ile-de-France. Pour des explications ou des tentatives de compréhension, les 36 minutes du journal télévisé ne suffisent probablement pas. La banlieue y est donc essentialisée, elle est prise comme un bloc et ramenée à ce qui correspond à une image d’Épinal médiatique, un « problème urbain ». En la traitant comme un tout prétendument homogène, on évite d’interroger les processus sociaux et territoriaux qui la traversent.

Certes, ces trois semaines ont « secoué » la France, mais le traitement médiatique et politique qui en a été fait peut également laisser dubitatif. Du chiffre, des policiers contre des émeutiers, des émeutiers contre l’État au travers des symboles républicains – comme les écoles – détruits. Nous ne minimisons pas les dégâts, aussi bien humains que matériels de ces trois semaines d’émeutes, mais pourquoi les banlieues françaises ont-elles brûlé pendant ces trois semaines d’automne (Le Goaziou & Mucchielli, 2007) ? Rien n’est précisé sur ces communes : où sont-elles, est-ce toute la commune ou certains quartiers qui ont « brûlé » ? Rien non plus sur ce qui pourrait expliquer pourquoi ces territoires urbains contestent violemment l’État et ses représentants. Les explications sociologiques, architecturales, géographiques et historiques sur la banlieue – si l’on peut utiliser ce terme générique – transparaissent trop peu dans les médias et encore moins dans le traitement politique des évènements. Ce bilan télévisé apparaît finalement comme un récit à charge mis en image.

Dix ans après, les articles, les reportages et les ouvrages sont nombreux sur ces trois semaines et sur les banlieues. Pour tenter de comprendre, pour tenter d’expliquer, pour tenter de faire évoluer les politiques urbaines. Dix ans après, la revue Urbanités a voulu prendre le temps de revenir sur ces territoires de banlieues, très souvent stigmatisés, trop souvent incompris, trop peu souvent traités avec nuance. À travers treize articles et entretiens, sociologues, architectes, urbanistes, géographes et écrivains explorent les banlieues françaises pour en expliquer la genèse tout en tentant d’appréhender les enjeux et les défis aussi bien urbains, sociaux et économiques auxquels ces territoires sont confrontés en 2015.

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La banlieue, un territoire à (re)définir

Nous avons choisi le terme de « banlieue » pour ce dossier, tout en reconnaissant sa polysémie. À l’image des articles publiés et de la littérature consacrée aux banlieues, nous souhaitons tout d’abord nous arrêter sur une tentative de définition. Selon Hervé Vieillard-Baron, le mot de « banlieue » peut renvoyer à cinq notions qui peuvent se recouper : une notion juridique se rapportant au droit féodal ; une notion géographique délimitant une ceinture urbanisée dépendante du centre ; une notion sociologique rendant compte de l’exclusion possible des habitants de ces territoires ; une notion culturelle renvoyant à des éléments nés sur ces territoires (tags, raps) ; et enfin une notion symbolique exprimant une forme de discrédit pesant sur les populations de ces espaces (Vieillard-Baron, 2006).

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La banlieue de Vitry-sur-Seine, Val-de-Marne (Cybergéo, 2011)

La banlieue de Vitry-sur-Seine, Val-de-Marne (Cybergéo, 2011)

