#7 / Edito – La ville bling-bling

Flaminia Paddeu et Charlotte Ruggeri

L’édito au format PDF


Le « bling-bling » pourrait apparaître comme une notion journalistique indigne de l’intérêt des spécialistes, un signifiant flottant qui, autant que celui de « bobo » ou de « beauf », renvoie à une série d’impressions sommairement formulées sur les comportements des membres d’une catégorie sociale ou les architectures qui leur sont dédiées. Le terme est issu de la culture hip-hop et désigne en premier lieu le style vestimentaire ostentatoire et le mode de vie excessif de certaines stars du genre. Popularisé par la chanson « Bling-bling » de B.G., le terme fait référence au bruit des chaînes en or (ou non) des rappeurs. Cet habitus diffusé par l’industrie musicale du rap ou du hip-hop a été largement repris, par exemple dans les clips de Korean-pop, dont l’esthétique clinquante n’a rien à envier au R’n’B états-unien. En France, le terme est depuis la campagne présidentielle de 2007 irrémédiablement attaché au style de Nicolas Sarkozy, utilisé pour fustiger sa montre en or et ses lunettes de soleil de marque (Alén Garabato, 2013). En 1899, le sociologue Thorstein Veblen avait pourtant déjà introduit le terme de conspicuous consumption ou consommation ostentatoire, afin de désigner une consommation dont le mobile primordial est de donner à autrui une image valorisante de soi par l’étalage de richesse. Le gradient d’exposition de la richesse a depuis longtemps été un moyen de marquer des statuts et de préserver des distinctions. Les lois somptuaires, en Grèce ou dans la Rome antiques, à la fin du Moyen-Âge en Europe ou au Japon à l’ère Tokugawa, étaient ainsi destinées à limiter le train de vie de certains citoyens ou sujets, en régulant la consommation ostentatoire et l’usage de produits de luxe. Le fait de porter – ou de faire porter à ses laquais – certains tissus et bijoux était règlementé : on se vêtait selon sa condition sociale. Elles rendaient visibles un ordre social autant qu’elles cherchaient à le préserver, en empêchant notamment les membres du commun et de la bourgeoisie urbaine de mimer les codes aristocratiques.

Dans ce numéro, nous avons fait le pari que le terme de « bling-bling » peut se révéler pertinent pour appréhender et comprendre certains phénomènes urbains et mieux cerner la fabrique de la ville tapageuse. Comme le rappelle Bruno Cousin dans son entretien (à paraître), le « bling-bling », en stigmatisant la (dé)monstration excessive de la richesse, permet moins de désigner une catégorie sociologique que de délégitimer une position sociale et des comportements. Il est à concevoir comme une série de marqueurs sociaux, économiques, et symboliques qui s’incarnent dans l’espace, depuis les immeubles et les palaces des quartiers riches, les avenues du luxe des villes mondiales, les lieux de villégiature des élites, jusqu’aux territoires fermés des Cercles et aux espaces virtuels des comptes Instagram des super rich (kids). Si les sociologues ont contribué à un essor de la sociologie des classes supérieures, la richesse et son étalage dans le paysage urbain font encore peu figure d’objet identifié pour les géographes ou les historiens de la ville. Or, l’ostentation de la richesse attire l’attention sur autant de formes urbaines, de normes sociales et d’habitus révélateurs de mutations urbaines en cours, comme la circulation des élites transnationales, la recomposition des stratégies commerciales et résidentielles sous l’effet de la globalisation, la marchandisation des imaginaires touristiques ou la reconfiguration des espaces sociaux, publics et privés, matériels et virtuels. Pour son numéro #7, la revue Urbanités a voulu parcourir ces univers tape-à-l’œil pour essayer de comprendre les questions sociales et les transformation urbaines qui les traversent.

