Vu / Portfolio : Penser la diversité électrique face aux impératifs d’accès universel et de transition énergétique dans les villes des Suds
Mélanie Rateau, Alix Chaplain, Bérénice Girard et Emmanuelle Guillou
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Afin de limiter au maximum le dérèglement climatique, le troisième volet du rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC, 2022) insiste sur la nécessité de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Les scientifiques recommandent que le secteur de l’énergie s’engage dans plusieurs transitions majeures. Il s’agit notamment de réduire l’utilisation globale des combustibles fossiles au profit du déploiement massif des énergies renouvelables à faibles émissions et de changer nos modes de consommation. Dans le même temps, l’universalisation de l’accès à l’électricité reste un objectif inachevé dans de nombreuses régions du monde. Dans le cadre de l’adoption des Objectifs du développement durable en 2015, les États membres des Nations Unies se sont engagés à « garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables, durables et modernes, à un coût abordable » d’ici à 2030.
Le panel de technologies existantes pour étendre l’accès à l’électricité est varié tant pour la distribution – en réseau, mini-réseau et hors-réseau – que pour la production – à partir d’énergies renouvelables ou d’énergies fossiles. Les politiques d’électrification privilégient le réseau conventionnel pour la fourniture d’électricité en ville (IEA, 2019), sans refléter la diversité des conditions réelles d’accès à l’électricité dans les Suds. En effet, la connexion au réseau conventionnel n’est pas le seul mode possible d’accès à l’électricité. En outre, être connecté n’est pas forcément le gage d’un accès à un service de qualité. Les citoyen·nes ordinaires et les grands consommateurs d’électricité se tournent alors vers des offres alternatives collectives ou s’équipent de dispositifs individuels (groupes électrogènes, systèmes solaires, etc.) pour satisfaire leurs différents usages de l’électricité.
Faisant le constat de la pluralité des acteurs et la diversité des technologies d’accès aux services urbains, une littérature croissante en études urbaines (Coutard et Rutherford, 2016 ; Jaglin, 2014 ; Lawhon et al., 2017) questionne la remise en cause du modèle du réseau conventionnel, au profit de dynamiques d’hybridation. Ce concept qualifie « les processus de combinaison de mondes techniques hétérogènes, à savoir le réseau monopolistique et les technologies décentralisées, aboutissant à des configurations électriques urbaines qui empruntent aux deux1» (Jaglin, 2022 : 4). Ces dynamiques résultent du décloisonnement entre les caractéristiques sociotechniques et territoriales du réseau conventionnel (service uniforme et standardisé, en situation de monopole, interconnecté à grande échelle et qui contribue à la solidarité territoriale) et celles des offres alternatives (flexibles et réactives, pas ou peu interconnectées et répondant à des logiques concurrentielles de marché). Elles complexifient le fonctionnement du secteur électrique et, par conséquent, les défis opérationnels, technologiques, économiques, réglementaires et sociaux de la transition énergétique.
Ce portfolio vise à exposer et à interroger les effets de ces hybridations, notamment sur les trajectoires de transition énergétique dans les Suds. En adoptant une démarche de comparaison entre plusieurs villes aux profils socio-économiques, démographiques et politiques variés, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, étudiées par neuf chercheur·ses engagé·es dans une recherche collective2, la sélection de photos ci-dessous explore la diversité des réponses adoptées par les acteurs locaux aux défis électriques dans un contexte d’insuffisance du réseau conventionnel et de croissance continue de la demande urbaine, pour inviter, en conclusion, à réinterroger la transition énergétique au regard des dynamiques d’hybridation.