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Ces notions et leur expression urbaine se retrouvent au travers de plusieurs articles de ce dossier, tout en interrogeant l’évolution historique des formes de la banlieue. Si Roland Castro, à la fois acteur et penseur de la banlieue, revient sur la naissance de la politique de la ville dans les années 1980, il prend également le temps de questionner l’émergence des banlieues d’après-guerre, marquées par la forme du grand ensemble (voir l’entretien avec Roland Castro). Toutefois, les territoires de banlieues apparaissent comme des espaces en mouvement, dont les limites, les délimitations et les fonctions sont mouvantes, au gré des évolutions historiques, politiques, sociologiques et économiques des communes. Marie-Fleur Albecker, dans son article sur le réinvestissement de la périphérie parisienne, montre à la fois une évolution différenciée entre les banlieues de l’Ouest parisien, longtemps territoires des grandes usines de l’automobile ou de l’industrie lourde, et les banlieues de l’Est parisien et les évolutions plus récentes de la première couronne francilienne, celle des « banlieues rouges », liées désormais aux processus de financiarisation de la production urbaine. Si aujourd’hui ces territoires de banlieue sont tous confrontés à un « débordement » du centre parisien, les trajectoires de Boulogne-Billancourt, pôle tertiaire réinvesti depuis longtemps, et des anciennes – ou toujours actuelles – banlieues rouges, donnent ainsi à voir des ouvertures graduelles et différenciées spatialement aux investissements parisiens et mondiaux. Ces reconfigurations posent des problèmes de gouvernance, et appellent des réflexions sur les découpages de ces territoires de banlieue dans un contexte où la métropolisation est non seulement un processus, mais devient une politique publique. À une échelle métropolitaine, Wilfried Serisier interroge à cet égard l’avenir des départements limitrophes de la capitale dans le Grand Paris, en particulier de la Seine-Saint-Denis. Avec leur probable intégration dans les limites administratives du Grand Paris et leur disparition programmée en 2016, pourra-t-on encore parler de banlieues et si oui de quels territoires parlera-t-on ?

Ces premières pistes, qui retracent à la fois une partie de l’histoire des banlieues – la plus récente – et interroge leur avenir, ne permettent pas pour autant de comprendre la confusion qui peut régner autour du terme de « banlieue ». L’avenir des communes et départements limitrophes de Paris reflète bien ce souci de dénomination. En effet, en France, la banlieue recouvre dans les faits des territoires très variés, or le terme de « banlieue » semble désigner avant tout un type de territoire, le quartier de grand ensemble populaire.

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De la stigmatisation à la rénovation

Le premier tableau géographique complet de la banlieue parisienne apparaît sous la plume d’Albert Demangeon en 1934 dans Paris, la ville et sa banlieue (Demangeon, 1934), suivis dans les années 1950 par Pierre Georges qui présente la banlieue comme « une forme moderne de développement urbain » (Georges, 1950). Les ouvrages parus en 2015 sur la banlieue ont une toute autre vision de ce territoire avec des titres particulièrement évocateurs : En finir avec les banlieues ? de Thomas Kirszbaum (2015) ou « Ma cité a craqué » pour le dernier numéro de la revue Mouvements (2015). Cette transition n’est pas soudaine et révèle non seulement une évolution sémantique importante des termes associés à la banlieue, mais aussi les crises importantes qui l’ont traversée. Si dans les années 1950-1960, les grands ensembles construits dans les banlieues françaises offrent tout le confort moderne, particulièrement appréciable au sortir de la guerre, ces quartiers apparaissent dès les années 1970 comme des lieux de concentration des maux sociaux et économiques de la France. Ainsi en 1973, la circulaire Guichard suggère d’arrêter la construction de grands ensembles et de favoriser un habitat permettant une intégration de ces quartiers à leurs communes afin de limiter les effets de ségrégation.

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Capture d’écran 2015-10-14 à 23.51.39——–

Au-delà de la circulaire de 1973 et des discours politiques de Valéry Giscard d’Estaing opposant grands ensembles et pavillonnaire du périurbain, les quartiers de grands ensembles ne disparaissent pas dans les années 1970 et deviennent des territoires peu à peu stigmatisés, où les violences éclatent dès les années 1980 (émeutes de Vaulx-en-Velin) (Fourcaut, 2000). Différents articles de notre dossier reviennent sur les difficultés à parler de la banlieue. À travers l’étude de la presse nationale et régionale bretonne, Solène Gaudin montre ainsi l’impossible neutralité des termes employés par la presse pour désigner les territoires de banlieues avec une association systématique du mot « banlieue » à des termes dépréciatifs tels « défavorisés », « populaires », « oubliés » ou encore « relégués ». De même, elle insiste sur la montée en puissance du vocabulaire sécuritaire dans les articles consacrés à la banlieue à partir des émeutes de 2005 (voir l’article de Solène Gaudin). À travers l’expérience des acteurs sociaux des quartiers de banlieues, Jonathan Louli fait un constat similaire, en montrant que ce vocabulaire est teinté d’une forme d’hypocrisie langagière. La banlieue prend ainsi un sens et un poids particulier dans les pratiques de certains de ses acteurs. Thomas Léonard, dans son article sur l’intensification du stigmate des « banlieues » lors du processus pénal, nous permet par exemple d’entrer dans une des institutions de l’État au cœur des enjeux sécuritaires et politiques liés à la banlieue, la justice. Il expose notamment les mécanismes d’un traitement policier et judiciaire différencié dans les quartiers populaires des banlieues, à partir de l’exemple de la banlieue lilloise, qu’il qualifie de stigmate territorial. Selon Thomas Léonard, l’enjeu n’est pas de démontrer l’existence de ce stigmate, maintes fois prouvé, mais bien son intensification dans les années 2000, et plus particulièrement après 2005 et les émeutes. La banlieue est finalement le lieu privilégié d’observation d’un tournant sécuritaire des politiques publiques et des pratiques de certains agents publics.