Il s’agissait aussi de partir du postulat que l’étude des pratiques des riches est indispensable pour mieux comprendre la fabrique des inégalités et les mécanismes de domination sociale, comme un pendant nécessaire aux recherches sur les populations et quartiers défavorisés. L’une des valeurs heuristiques de ce changement de focale est de battre en brèche l’idée que les riches constituent une classe monolithique, les nuances de richesses étant largement invisibilisées par les écarts flagrants entre le niveau de vie des 10 % les plus riches et la majorité des ménages. Thomas Piketty (2013) a bien montré l’accroissement des inégalités au sein des plus riches, notamment lié à la financiarisation. Émergent alors de nouvelles logiques de distinction internes aux classes supérieures, permettant de mieux comprendre les stratégies de marquage social, plus ou moins ostentatoire. Ce numéro montre que le bling-bling est un objet politique : pas seulement parce que ce terme a stigmatisé les comportements d’une classe politique ou d’une élite mondialisée d’ultra-riches hyper mobiles, mais aussi parce qu’il pose une question démocratique, celle de savoir pour qui on choisit de produire l’urbain aujourd’hui. À ce titre, les auteur-e-s ont montré comment les usages du bling-bling rendent compte de son ambiguïté : objet de fascination, outil de branding territorial, et source de contestation sociale. À cet égard, les articles s’inscrivent assez bien dans une compréhension élargie du bling-bling comme un objet à la fois spatial et social, un marqueur de dynamiques complexes au cœur de la production urbaine.

La fabrique urbaine du bling-bling : du facteur « wow ! » aux paysages opulents

Les recompositions des modes de production urbaine ces dernières années, dans le cadre de l’avènement des « villes globales » (Sassen, 2001) puis de régimes urbains managériaux et entrepreneuriaux (Harvey, 1989) liés à un tournant néolibéral et de financiarisation, ont poussé les chercheurs à s’interroger sur l’évolution des mécanismes de la fabrique urbaine. Quels sont les acteurs qui produisent les formes urbaines bling-bling, et à l’aune de quels paradigmes sont-elles devenues des normes urbaines « extraordinaires » de plus en plus communes ? Si elles sont censées participer de l’attractivité des métropoles par leur caractère spectaculaire et emblématique, elles s’insèrent jusque dans les paysages et les ambiances urbaines, induisant des pratiques et des comportements correspondants. Les auteur-e-s soulignent ainsi la capacité des nouveaux ordres paysagers à révéler un ordre social hiérarchisé recomposé, et à accompagner des mutations socio-économiques structurelles.

L’article de Christophe Mager et Laurent Matthey replace ainsi son étude de l’architecture ostentatoire dans l’émergence d’un urbanisme entrepreneurial, caractérisé par la flexibilisation institutionnelle et la privatisation de la fabrique urbaine. L’oxymore de discrète architecture ostentatoire leur permet de penser les transformations de l’ordre paysager occasionnées par la volonté de faire un geste architectural signifiant. Pour eux, l’architecture et sa fonction emblématique prennent une importance considérable dans le marketing urbain et participent à une « économie de la désirabilité territoriale ». Le bling-bling et ses traductions urbaines constituent alors une catégorie d’analyse du renouveau d’une architecture d’ostentation, qui vise tout autant à attirer de riches investisseurs mondialisés qu’à mimer l’esthétique d’un nouvel ordre paysager et social. La visibilisation du renouveau urbain entrepreneurial nécessite des aménagements non seulement destinés aux détenteurs de capital, mais aussi capables de « buzzer » (Peck, 2005) – dans une recherche de « l’effet Bilbao » – via la singularisation de la forme et le recours à des « starchitectes ». Pour certains, c’est une manière de maximiser le facteur « WOW ! » des villes (Oxford, 2008). À partir du cas d’étude genevois du projet de quartier haut-de-gamme de l’Étang, ils montrent comment la grammaire urbaine utilisée est révélatrice d’un « urbanisme flexible », celui d’une société du spectacle soumise à l’impératif de l’excès sémiotique, empêchant de penser les grands enjeux financiers et les coûts pour la collectivité.