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Des défaillances structurelles et multidimensionnelles du réseau électrique conventionnel dans les villes des Suds
En 2020, 733 millions de personnes n’avaient toujours pas accès à l’électricité, principalement dans les zones rurales des Suds. Pourtant, l’électricité est aussi un bien rare dans de nombreuses villes, certain∙es citadin∙es vivant à proximité du réseau sans bénéficier d’une connexion. D’autres encore habitent dans des poches d’urbanisation spontanée non desservies par les infrastructures en réseau. Face à ces situations, certain·es usager·ères bricolent des extensions avec des matériaux précaires. Au Bénin, l’installation de compteurs électriques hors de la parcelle d’habitation, sur la voie principale ou chez un∙e voisin∙e (Rateau, 2021) est une pratique tolérée. Le raccordement jusqu’au logement reste cependant à la charge des citadin∙es individuel∙les, entrainant des extensions bricolées (figure 1). Les maisons sur pilotis sont ainsi connectées à un compteur individuel ou partagé (figure 2) ou au compteur d’un abonné détaillant : un voisin pratiquant la revente d’électricité au détail. Ces bricolages permettent d’obtenir un branchement au réseau à moindre coût, toutefois le partage de compteur prive de fait les citadin∙es du tarif subventionné du kilowattheure, facturé par palier de consommation.
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Certain∙es citadin∙es, pourtant bien connecté∙es au réseau et abonné∙es au service, souffrent de coupures de courant régulières. Au Liban, alors que le pays est électrifié à plus de 99 %, la sous-production structurelle entraîne des coupures d’électricité de trois à douze heures par jour (Chaplain, 2020), atteignant en 2022 des pics de 22 heures quotidiennes. Au Bihar, un État du nord de l’Inde, les habitants des zones urbaines et en urbanisation doivent faire face à des coupures quotidiennes de deux à six heures. L’écart entre la production d’électricité des opérateurs conventionnels et la demande croissante est un problème commun à nos terrains d’étude. En sus de cette intermittence du service, l’électricité fournie est instable. Les variations de la tension endommagent, chez les abonné∙es, les appareils électriques jusqu’à en rendre certains inutilisables.
Les défaillances du réseau électrique conventionnel ont des origines multiples et multi-dimensionnelles. Les compagnies d’électricité affichent de mauvaises performances techniques en raison d’infrastructures vieillissantes, sous-dimensionnées et à la maintenance défectueuse (figure 3). Par exemple, 67 % des travaux planifiés sont effectivement réalisés chaque mois sur le réseau de transport d’électricité au Nigéria (Rateau, 2021). Le secteur est particulièrement endetté et marqué par des déficits chroniques. Les coûts sont en augmentation du fait de la hausse du prix des carburants. Mais, les tarifs du kilowattheure ne suivent pas le cours du prix des combustibles, notamment au Nigéria, au Liban et en Jordanie. Certain∙es abonné∙es accumulent les retards de paiement (figure 4). En outre, le contexte d’insécurité de ces régions menace les importations en gaz. Le gazoduc desservant la Jordanie est la cible répétée des attentats à la bombe perpétrés par des combattants islamistes (Verdeil, 2019). Au Nigéria, ces réseaux sont la cible de vandalisme. L’instabilité politico-économique, la corruption et les problèmes de gouvernance aggravent les défaillances structurelles (Chaplain et Verdeil, 2022 ; Jaglin et Dubresson, 2021 ; Ogunleye, 2017).
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Les diverses formes de défaillances du secteur perdurent ainsi malgré les réformes successives : privatisation et décentralisation du secteur au Nigéria, location d’urgence de solutions de production d’électricité par le gouvernement du Bénin entre 2016 et 2018, ouverture des marchés aux producteurs privés pour combler les déficits, construction de nouvelles centrales électriques, diversification du mix énergétique, etc. Les énergies renouvelables sont avancées par de nombreux acteurs du secteur, non seulement comme une réponse aux impératifs de transition énergétique, mais aussi comme une solution potentielle aux pénuries d’électricité. Dans cette perspective, les pouvoirs publics, le plus souvent en partenariat avec les acteurs de l’aide au développement, mettent en œuvre différents programmes de soutien au déploiement des énergies renouvelables. Au Liban, en parallèle d’un vaste programme de financement par prêt vert des énergies renouvelables décentralisées, les acteurs étatiques soutiennent depuis une dizaine d’années le développement de projets à grande échelle (figure 5).