Si, du point de vue des représentations et des institutions, les années 2000 apparaissent comme des années charnières pour les banlieues françaises, du point de vue politique, elles peuvent être considérées comme un demi-échec (Mouvements, 2015). Dès la fin des années 1980, lors du lancement de la politique de la ville, François Mitterrand promet la fin des grands ensembles et en 2003, Jean-Louis Borloo, alors ministre de la Ville et de la Rénovation urbaine forme le vœu d’une disparition de son ministère dans les cinq ans (Kirszbaum, 2015). Il n’est pas difficile aujourd’hui de contredire ces promesses politiques et la relance de la politique de la ville avec les Nouveaux Projets de Rénovation Urbaine décidés pour la décennie 2014-2024 sont bien le signe d’un besoin d’action politique continu dans certains territoires de banlieue, mais plus seulement, cette nouvelle politique concernant en général les quartiers d’habitat social où une intervention lourde est jugée nécessaire (Epstein, 2013). Silvana Ghali décortique ainsi l’évolution des politiques urbaines consacrées aux banlieues depuis les années 1950 au travers des exemples de la cité des Courtilières à Pantin et de l’Abreuvoir à Bobigny. Si son article permet un retour historique sur la constitution de deux quartiers de grands ensembles, il revient surtout sur leur évolution récente d’un point de vue patrimonial. Ainsi, son article explique comment les politiques démolition des grands ensembles a aussi marqué leur entrée dans le patrimoine historique urbain français.

Si la banlieue devient progressivement un territoire politique et l’objet de stigmatisations à la fois culturelles, sociales et économiques, il nous a semblé nécessaire de dépasser le simple cadre de la formation et de l’évolution politique des banlieues en donnant une place à ses habitants.

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Trajectoires de banlieues

À travers deux entretiens, notre dossier permet d’entrer dans le quotidien et les pratiques spatiales de certains habitants des banlieues françaises, en lien avec leurs parcours scolaire et universitaire. Fabien Truong, dans un long entretien, nous aide à suivre la trajectoire de jeunes garçons et filles après leurs années lycée, entre leur quartier d’origine en Seine-Saint-Denis et certains quartiers parisiens qu’ils commencent à fréquenter pour suivre leurs études supérieures. Plus spécifiquement, Leïla Frouillou nous permet de revenir sur l’implantation des universités en banlieue parisienne et sur la délicate insertion de ces institutions dans leurs territoires, tout en montrant que la diversité de ces universités « de banlieue » doit conduire à nuancer les oppositions trop binaires entre Paris et sa proche couronne. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle explique également les difficultés de réforme des affectations universitaires et le lien très fort qui existe, dans certaines filières, entre académie d’origine lors du bac et affectation universitaire en première année de licence, confortant l’idée d’un renforcement des inégalités socio-spatiales dans les parcours scolaires et universitaires.

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Le site de Bron de l’Université Lyon 2 (Université Lyon 2, 2015)

Le site de Bron de l’Université Lyon 2 (Université Lyon 2, 2015)

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Notre dossier est également l’occasion de s’interroger sur les outils dont disposent les habitants des banlieues dans la vie publique locale, à l’image des habitants du quartier 6B à Saint-Denis, et sur les changements de population de certaines villes de banlieue. Dans son article consacré à ce quartier, Lina Raad montre ainsi les effets de cet investissement sur l’appropriation de l’espace local, qui permet à la fois une redynamisation de ces quartiers mais aussi de le rendre attractifs auprès des classes moyennes. Des quartiers qui redeviendraient attractifs, est-ce possible ? La diversité des articles de notre dossier montre finalement que la banlieue revêt une diversité de territoires et que pour de nombreux Français, les territoires de banlieue, et surtout ceux les plus proches de la ville-centre, apparaissent comme des lieux de vie recherchés, au-delà de la stigmatisation, des grands ensembles et des émeutes.