Dans le contexte d’un Beyrouth post-guerre, Youssef Diab et Abboud Hajjar explorent les stratégies de reconstruction et les modes de production urbaine pour tenter de comprendre l’émergence des pratiques bling-bling dans les espaces reconquis. Ils montrent que les pratiques sociales bling-bling sont en relation étroite avec l’évolution programmée du tissu urbain vers le loisir et le tertiaire supérieur. Le processus de renouvellement urbain enclenché sous le mandat de Rafic Hariri, via la société Solidere, a notamment mené à l’apparition massive de clubs de luxe et de restaurants huppés, ainsi que de bars ‘branchés’ à Gemayzeh et Mar Michael. Les pratiques « show off » peuvent y prendre plusieurs formes, de la possession de voitures, yachts de luxe et vêtements de marque, à l’application de normes esthétiques et corporelles, telles que la chirurgie esthétique ou la personnalisation de numéros de portables et de plaques d’immatriculation. Pour eux, ces pratiques s’articulent autour du plaisir d’étaler des signes de richesse qui sont d’une part occidentalisés, et d’autre part caractéristiques d’un mode de vie « en excès » de la frange la plus aisée des Libanais, suivant de longues années de privation. Ils montrent que l’attractivité nocturne de ces quartiers génère une spéculation immobilière et un développement sans frein, résultats d’une absence de régulation par la puissance publique locale. Surtout, ils insistent sur les micro-mécanismes de création d’une ambiance et d’un paysage bling-bling labiles, comme la « Porsche’s exhibition » ou la figure du voiturier, qui exerce un rôle de filtrage social.

Dans un contexte très différent, l’article de Sophie Buhnik s’interroge aussi sur les mutations économiques et démographiques qui ont poussé à la mise en place de politiques d’attractivité urbaine. À partir du cas d’Ōsaka, elle montre les mécanismes de re-territorialisation de l’étalage et de la consommation de luxe dans les métropoles japonaises. À côté de signes d’appétence pour un luxe ostentatoire – dans les années 1980, 90 % des femmes japonaises auraient possédé un sac Vuitton –, l’évocation du Japon renvoie à un style de vie onéreux mais au charme discret, à la production d’aliments et d’objets artisanaux raffinés (bœuf de Kōbe, poisson lune, kimonos en soie brodée) qui incarnent un sens du dépouillement à l’opposé du bling-bling. En relatant d’abord l’éclosion tardive des études sur les écarts de richesse au Japon, liée à l’explosion des inégalités de revenus de 1990 à 2010, passées à un niveau similaire à celui des États-Unis, l’article propose alors un éclairage sur les nouveaux comportements de consommation et l’apparition de « paysages opulents ». Dans le cadre des stratégies de city rebranding, les faiseurs d’images urbaines que sont les architectes, designers, promoteurs ou acteurs publics intéressés, contribuent à orienter la consommation au Japon vers un luxe du service et de l’art de vivre. Elle montre ainsi que la re-territorialisation de la consommation de luxe traduit l’ampleur des mutations socio-spatiales qu’ont connues les métropoles japonaises depuis trente ans, en lien avec la restructuration du modèle de croissance d’après-guerre. La promotion de marques occidentales onéreuses se réaffirme à l’intérieur des grands projets urbains, tout en servant de préliminaire spatial à une offre de luxe japonais matériel et expérientiel. La conspicuous consumption, en déclin au Japon depuis l’éclatement de la bulle des années 1990, s’y trouve en partie déléguée aux touristes, de sorte que les métropoles japonaises restent arrimées au marché global du luxe.

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La mise en scène d’imaginaires touristiques et urbains entre démesure, appartenance et distinction

Les opérations de renouvellement urbain comme les stratégies commerciales et événementielles organisées autour de la consommation ostentatoire sont de plus en plus caractéristiques des grandes métropoles. En parallèle, les mutations des lieux de villégiature des classes supérieures témoignent de l’exacerbation des processus d’entre-soi. D’un côté, s’uniformise une certaine architecture du bling-bling, tandis que de l’autre, certains lieux sélectifs recherchent de nouvelles formes de distinction. Dans les deux cas se manifeste la participation d’acteurs publics et privés à la création d’imaginaires touristiques et de processus de spécialisation. Ces mises en scène donnent à voir toutes les nuances d’un imaginaire touristique bling-bling, à la fois évolutif et marqué par un gradient spatial et social, associé à des classes plus ou moins supérieures.