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Diversification et complexification des configurations de fourniture d’électricité
Face à un réseau électrique conventionnel absent, insuffisant ou marqué par de nombreuses défaillances, une diversité de solutions alternatives, formelles et informelles, renouvelables et fossiles, individuelles et collectives, se multiplient. Ces réponses des acteurs locaux aux enjeux diversifiés et contextualisés tendent à s’inscrire durablement dans les réalités territoriales.
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Les solutions alternatives collectives : une opportunité commerciale pour les petits entrepreneurs locaux
De petits entrepreneurs locaux, en Inde et au Liban, se saisissent de l’opportunité commerciale d’une demande insatisfaite par un réseau électrique erratique pour développer des mini-réseaux. Fonctionnant à partir de groupes électrogènes diesel, ces mini-réseaux d’une capacité limitée de production d’électricité fonctionnent indépendamment du réseau conventionnel afin de desservir un nombre réduit de client∙es (Guillou et Girard, 2022). L’offre de ces opérateurs privés s’adapte à la présence et à l’évolution de la qualité du service en réseau. En Inde (figure 6) comme au Liban, certains proposent une offre de « back-up » qui vient en relais lors des coupures de courant du réseau. D’autres, à l’inverse, facturent un service indépendant du réseau offrant un nombre fixe d’heures d’approvisionnement selon un abonnement journalier ou mensuel. Par ailleurs, la plupart des opérateurs de mini-réseaux ne manifestent que peu d’intérêt pour l’énergie solaire pour des raisons de coûts, d’espace et de culture technique.
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La vente d’électricité au détail étant régulée par le monopole des compagnies nationales d’électricité, une grande partie de l’activité des opérateurs privés de mini-réseaux diesel reste illégale ou dans un flou légal. Ce commerce est toutefois parfois toléré par les pouvoirs publics pour pallier les coupures du réseau conventionnel. Au Liban, initialement déployés à la fin de la guerre civile comme une solution d’urgence solidaire et non lucrative (Awada, 1988), les groupes électrogènes (figure 7) se sont progressivement inscrits dans les usages quotidiens des habitant·es (Chaplain et Verdeil, 2022). Depuis près de 20 ans, les autorités étatiques libanaises font preuve de « laissez-faire », les considérant comme des solutions palliatives et temporaires. Pour autant, les groupes électrogènes desservent aujourd’hui 84 % des ménages libanais pendant les heures de rationnement (Ahmad, 2020). Un nouveau cadre réglementaire tente alors d’encadrer les mini-réseaux diesel, en déléguant leur régulation à des municipalités plus ou moins en capacité de négocier face aux micro-monopoles territoriaux détenus par les opérateurs privés (Chaplain, 2020).
Dans d’autres contextes urbains, un autre type d’offre est développé par des petits entrepreneurs locaux : un service de recharge, principalement à destination d’une clientèle pauvre (Rateau, 2021). Dans de petits kiosques, appelés charging point shops au Nigéria (figure 8) et cabines de recharge au Bénin, les client∙es laissent en charge leurs petits appareils portables : lampe torche, radio, téléphone portable, tablette numérique, ventilateur, etc. Les appareils sont de plus en plus diversifiés. Le tarif de ce service se fait en fonction de la source d’électricité qui l’alimente : le prix est majoré lors des coupures de courant car le groupe électrogène est enclenché. Cette pratique de la recharge représente une corvée évidente : les client∙es passent souvent des heures sur place par peur des vols ou paient pour une recharge incomplète, par manque de temps.