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Une utopie urbaine ?

Derrière cette attractivité renouvelée, on retrouve finalement l’idée associant banlieue et modernité. L’utopie urbaine des banlieues n’est pas nouvelle. Dans la vague de construction des quartiers de grand ensemble des années 1960, certains architectes se distinguent comme Louis Aillaud avec la cité de la Grande Borne à Grigny. Il rompt alors avec l’architecture des barres et des tours pour favoriser des « bâtiments bas et colorés qui serpentent entre des cours et coursives aux formes fantasques » comme l’explique Mame-Fatou Niang. La banlieue ne se réduit pas à l’immeuble de grand ensemble et a pu représenter – et représente toujours – un idéal urbain, en lien avec l’accession possible à la propriété individuelle (voir l’entretien avec Anne Lambert). Dans son article sur le lotissement de la Résidence du parc à Lésigny, imaginé et conçu par Levitt dans les années 1960, Fanny Taillandier nous ouvre les portes d’un territoire qui ressemble autant à un village de pionniers qu’à un territoire entre ville et nature, permettant à la fois d’échapper aux tracas de certains territoires urbains, tout en ne s’éloignant pas trop de Paris. Toutefois, aussi bien Mame-Fatou Niang que Fanny Taillandier insistent sur le terme d’ « utopie » et mettent en évidence les limites de ces modèles urbains. Ces limites sont celles de l’enfermement, de l’éloignement, de la dégradation architecturale et urbaine de quartiers vite considérés comme monotones. Au travers des habitants rencontrés par Fanny Taillandier et de l’expérience d’Anne Lambert, on sent se dessiner des quartiers de grande banlieue et du périurbain qui sont à la fois construits contre le modèle du grand ensemble, mais qui sociologiquement et économiquement, ne ressembleraient finalement qu’à des « HLM à plat » selon l’expression de la sociologue Anne Lambert. La banlieue discrimine encore, entre le proche attirant et le lointain inquiétant.

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Dix ans après les émeutes de 2005, les banlieues restent donc un champ d’étude complexe et riche. Si l’usage du terme et sa définition nous posent encore problème, c’est bien parce que le modèle français de la banlieue est un territoire géographique, social, économique, politique et historique délicat car vivant et en mouvement et, à ce titre, passionnant à appréhender. Nous espérons que ces treize articles permettront de mieux comprendre et d’analyser ces territoires et nous remercions chaleureusement tous les auteurs qui ont participé à ce numéro.

Charlotte Ruggeri et Daniel Florentin

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Illustration de couverture : Créteil, Val-de-Marne (Ruggeri, 2015)

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Bibliographie

Demangeon A., 1934, Paris, la ville et sa banlieue, Paris, Bourrelier, 62 p.

Epstein R., 2013, La rénovation urbaine, Démolition-reconstruction de l’État, Paris, Les Presses de Sciences Po, 377 p.

Fourcaut A., 2000, « Pour en finir avec la banlieue », Géocarrefour, volume 75, n°2, 101-105

Georges P., 1950, Etudes sur la banlieue de Paris, Essais méthologiques, Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques, n°12, Paris, Armand Colin, 183 p.

Kirszbaum T. (dir), 2015, En finir avec les banlieues, Le désenchantement de la politique de la ville, La Tour d’Aigues, L’Aube, 254 p.

Le Goaziou V. & Mucchielli L., 2007, Quand les banlieues brûlent, Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 176 p.

« Ma cité a craqué », Editorial, Mouvements, Automne 2015, pp. 7-10.

Miller, P., 2001, « Governing by Numbers : Why calculative Practices matter », Social Research, vol. 68, n°2, pp. 379-397.

Vieillard-Baron H., 2006, « La banlieue au risque des définitions », Dossier La France : des territoires en mutation, Géoconfluences, en ligne.

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