Pascale Nédélec mobilise ainsi la notion d’imaginaires touristiques (Gravari-Barbas et Graburn, 2016) pour comprendre comment Las Vegas a bâti sa spécialisation et son positionnement touristiques autour de l’ostentatoire. Le succès de cette destination, l’une des plus fréquentées au monde avec plus de 42 millions de visiteurs en 2015, reposerait en grande partie sur une promotion touristique précoce, et un marketing contemporain mettant en scène la nature spectaculaire et sulfureuse de la ville. Sa nature bling-bling résiderait dans sa capacité à se faire remarquer par un étalage architectural et festif. Loin de se limiter au registre des représentations collectives, ces imaginaires ont alors des conséquences sur la fabrique des quartiers touristiques. Si la proximité entre Las Vegas et Hollywood pose les premiers jalons de la nature bling-bling de la ville, le positionnement marketing des hôtels-casinos comme des « terrains de jeu pour adultes » (adult playgrounds), souligne la particularité végasienne de la consommation ostentatoire de plaisirs (sexe et alcool). Las Vegas s’inscrit alors dans des tendances plus globales du « tournant festif » de la fabrique urbaine (Gravari-Barbas, 2000) et de la diffusion du principe de divertissement (entertainment) à toutes les formes de loisirs : l’architecture (architainment), le fait de manger (eatertainment), ou le shopping (shopertainment) (Hannigan, 1998). L’ostentation architecturale s’inscrit par conséquent dans une dynamique plus large de réhabilitation d’environnements urbains selon une logique de consommation. L’auteure rappelle néanmoins le très grand décalage entre l’emprise spatiale de ces enclaves et leur place dans les représentations collectives : les quartiers du Strip et de Fremont Street représentent moins de 2 % d’une aire urbaine d’environ 1 500 km². Dès lors, si la fabrique des quartiers touristiques est caractérisée par le bling-bling, elle est d’autant plus spectaculaire qu’elle contraste complètement avec la banalité du reste de l’aire urbaine.

À Paris, le divertissement métropolitain est aussi celui de ses soirées mondaines, lieux de divertissement élitistes réservées aux classes supérieures. En même temps qu’elles se sont ouvertes à une population internationale, ces manifestations se sont ancrées dans les grandes métropoles mondiales. Pour Axelle Rouge, ces événements permettent de désigner les villes adaptées ou non aux membres de la Classe Capitaliste Transnationale (Sklair, 2013), partant de l’hypothèse que certaines villes cherchent à attirer cette classe en démontrant leurs capacités à accueillir des individus exigeants et habitués au luxe. L’étude du Bal des Débutantes de Paris permet de voir comment un événement mondain historiquement enraciné dans les traditions de l’aristocratie occidentale accueille désormais une population internationale et se diffuse dans divers contextes culturels. La première édition du bal initiée par le roi Georges III en 1780 permettait d’introduire les jeunes femmes dans le monde. Supprimée par la Reine Elisabeth II, la tradition s’implante en France dans les années 1950 puis est réintroduite à Paris dans sa version contemporaine en 1992. Le Bal des Débutantes de Paris s’inscrit depuis sa création dans un déroulement ritualisé : arrivée des jeunes femmes dans le Palace Le Crillon, essayage des robes prêtées par des maisons de Haute Couture, séances photo pour la presse, interviews, diner, puis le Bal. L’auteure montre que les grands événements mondains hébergés par les métropoles participent à leur construction identitaire. La renommée et l’exposition médiatique du Bal ont d’ailleurs permis l’émergence de reproductions de la soirée et de son cérémonial, à l’instar de l’International Debutante Ball de New York, du « Shanghai International Debutante Ball » ou du « Russian Debutante Ball ». Ces soirées cherchent à attirer débutantes issues de l’aristocratie européenne, revêtant encore un certain prestige symbolique, et rejetons de nouveaux milliardaires chinois ou russes. Pour l’auteure, l’existence d’événements similaires montre que les signes et les rituels d’intronisation à la Classe Capitaliste Transnationale se sont diffusés, et que les pratiques permettant de manifester son affiliation à ce groupe se sont propagées de la même façon, touchant les métropoles mondiales l’une après l’autre.