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Les mini-réseaux diesel et les cabines de recharge sont à différencier des mini-réseaux solaires ou hybrides (solaire et diesel) qui relèvent de systèmes d’acteurs différents. Au Liban, ces mini-réseaux hybrides (figure 9) sont déployés en complément voire en substitut du réseau conventionnel, à des fins de sécurisation de l’accès à l’électricité et de réduction des dépenses énergétiques (Chaplain, 2020). En Tanzanie, développés dans le cadre de projets d’électrification rurale, leurs opérateurs doivent s’adapter à l’urbanisation de ces zones, aux nouveaux modes de consommation et aux besoins énergétiques associés (Guillou et Girard, 2022). Ainsi, de nouveaux équipements (des ventilateurs, par exemple) adaptés à l’énergie solaire sont proposés à la vente (figure 10). Mais parfois, même ces mini-réseaux restent inaccessibles. Au Sénégal, les ménages n’ayant pas les moyens de se raccorder se tournent vers de petits panneaux solaires, alors que les plus aisés, mécontents de la capacité limitée du mini-réseau, investissent dans des systèmes solaires suffisamment puissants pour faire fonctionner leurs réfrigérateurs (Guillou, 2022).
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Une individualisation accélérée des pratiques d’accès à l’électricité
L’accès à l’électricité ne se limite pas aux solutions collectives. Les solutions individuelles sont de plus en plus nombreuses sur les marchés locaux : groupes électrogènes de différentes capacités, systèmes solaires ou encore batteries de stockage. Vendus par des acteurs de secteurs marchands formels ou informels, parfois subventionnés par des programmes d’électrification rurale (technologies solaires), ces produits offrent un premier accès à l’électricité chez une clientèle hors-réseau, en ville ou non. Au Bénin, les systèmes solaires et les petits groupes électrogènes sont considérés par les citadin∙es comme des solutions intermédiaires en attendant un éventuel branchement au réseau conventionnel (Rateau, 2021). Toutefois, les technologies hors-réseau s’adressent aussi à une clientèle urbaine déjà électrifiée et avec les capacités financières suffisantes pour sécuriser leur approvisionnement en électricité et optimiser leurs dépenses énergétiques.
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Dans des contextes locaux où non seulement la fourniture d’électricité, mais aussi d’autres services essentiels sont défaillants (figure 11), l’individualisation de la sécurisation de l’approvisionnement se développe sur la base d’un manque de confiance dans le secteur public (Zérah, 2020). Ainsi, de nouveaux marchés émergent, comme celui des chauffe-eaux solaires au Kenya (figure 12), portés par la demande des ménages aisés, des commerces et des institutions pour réduire leurs dépenses énergétiques (Baraillé, 2021). Les factures d’électricité sont en effet jugées trop élevées au regard de la qualité du service fourni et font parfois l’objet de contestation et de négociation (Rateau, 2021). Les systèmes solaires se déploient massivement (figure 13), notamment en Afrique du Sud (Jaglin et Dubresson, 2021). Le coût d’investissement dans ces systèmes, de l’ordre de plusieurs milliers d’euros, les rend toutefois inaccessibles pour nombre de citadin∙es. En conséquence, la réduction des dépenses énergétiques permise par les dispositifs renouvelables ne concerne que certaines catégories aisées de la population ou certaines grandes institutions industrielles, commerciales ou publiques. Rares sont les client∙es faisant le choix des énergies renouvelables par engagement environnemental (figure 14).
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Dans le cas libanais, les systèmes solaires permettent de réduire la dépendance aux groupes électrogènes diesel, particulièrement coûteux. Déjà fortement inscrits dans la vie urbaine quotidienne des Libanais∙es (figure 15) et des Nigérian∙es (figure 16), les groupes électrogènes d’usage individuel sont largement répandus. Les ménages les plus aisés arbitrent entre les différentes solutions techniques accumulées en fonction d’un équilibre entre la puissance électrique nécessaire à leurs besoins, et les dépenses et nuisances tolérées. Les groupes électrogènes présentent l’avantage de fournir une électricité suffisamment puissante pour le fonctionnement optimal des climatiseurs et des pompes à eau, contrairement aux batteries de stockage (figure 17), mais leur fonctionnement quotidien engendre d’importantes dépenses en carburant. En outre, ils sont bruyants, dangereux et nocifs pour la santé. En conséquence, les ménages les plus aisés, notamment au Nigéria (Rateau, 2021), combinent ces groupes électrogènes puissants avec des batteries de stockage (silencieuses et à la prise de relais automatisée), avec le réseau électrique (nécessaire à leur recharge) et, rarement, avec des panneaux solaires.