Les élites internationales participent aussi de la création d’une géographie des lieux de villégiature. À partir du cas de Courchevel, Lise Piquerey, montre comment une station de sports d’hiver à l’ambition populaire est devenue l’archétype d’un tourisme élitiste. Depuis les années 1980 et la mondialisation des élites (Wagner, 2007), la clientèle de Courchevel est devenue de plus en plus internationale, surtout britannique, mais aussi caractérisée par l’arrivée de nouveaux riches issus d’Europe de l’Est (Russie, Ukraine) depuis le début des années 2000 et d’Amérique du Sud (Brésil) depuis 2010. L’étude de l’ensemble des commerces permet à l’auteure de mettre en avant des gradients de distinction commerciale et de mise en tourisme. Elle montre que la promenade de la Croisette de Courchevel 1850 participe à construire l’identité touristique du lieu : une interface entre différentes identités sociales, où les pratiques spatiales sont révélatrices de la classe de chacun. Les boutiques haut de gamme qui construisent le paysage urbain de la richesse y sont représentatives d’un entre-soi élitiste. Les signes du bling-bling (enseignes, vitrines et mobiliers urbains) sont ainsi pourvoyeurs de formes de violence symbolique, régulant la capacité de chacun à pouvoir d’une part prendre place dans l’espace public, puis d’autre part à franchir les seuils de passage entre espace public de l’ostentation et espaces sélectif de l’entre-soi. C’est dans cet espace physiquement ouvert mais socialement clos, que se construit le seuil, régulateur des possibilités spatiales individuelles. Ainsi, le lieu touristique, loin de s’affranchir des codes et des normes qui régissent les pratiques sociales du quotidien, préserve et valorise des acquis de classe.

Marqueurs territoriaux, politiques et symboliques du bling-bling

Faut-il considérer le bling-bling moins comme un concept que comme un marqueur des divisions dans l’espace social ? Les sociologues interrogés abordent le bling-bling comme l’occasion d’une expérience sociologique exotique, une manière de mieux comprendre les inégalités externes et internes aux classes supérieures, mais aussi comme une manifestation du pouvoir dans l’espace et de la violence des stratégies des classes les plus supérieures à préserver leur entre-soi.

Dans l’entretien qu’elle nous accordé, Monique Pinçon-Charlot défend que le pouvoir social est un pouvoir sur l’espace. Empruntant au vocabulaire de Bourdieu, elle défend l’idée que les quartiers riches rendent compte de l’adéquation entre le « social incorporé » des grand-bourgeois et le « social objectivé » des immeubles haussmanniens et des larges avenues très arborées. Ce constat sociologique est redoublé d’un constat politique : le régime politique de Nicolas Sarkozy ainsi que la crise financière, liée à la spéculation, ont aggravé la violence dans les rapports sociaux de domination. Les stratégies d’une partie des élites, telles que l’évasion fiscale et le blanchiment de la fraude fiscale via l’immobilier, l’achat d’œuvres d’art, de lingots d’or ou de terres agricoles en Afrique, participent de ces rapports sociaux. Elle évoque ainsi des formes urbaines moins connues comme les ports-francs, containers de logistique de luxe, qui constituent des paradis fiscaux à l’intérieur des paradis fiscaux, emboîtés tels des poupées gigognes. Ces lieux sont construits pour héberger par exemple des millions d’œuvres d’art de très grande valeur, hors-droit, sans aucune taxation ni trace du propriétaire.

Ce sont aussi pouvoir social et pouvoir politique pour l’espace qui s’affrontent concernant l’installation d’un centre d’hébergement d’urgence près du Bois de Boulogne, dans le 16ème arrondissement. L’entretien avec les architectes Olivier Leclercq et Cyrille Hanappe montre les difficultés à développer, dans ce contexte, un projet intégré dans cet environnement. S’il y a 10 000 places d’hébergement d’urgence à Paris, réparties à peu près uniformément, il n’y en a aucune dans le 16ème ni dans le 7ème arrondissements. La tension est palpable chez eux entre le choix du refus du modèle de l’enclave et celui de l’interface ouverte sur le quartier et ses habitants, alors que les mentalités et les modes de gestion de ce genre de lieu restent encore figées.