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La clientèle déjà électrifiée, associant les solutions énergétiques pour sécuriser son approvisionnement, optimiser ses dépenses et obtenir le meilleur service possible, est composée de ménages urbains aisés, mais aussi d’institutions et d’établissements collectifs (figure 18 et figure 19), industriels (figure 20 et figure 21) et commerciaux. Cette individualisation de l’accès à l’électricité s’accompagne d’un risque de déconnexion totale de ces grands consommateurs. Question en suspens sur plusieurs de nos terrains d’étude, cette possibilité représente une menace pour la viabilité économique du secteur de l’électricité, ainsi que pour la solidarité tarifaire et redistributive. Les opérateurs de réseau sont en effet souvent dépendants des grands consommateurs pour assurer leur équilibre économique et financer les tarifs subventionnés des utilisateurs les plus pauvres. En Afrique du Sud, l’essor incontrôlé des systèmes solaires individuels engendre déjà des pertes nettes pour les municipalités en charge des politiques redistributives (Jaglin et Dubresson, 2021).
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Défis de maintenance et de prise en charge des externalités négatives
L’accès à l’électricité par le réseau conventionnel suit des normes techniques et des principes standardisés, contrairement aux dispositifs alternatifs qui relèvent de logiques marchandes et d’une segmentation de la clientèle selon le pouvoir d’achat. Sur des marchés à l’essor récent où règne parfois une compétitivité ardue entre les fournisseurs, comme celui du solaire en Inde ou au Liban, nombre d’acteurs impliqués sont encore dans un processus d’apprentissage. Cela entraîne des retards, des erreurs de planification, une méconnaissance des politiques de subvention et de régulation et des choix techniques parfois réalisés sans information précise sur les différents systèmes disponibles, risquant de provoquer des dysfonctionnements, voire des courts-circuits et des incendies. À l’inverse, l’entretien et la réparation des groupes électrogènes, ancrés depuis de nombreuses années dans la vie urbaine quotidienne, ne souffrent pas de ce déficit de compétence technique.
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Seules les boutiques spécialisées proposent des diagnostics énergétiques et orientent les client∙es vers un∙e technicien∙ne ou un∙e installateur∙rice travaillant pour l’enseigne. Mais bien souvent, l’installation, la maintenance et la réparation sont des opérations qui sont de la responsabilité des client∙es. Certain∙es recourent alors à des électricien∙nes locaux∙ales (Rateau, 2022). D’autres se lancent dans les montages électriques après une démonstration faite par les vendeur∙ses (figure 22). La maintenance des équipements solaires dépend aussi pour beaucoup du type de produit et du mode d’achat. De plus en plus de produits solaires certifiés sont vendus sous garantie avec un échelonnement des paiements par le mécanisme pay as you go (Guillou, 2022). Cette facilité de paiement permet aux client∙es de régler leur achat selon un échéancier couvrant la période de garantie, à l’issue de quoi le système leur appartient.
Et quand les équipements solaires et les batteries de stockage arrivent en fin de vie, leur prise en charge dépend de la volonté des acteurs marchands en l’absence de politique de recyclage. Au Bénin, quelques boutiques spécialisées stockent les batteries que leurs client∙es rapportent, dans l’attente d’une solution de recyclage (Rateau, 2021). Au Kenya, les entreprises dominantes du marché organisent une chaîne logistique inversée de retour des produits, centralisant la réparation dans un atelier de la capitale (figure 23). Cette organisation oligopolistique marginalise une économie urbaine informelle de la réparation (figure 24) parfois préexistante à l’essor du marché solaire (Baraillé, 2021).