L’urbanité bling-bling est en effet conçue sans habitats populaires et temporaires, mais aussi peut-être sans sanisettes ni boulangeries, laissant la place aux commerces de vêtements de luxe et aux établissements d’hôtellerie-restauration chers et prestigieux. Nicolas Jounin rappelle dans son entretien que la quasi-absence de sanisettes dans le 8ème arrondissement, en tant qu’elle crée un environnement hostile aux SDF, peut être vue comme une maîtrise par les habitants et les acteurs économiques du quartier de leur espace, dont ils veulent préserver l’image prestigieuse. En revanche, la pénurie de boulangeries signale plutôt le conflit latent entre habitants et acteurs économiques. Même fortunées, les familles du cru résistent difficilement à l’emprise croissante d’acteurs institutionnels sur les locaux du quartier. Au fur et à mesure des ventes et des héritages, elles sont repoussées vers l’ouest de Paris et les Hauts-de-Seine. Depuis cinquante ans, le 8ème arrondissement a perdu plus de la moitié de ses habitants. Dans son ouvrage Voyage de classes (2014), N. Jounin utilise l’enquête dans les beaux quartiers comme un prétexte pour initier des étudiant-e-s de Seine-Saint-Denis à l’enquête sociologique « par dépaysement » (Beaud et Weber, 1997), et plus précisément comme un prétexte à l’enquête sur les inégalités sociales. Ce livre superpose le récit d’aventures plaisantes, le manuel de méthodologie, et la prise de position pédagogique et politique. Un certain nombre de méthodes ingénieuses permettent de prendre la mesure du bling-bling dans le Triangle d’or parisien : par exemple en comparant la taille des rayons dans une boutique de vêtements rue de la République à Saint-Denis à une boutique Chanel avenue Montaigne. Pour le sociologue, l’écart rend compte du pouvoir d’occuper des mètres carrés parmi les plus chers au monde, et même de les « gaspiller », ou du pouvoir de recourir à la force de travail de nombreux vendeurs et vigiles qui font des gestes que la plupart des gens réalisent par eux-mêmes, comme ouvrir la porte d’un magasin. Les quartiers bourgeois n’occultent pas moins une mixité sociale programmée, où les classes populaires étaient à la fois moins favorisées et subalternes. Pour N. Jounin, davantage encore que les classes populaires des quartiers populaires, celles des quartiers bourgeois sont invisibilisées dans les institutions et formes de représentation locales.

L’entretien avec Bruno Cousin (à paraître) donne l’occasion d’aborder les modes de sociabilité et de résidentialité des classes supérieures, de manière transversale, dans une perspective à la fois théorique, épistémologique et méthodologique. Pour comprendre les inégalités, la ségrégation et les dominations qui s’exercent, B. Cousin a choisi d’étudier les dominants. À partir d’une étude sur les « quartiers refondés » habités par les cadres supérieurs, il montre qu’à Milan ces quartiers servent à recréer du capital social local, alors qu’à Paris ils agissent plutôt comme un marqueur social (Cousin, 2013). Le moteur principal n’y est pas l’évitement des classes populaires, mais celui d’une agrégation affinitaire qui cherche à se rapprocher des fractions supérieures des élites. Si les quartiers les plus ségrégés sont socialement très exclusifs, leurs lieux de villégiature le sont encore plus. À partir de ses travaux sur Saint-Barthélémy, il montre que l’entre-soi permet à ces groupes sociaux de s’adonner à un certain nombre de comportements censurés (Cousin et Chauvin, 2012). Il appréhende alors l’usage du terme de « bling-bling » comme un jugement de certaines formes de consommation et une façon de marquer des frontières symboliques et économiques. Ainsi, dénoncer le bling-bling reflèterait notamment les diversifications internes au sein de la classe supérieure, dues en partie à l’exacerbation des différences économiques au sein des capitales financières. Dans ces villes globales, la présence de quartiers du luxe avec des marques similaires contribue à homogénéiser le marquage économique, tandis qu’en parallèle, les élites des pays du Golfe ou de Russie amènent un autre rapport à la consommation.

Bruno Cousin rappelle que le fait de parler de sociologie des « élites », des « classes supérieures » ou des « classes dominantes » est en soi un débat. Si cette sociologie est l’héritière des travaux de Bourdieu sur le monde universitaire (Bourdieu et Passeron, 1964), la distinction (Bourdieu, 1979), la noblesse d’État ou les grandes écoles (Bourdieu, 1989), mais aussi des travaux de Luc Bolstanski (1982), Monique de Saint-Martin (Bourdieu et Saint-Martin, 1987) ou Michèle Lamont (1995), toute une nouvelle génération enquête désormais sur les classes supérieures. En France, y participent les travaux de Sébastien Chauvin sur les lieux de sociabilité élitaires (Cousin et Chauvin, 2014), de Jules Naudet sur les classes supérieures en France, aux États-Unis et en Inde (2012) ou de Sylvain Laurens sur les élites européennes à Bruxelles (2012), notamment dans le réseau « sociologie des élites » de l’Association Française de Sociologie (AFS). Aux États-Unis, des travaux récents comme ceux de Shamus Khan sur l’éducation élitaire (2015), d’Ashley Mears sur le milieu du mannequinat et la fête du luxe (2011) ou de Rachel Sherman sur les palaces (2007) ont participé à un renouvellement du champ, à l’intersection d’une sociologie des inégalités et des élites.

Ce numéro présente des pistes de recherche qui s’entrecroisent. Elles laissent apparaître la construction en cours d’outils théoriques et méthodologiques pour étudier les pratiques festives, touristiques, résidentielles, architecturales et de consommation qui s’articulent autour du luxe et de l’ostentation d’un capital économique. Ces propositions montrent la fécondité de ce type d’approches pour renouveler l’étude de questions essentielles, sur les inégalités urbaines, les processus de ségrégation, les rapports de domination. Elles rendent aussi compte de la nécessité de poursuivre la recherche sur des objets et des lieux – Cercles, palaces, quartiers fermés, stations balnéaires ou de ski élitistes, soirées mondaines, paradis fiscaux ‑ qui s’en dérobent par leur caractère exclusif. Il nous semble important que la recherche contribue à en démocratiser l’accès. À ce titre, la diffusion et l’explicitation des méthodes d’enquête deviennent des enjeux cruciaux : l’enquête sur les élites ne peut être réservée aux membres eux-mêmes issus des classes supérieures, accoutumés à ces milieux. Apprendre à tous, et en particulier à ceux issus des classes populaires, à enquêter sur les élites et leurs lieux devient alors une mission pédagogique et politique essentielle.

FLAMINIA PADDEU ET CHARLOTTE RUGGERI

Couverture : Le terrain de tennis du Burj al Arab de Dubaï (Inhabitat, 2011)

Bibliographie

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Sommaire du numéro

La fabrique urbaine du bling-bling

Une discrète architecture ostentatoire. Faire la ville entre considérations financières, urgence à produire le logement et injonctions à la « qualité urbaine », par Christophe Mager et Laurent Matthey

La production urbaine post-guerre à Beyrouth : quels effets de bling-bling ?, par Youssef Diab et About Hajjar

Bling-bling sur le rivage : la re-territorialisation de la consommation ostentatoire dans l’agglomération d’Ôsaka et la région du Kansai, par Sophie Buhnik

La mise en scène d’imaginaires touristiques et urbains, entre démesure, appartenance et distinction

Quand spécialisation touristique rime avec bling-bling : Las Vegas, destination ostentatoire ? , par Pascale Nédélec

Luxe, éclat et entre-soi : Immersion dans la plus bling-bling des stations de sports d’hiver françaises : Courchevel, par Lise Piquerey

Le Bal des Débutantes : un événement mondain caractéristique de la Classe Capitaliste Transnationale, par Axelle Rouge-Masliah

Marqueurs territoriaux, politiques et symboliques du bling-bling

Le pouvoir social est un pouvoir sur l’espace, entretien avec Monique Pinçon-Charlot

Le Centre d’Hébergement Provisoire du 16ème : comment les architectes défendent leur projet ?, entretien avec Olivier Leclercq et Cyrille Hanappe

Quand les étudiant-e-s de Seine-Saint-Denis investiguent les beaux quartiers : de l’exotisme à portée de métro à une enquête sur les inégalités sociales, entretien avec Nicolas Jounin

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