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Le mode d’utilisation des dispositifs individuels comme solution de secours lors des coupures de courant conduit à leur dégradation prématurée. Cela est particulièrement observable pour les batteries de stockage dont l’utilisation répétée épuise les cycles de vie du dispositif (figure 25). En outre, leur utilisation engendre des pertes techniques importantes (liées aux conversions-recharges successives) et représente une menace pour la stabilité du réseau. En effet, au moment du retour du courant dans le réseau conventionnel, la demande énergétique est alors double : celle pour faire fonctionner les appareils électrodomestiques et celle pour recharger les batteries. Dès que le service est rétabli, cet effet cumulatif risque de déstabiliser l’équilibre du réseau et donc de provoquer une nouvelle coupure de courant (Seetharam et al., 2013).
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Conclusion : réinterroger la transition énergétique au regard des dynamiques d’hybridation
Face à l’urgence environnementale de réduire l’utilisation globale des combustibles fossiles et à l’urgence sociale d’accroître l’accès aux services électriques dans les villes des Suds, les dynamiques d’hybridation décrites – résultant d’un décloisonnement entre les réalités sociotechniques et territoriales du réseau conventionnel et de solutions alternatives, formelles et informelles, renouvelables et fossiles, d’échelle individuelle et collective – invitent à réfléchir aux conditions de mise en œuvre d’une transition énergétique rapide, écologiquement pertinente et socialement juste.
Sur nos terrains, la vie urbaine quotidienne est rythmée par les coupures de courant, les variations de tension et autres défaillances. La demande urbaine, croissante et diversifiée, insatisfaite par le service fourni par le réseau conventionnel, constitue une opportunité commerciale attractive pour des opérateurs privés et des acteurs marchands qui cherchent à conquérir des parts de marché. Ainsi, le recours aux groupes électrogènes d’usage individuel, collectif ou en mini-réseau, aux systèmes solaires domestiques, aux batteries de stockage, etc., répond à des enjeux diversifiés et contextualisés : premier accès à l’électricité, sécurisation de l’approvisionnement et réduction des dépenses énergétiques. La diversification et la complexification de l’offre et de la demande sont d’importants moteurs de transformations électriques. En parallèle de l’action publique, ce sont en effet des opérateurs privés légaux ou non, des citadin·es ordinaires et de grands consommateurs, qui par leur stratégie énergétique et l’échelle de leur projet contribuent à inscrire durablement les dynamiques d’hybridation dans les réalités territoriales.
Le portfolio, explorant la diversité des réponses aux défis électriques dans différentes villes des Suds, met ainsi en lumière l’enchevêtrement de défis environnementaux et sociaux, et l’ambiguïté des transformations électriques à l’œuvre. D’un côté, cette diversification des conditions réelles d’accès à l’électricité témoigne d’une dépendance croissante aux énergies fossiles avec le recours massif aux groupes électrogènes diesel, en dépit de leurs effets néfastes sur la qualité de l’air et la santé, mais souligne aussi la nécessité d’une réflexion sur le recyclage de dispositifs à la dégradation prématurée, des externalités encore peu intégrées dans l’action publique. De l’autre, l’individualisation des stratégies d’accès à l’électricité, variables selon la situation géographique des consommateur∙rices, leurs besoins électriques, mais aussi selon leur capital social et leurs capacités financières, participe au creusement des inégalités sociales, économiques et urbaines.
La question de la prise en compte de ces initiatives dispersées et individuelles par les pouvoirs publics se pose alors. Peu de régulations encadrent leur articulation, alors qu’il existe un risque important de déstabilisation de l’équilibre technique du réseau, d’affaiblissement des solidarités tarifaires et redistributives, de dégradation de l’environnement et d’aggravation des inégalités. Ainsi, si ces solutions permettent à court terme de pallier une situation de pénuries d’électricité et de rationnements, elles ne participent ni d’une stratégie globale sur l’universalisation de services publics d’électricité, ni d’une transition énergétique décarbonée et renouvelable dans les villes des Suds.
MÉLANIE RATEAU, ALIX CHAPLAIN, BÉRÉNICE GIRARD ET EMMANUELLE GUILLOU
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Mélanie Rateau, chercheure post-doctorante, ESO-Le Mans, Le Mans Université et chercheure associée au LATTS, Université Gustave-Eiffel
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Alix Chaplain, Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po Paris, et doctorante associée, Institut français du Proche-Orient
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Bérénice Girard, chercheure post-doctorante, Department of Media and Social Sciences, University of Stavanger, Norvège et chercheure associée, Centre de Sciences Humaines, New Delhi
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Emmanuelle Guillou, chercheure associée au LATTS, Université Gustave-Eiffel
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Autres auteur·rices des photos et légendes :
Théo Baraillé, Étudiant au master International Development à Sciences Po et stagiaire au LATTS, Université Gustave-Eiffel
Rémi de Bercegol, Chercheur CNRS, PRODIG et à l’Institut Français de Pondichéry
Alain Dubresson, Professeur émérite à l’université Paris Nanterre et membre de l’équipe Mosaïques, LAVUE
Tomy Goulding, Étudiante en M2 recherche à l’EUP et stagiaire au LATTS, Université Gustave-Eiffel
Éric Verdeil, Professeur à Sciences Po Paris et chercheur au CERI, Sciences Po Paris
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Couverture : « Le PV c’est comme un 7e générateur. » Lors d’un entretien, le responsable du projet de l’Université Saint-Esprit de Kaslik, Jounieh, Liban, explique que la production photovoltaïque est articulée avec une production diesel locale, et que l’installation des panneaux solaires a permis d’éviter l’achat d’un 7e générateur (Alix Chaplain, 2021)
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Bibliographie
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Awada F., 1988, « La gestion des services urbains à Beyrouth pendant la guerre : 1975-1985 », Paris, CNRS-ORSTOM.
Baraillé T., 2021, Le soleil est-il vert? Artisans de la réparation et soutenabilité du déploiement du solaire au Kenya, Mémoire du Master in International Development, Sciences PO ; PSIA – Paris School of International Affairs.
Chaplain A., 2020, « La sécurisation de l’approvisionnement électrique au Liban : l’émergence de configurations hybrides », en ligne.
Chaplain A. et Verdeil É., 2022, « Governing Hybridized Electricity Systems: The Case of Decentralized Electricity in Lebanon », Journal of Urban Technology, 1‑24.
Coutard O. et Rutherford J. (dir.), 2016, Beyond the networked city: infrastructure reconfigurations and urban change in the North and South, London ; New York : Routledge, Taylor & Francis Group.
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Guillou E. et Girard B., 2022, « Mini-Grids at the Interface: The Deployment of Mini-Grids in Urbanizing Localities of the Global South », Journal of Urban Technology, 1‑20.
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Seetharam D. P., Agrawal A., Ganu T., Hazra J., Rajaraman V. et Kunnath R., 2013, « Hidden costs of power cuts and battery backups », in Proceedings of the the fourth international conference on Future energy systems – e-Energy ‘13, Berkeley, California, USA : ACM Press, 39‑50.
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Zérah M.-H., 2020, Quand l’Inde s’urbanise: Paradoxes et diversité d’un urbanisme bricolé, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube. Format numérique Kindle.
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Pour citer cet article : Rateau, M., Chaplain, A., Girard B. et Guillou E., 2023, « Penser la diversité électrique face aux impératifs d’accès universel et de transition énergétique dans les villes des Suds », Urbanités, Vu, juillet 2023, en ligne.
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- Version originale : « Hybridization refers to the processes of combining heterogeneous technical worlds, namely the monopolistic grid and decentralized technologies, resulting in urban electricity configurations that borrow from both » [↩]
- Il s’agit du Projet Hybridelec sur le financement ANR-17-CE05-0002. Ce travail collectif se fonde sur une méthode qualitative articulant des entretiens semi-directifs avec des acteurs étatiques, des représentant·es d’organisations internationales ou non-gouvernementales, des fournisseurs de services électriques, des consommateur·rices (notamment via des enquêtes-ménages), ainsi que des observations de terrain au long cours et des analyses des politiques énergétiques. [↩]